Alors qu'au XVIIe siècle les baignoires se confondent avec les bassins, leur grand retour au XVIIIe siècle doit encore affronter de vilaines accusations politiques avant de remporter la partie avec un argument de poids : l'hygiène.

Si la baignoire de marbre de la reine Anne d’Autriche a disparu corps et bien, les péripéties de celle de son fils sont révélatrices d’un curieux et court changement de statut de l’eau. Des appartements des bains au jardin, les baignoires se confondent avec les bassins.

La baignoire de Louis XIV : entre cour et jardin

Louis XIV, l’un des souverains les plus puants que le trône de France ait jamais porté, celui dont l’odeur corporel était si forte que Madame de Montespan se parfumait à outrance pour ne pas défaillir en la royale compagnie, Louis XIV donc, posséda pourtant la plus belle baignoire qui soit. Une cuve monolithique de 3,2 mètres de diamètre, en marbre de Rance, un marbre rouge veiné de gris et tacheté de blanc et de nuances bleuâtres, particulièrement apprécié à Versailles. 

En 1674, trois tailleurs de pierre travaillent à lui donner forme. La cuve étant destinée à être encastrée dans le sol, ils aménagent un emmarchement pour y descendre et une banquette en marbre courant tout le long de la paroi pour s’y installer à son aise. La royale vasque ayant une profondeur d’environ un mètre, n’importe quel baigneur qui s’y assoit est ainsi immergé jusqu’en haut du buste.

Ce magnifique ouvrage est installé au rez-de-chaussée du château de Versailles, dans l’une des pièces de l’appartement des bains. Cette cuve était alimenté par un réservoir dont l’eau était chauffée par une chaudière, les deux éléments étant situés dans un local à l’arrière. Louis XIV a-t-il jamais mis un de ses souverains petons dans ce bain marmoréen ? Peut-être, pour impressionner la Montespan : « Regardez ma mie, j’ai un pied dans l’eau ! ». Peut-être cette dernière s’y est-elle baignée. Lorsque son titre de favorite lui est dérobée par Madame de Maintenon, le roi qui ne peut répudier la mère de ses bâtards légitimés, offre à Françoise-Athénaïs (Madame de Montespan donc) les appartements des bains réaménagés pour elle. On sait que la baignoire de marbre demeure bien visible et utilisable jusqu’en 1710. À cette date et pendant trois ans, l’appartement est rafraîchi pour le comte de Toulouse, fils de la Montespan qui, quant à elle, a quitté Versailles. Lors de ces travaux, la baignoire monolithique n’est pas retirée mais dissimulée sous une estrade couverte d’un parquet, comme toute la pièce remaniée. 

L’histoire pourrait s’arrêter là. Mais cette malheureuse baignoire n’avait pas assez souffert de fréquenter de trop près le souverain pouacre. 

La baignoire de Louis XIV, aujourd’hui à l’Orangerie de Versailles © Château de Versailles
La baignoire de Louis XIV, aujourd’hui à l’Orangerie de Versailles © Château de Versailles

En 1750, le rez-de-chaussée où se trouvait l’ancien appartement des bains dû être mis de plain-pied et la vilaine estrade fut démontée. Les ouvriers tombèrent alors nez à nez avec la baignoire. La première idée fut de la faire descendre sous le sol des appartements et de l’y enterrer définitivement, comme dans une oubliette. C’était sans compter la largeur des portes de l’appartement. Quelqu’un fit remarquer qu’en levant la baignoire et en la faisant rouler de champ, elle pourrait être sortie et réemployée. Il eut été trop bête d’inhumer un si beau marbre. 

L’initiateur de ce projet fut silencieusement maudit par ses collègues car l’on prit son parti. Il fallut « des cordes, des cabestans et un bâti de charpente. Cette opération ne [se fit pas] sans beaucoup de peine et un grand nombre d’ouvriers » rapporte le duc de Luynes (1695-1758) qui n’avait rien d’autre à faire que de consigner le moindre événement qui animait Versailles. 

Une fois la baignoire sortie, on lui trouva une nouvelle place dans les jardins de l’Ermitage, dont la demeure était alors la résidence de Madame de Pompadour, et qui se situait à environ deux kilomètres du château. Il va sans dire que le transport de la baignoire fut une abominable corvée. Une fois arrivée dans son nouvel environnement, on creusa un trou et on y plaça la baignoire qui fit un joli bassin. 

Dans l’histoire de la baignoire, cette aventure versaillaise est intéressante et en quelque sorte révélatrice du changement de statut de l’objet mais, peut-être pas de sa disparition totale. Disons que la baignoire se métamorphose, comme elle a le pouvoir de métamorphoser les baigneurs au Moyen-Âge. Les circuits de l’eau qui faisaient le faste des demeures aristocratiques de la fin du Moyen-Âge et de la Renaissance ne sont plus ceux qui alimentent de luxueux bains. Ce sont désormais les eaux des jardins qui accaparent toute l’attention. Des eaux également domestiquées qui donnent vie à des bassins dont on apprécie la fraîcheur en été et les sons variés, de l’eau jaillissante et bouillonnante aux filets ruisselants dans un murmure. Mais, toujours, l’eau retombe dans un bassin qui transforme ses effets selon la saison ou le moment de la journée.

Alors, qui de l’eau ou du bassin fait la fontaine ? Assurément, le bassin. L’eau de la fontaine n’est qu’une parodie de l’eau sauvage mais le bassin est ce qui définit la fontaine : la volonté de canaliser l’eau, de la contenir, de l’orienter, de s’en servir ; comme la baignoire.

La baignoire fait-elle le bain et le bassin la fontaine ?

La vasque monolithique en marbre de Rance de l’ancien appartement des Bains de Louis XIV à l’Orangerie, XVIIe siècle

© Château de Versailles

La vasque monolithique en marbre de Rance de l’ancien appartement des Bains de Louis XIV à l’Orangerie, XVIIe siècle © Château de Versailles

Après maintes péripéties, la baignoire de Louis XIV quitta l’Ermitage pour Neuilly avant de rejoindre les jardins du Palais rose au Vésinet et enfin, retourna à Versailles en 1921, où elle se trouve toujours, à l’Orangerie.

Entre son départ des appartements de bains remaniés et son retour à Versailles, la baignoire de marbre ne retrouva jamais sa fonction initiale. Pourtant, lorsqu’elle est redécouverte sous le règne de Louis XV, les baignoires reviennent en force au sein des plus somptueux appartements du château. Mais il n’est alors plus question de se baigner dans d’immenses pièces de marbre froides et ostentatoires. Le règne du Bien-Aimé découvre le confort des petites pièces bien chauffées et bien aménagées. La notion d’intimité, parfaitement étrangère à la cour du Roi-Soleil, s’exprime aussi souvent que possible dans des intérieurs cossus et raffinés. 

Illustrations de Suite d’Estampes et Seconde Suite d’Estampes pour l’Histoire des Mœurs et du Costume des Français dans le 18e siècle. Freudeberg, S., Moreau le Jeune Dessinateurs, [Planche 2] Le bain. In Scènes de la vie quotidienne des nobles français sous l'ancien régime © BNF
Illustrations de Suite d’Estampes et Seconde Suite d’Estampes pour l’Histoire des Mœurs et du Costume des Français dans le 18e siècle. Freudeberg, S., Moreau le Jeune Dessinateurs, [Planche 2] Le bain. In Scènes de la vie quotidienne des nobles français sous l'ancien régime © BNF

Les salles de bain et les baignoires qui meublent les tout nouveaux cabinets de bains se multiplient, ainsi que les systèmes d’adduction et les chaudières. Tout au long de ses cinquante-deux années de règne, Louis XV n’aura pas moins de cinq salles de bains. Les « derniers bains » de Louis, une ravissante salle aménagée à partir de 1770, a récemment retrouvé tout son faste. Louis XV disposait de deux baignoires en cuivre réalisées par le chaudronnier Pierre La Bussière, chacune alimentée par une paire de robinets ciselés et dorés d’or moulu. Comme au Moyen-Âge, « les baignoires étaient doublées de toile et garnies à l’extérieur de falbalas en mousseline brodée, et contenaient chacune un petit tabouret lesté de plomb, garni et couvert de crin et de toile blanche » (Christian Baulez, « La salle des bains de Louis XV restaurée » in L’Objet d’Art, février 2005). L’une servait à se baigner, l’autre à se rincer ou recevoir une nudité qui était familière et agréable au roi, comme celle de son épouse Marie Leszczynska, qui dispose également de sa propre salle de bain et de sa baignoire en cuivre après 1728. 

Des cuviers aux bassins, la baignoire se métamorphose à nouveau au XVIIIe siècle pour retrouver une forme familière aux Grecs de l’antiquité. Plus longue que large, elle est conçue pour que le baigneur puisse s’immerger, les jambes allongées et répond à une volonté de délassement. Là encore, le confort dicte la forme de ces baignoires qui sont les plus proches ancêtres de nos baignoires modernes. Certaines ressemblent à des duchesses, ces fauteuils dont l’assise se prolonge pour étendre les jambes, tandis que d’autres sont équipées d’un dossier, les fauteuils baignoires.

Fauteuil baignoire en bois et en cuir, avec un dossier rabattable, signé de Hache, d'époque Louis XV © Soubrier
Fauteuil baignoire en bois et en cuir, avec un dossier rabattable, signé de Hache, d'époque Louis XV © Soubrier

L’argument de la baignoire révolutionnaire

Progressivement, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, chaque membre de la famille royale dispose de son propre cabinet de toilette avec sa baignoire individuelle alimentée en eau froide et en eau chaude. Rapidement, la royauté est imitée par la haute aristocratie bien qu’on ne recense à la veille de la Révolution qu’une vingtaine de baignoires parmi les soixante-six hôtels particuliers parisiens. Si l’on ne dispose pas d’un cabinet de bain chez soi, on peut louer une baignoire portative ou en acquérir une que l’on installe à l’envi dans ses différents logements ou appartements.

L’image du bain d’eau chaude s’améliore lentement dans l’esprit des classes les plus aisées de la société et n’a pas encore atteint la bourgeoisie lorsque la baignoire aristocratique de délassement devient un argument critique du discours révolutionnaire. Certes, on redoute de moins en moins l’eau chaude mais cela ne signifie pas que le discours médical la considère comme inoffensive. Il est toujours conseillé de ce reposer après un bain, ce qui semble redondant lorsqu’il s’agit d’un bain de délassement mais, compréhensible lorsqu’il s’agit d’une prescription médicale.

La rhétorique révolutionnaire a ainsi vite fait de pointer du doigt ces baignoires qui transforment l’autocratie du royaume de France en un regroupement de dirigeants faibles et mous, en un mot, un gouvernement de gonzesses. Tandis que les vrais bonhommes, les seuls capables de remettre le scrotum au pouvoir, sont dans le peuple, celui qui n’entre dans une baignoire que forcé et contraint par son odeur ou par son médecin, et parfois par les deux. Jean-Paul Marat en est la plus vindicative expression, ce qui lui vaudra de se faire administrer un remède radical par une jeune aristocrate dont la mollesse n’était assurément pas un trait de caractère. Ironiquement, la petite baignoire sabot en zinc de Marat devint son cercueil (ce dont j’ai parlé ici), comme en leurs temps les premiers rois chrétiens. L’Histoire a décidément un formidable sens de l’humour, délicieusement acide. 

Jacques-Louis David, La Mort de Marat. Huile sur toile peinte en 1793 et conservée aujourd’hui au Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique.
Jacques-Louis David, La Mort de Marat. Huile sur toile peinte en 1793 et conservée aujourd’hui au Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique.

Malgré l’acrimonie révolutionnaire, on ne pouvait nier à l’époque que le retour en grâce de la baignoire n’était pas seulement une lubie à particule. À partir de 1770, les premières baignoires en tôle de différents métaux rendent l’acquisition de cet objet moins onéreuse que l’achat d’une baignoire en cuivre. À défaut, il est toujours possible de louer une cuve mobile en bois ou en cuivre. 

Plusieurs inventeurs s’essaient à améliorer la qualité, le système de chauffage parfois intégré à la baignoire, qui fonctionna à l’alcool ou au charbon, ainsi que les services qu’elle pouvait rendre. Ces préoccupations démontrent bien que le bain individuel est encore considéré davantage pour sa valeur médicale bien que sa valeur hygiénique se manifeste de plus en plus bruyamment dès les années 1760. À cette époque, les médecins admettent que laver les parties du corps sujettes à la sueur ou aux odeurs désagréables est sans doute plus bénéfique que néfaste. Et les bains publics de réouvrir petit à petit, accueillant le peuple qui s’y baigne comme dans les étuves au Moyen-Âge. Selon ses moyens, on recourt ainsi aux bains collectifs plus ou moins luxueux ou aux bains privés. L’aspect thérapeutiques est toujours prégnant, en témoigne l’invention en 1776 du comte de Milly, membre de l’Académie des sciences, qui développe un modèle de baignoire équipée d’une manivelle. En l’actionnant, elle reproduit dans la baignoire le courant d’une rivière, transformant l’eau puisée en eau vive, dont on juge le mouvement bénéfique, aussi bien pour la qualité de l’eau que pour la santé du baigneur. C’est sans doute la première baignoire à remous de l’histoire. 

Mon empire pour une baignoire

Un siècle après la mort en septembre 1715 du Roi-Soleil nauséabond, l’empereur déchu le plus savonné d’Europe pose le pied sur l’île de Sainte-Hélène en octobre 1815. Un empire perdu c’est tout de même une baignoire de retrouvée et c’est toujours ça de gagné. 

Lorsqu’il n’était pas en campagne, le petit Caporal ne dérogeait pas à une routine impériale millimétrée qui comptait invariablement un bain quotidien et bouillant avant une généreuse aspersion d’eau de Cologne. En bon militaire qu’il était, il ne varia pas d’un iota ses habitudes hygiéniques une fois arrivé en sa terre d’exil. 

Baignoire en métal (alliage de cuivre, de plomb et d’étain) de Napoléon Bonaparte à Sainte-Hélène © Eye-liner
Baignoire en métal (alliage de cuivre, de plomb et d’étain) de Napoléon Bonaparte à Sainte-Hélène © Eye-liner

Cette baignoire (qui était équipée initialement d’une petite chaudière) est autrement plus modeste que celle dans laquelle il se prélassait au Palazzo Pitti à Florence. Large bassin en marbre alimenté par des robinets de bronze doré ciselé pour l’eau chaude et l’eau froide, cette baignoire reprend tous les codes des baignoires-bassins antiques, codes renforcés par un grandiose décor de marbre parfaitement néoclassique. 

Baignoire de Napoléon Ier au Palazzo Pitti à Florence © ashleyhicks1970 (Instagram)
Baignoire de Napoléon Ier au Palazzo Pitti à Florence © ashleyhicks1970 (Instagram)

Il n’est plus question en ce tout début du XIXe siècle de craindre l’eau chaude : cette dernière redevient bénéfique et confortable. Elle sert autant au délassement qu’à l’hygiène et assez rapidement, elle sert surtout l’hygiène. L’eau chaude est étudiée dans ses différentes modulations, du tiède au chaud, du chaud au très chaud. Les médecins essaient de comprendre ses bénéfices et effets sur le corps et concluent unanimement que l’eau tiède est la plus adaptée aux bains d’hygiène.

La construction du canal de l’Ourcq, débutée en 1802 et terminée en 1815, permet de fournir Paris en eau potable et a pour corollaire un développement du réseau d’adduction et, indirectement, une multiplication des baignoires. C’est précisément une opération inverse à celle des aqueducs romains de l’antiquité. Ces derniers avaient largement été conçus pour alimenter les thermes, faire disparaître les baignoires individuelles et eurent pour heureux corollaire d’apporter également de l’eau potable. 

Sous la Restauration, les baignoires se multiplient aussi vite que les contestations politiques, on en compte alors à Paris près de 4000, généralement en cuivre. Elles sont achetées ou louées à l’année par les plus aisés et remplies par les porteurs d’eau dont la profession voit venir les dernières heures de cette glorieuse confrérie des éviers qui aida tant la première urbanisation à l’époque médiévale.

Alfred Stevens, Femme au bain. Huile sur toile, vers 1867. Musée d’Orsay, Paris © RMN-Grand Palais (musée d'Orsay) / Tony Querrec
Alfred Stevens, Femme au bain. Huile sur toile, vers 1867. Musée d’Orsay, Paris © RMN-Grand Palais (musée d'Orsay) / Tony Querrec

C’est véritablement sous le Second Empire (1852 – 1870) que les choses changent radicalement, d’abord à Paris puis dans les grandes villes de France. Si le baron Haussmann est chargé de la rénovation et de la modernisation de Paris en surface, l’ingénieur Eugène Belgrand est quant à lui charger de créer le réseau d’approvisionnement en eau de tous les immeubles. L’eau courante entame son ascension dans les immeubles et certains plus privilégiés que d’autres peuvent désormais se passer des porteurs d’eau pour prendre un bain. Les Expositions universelles témoignent admirablement des évolutions de la société. Lors de celle qui se tient à Paris en 1855, les baignoires ne sont pas encore assez nombreuses pour être un unique objet d’attention, elles sont donc présentées avec la dinanderie ordinaire qui regroupe les chaudrons, les alambics ou les bouilloires. Tout de même, MM. Rogeat Frères de Lyon et M. Magnus de Pimlico, à Londres, reçoivent tous une « mention pour mémoire ». Les premiers pour une « application très heureuse du fer émaillé à la construction de baignoire » et le second pour des « baignoires en ardoise d’une très belle construction » grâce à un procédé qui semble impressionner le jury.

Un marché pour les baignoires se développe assurément, mais il reste pour le moment chevrotant car encore trop dépendant d’un système d’adduction en devenir, encore défaillant et peu généralisé. Raison pour laquelle le jury de l’Exposition porte un certain intérêt au développement de baignoires dans des matériaux nouveaux, solides et économiques. L’élégance et la modernité des formes viendra plus tard. En attendant, la plupart des Français se lavent toujours dans une baignoire louée ou une cuve en cuivre ou en bois.

Edgar Degas, Femme à la bassine. Pastel sur papier gris-bleu, 1886. Conservé au Hill–Stead Museum, Farmington
Edgar Degas, Femme à la bassine. Pastel sur papier gris-bleu, 1886. Conservé au Hill–Stead Museum, Farmington

Toujours, ce sont les baigneurs de la haute société qui bénéficient des dernières avancées technologiques et n’ont plus qu’à s’inquiéter de tremper dans de somptueuses baignoires dont le modèle indétrônable demeure l’antiquité. L’incomparable Païva (1819 – 1884) fait installer en son hôtel une baignoire taillée dans un seul bloc d’onyx. On croirait un caprice de roi, si ce n’est que la courtisane en use assurément plus que Louis XIV usa de la sienne. Un mystérieux robinet accompagne les deux indispensables cols pour l’eau chaude et l’eau froide. Les rumeurs affirment qu’il déverse du champagne, ce qui a le loisir de rendre ce bain aussi sulfureux que la demi-mondaine elle-même. 

La sulfureuse baignoire de la Païva, taillée dans un seul et imposant bloc d’onyx.

Baignoire en onyx de la Païva. Trois robinets alimentent le bassin, un pour l’eau chaude, l’autre pour l’eau froid, le troisième est probablement un mélangeur

© Musée des Arts Décoratifs

Baignoire en onyx de la Païva. Trois robinets alimentent le bassin, un pour l’eau chaude, l’autre pour l’eau froid, le troisième est probablement un mélangeur © Musée des Arts Décoratifs

Les baigneuses d’Edgar Degas traduisent un bain ourlé d’habitudes quotidiennes, au moins à Paris au tournant du XXe siècle. Les habitudes changent assurément et l’hygiène devient, partout et pour tous, une préoccupation importante. Si importante, qu’elle a son propre pavillon à l’Exposition universelle de 1889 : le pavillon de l’Hygiène où trône Hygie, sa déesse tutélaire. Quelques catalogues commencent à proposer des baignoires en fer blanc (qui devaient rapidement brûler le derrière), d’acier pressé ou de fonte émaillée. Ces dernières, qui évoquent pour ma génération les baignoires de mamie ont pourtant un je-ne-sais-quoi de désuet absolument charmant, quelque chose qui fait penser aux repas du dimanche et qui, par ailleurs, a en commun avec eux de peser aussi lourd que leur digestion. 

Extrait d’un catalogue présentant les options de décoration des baignoires de fonte émaillée. Circa 1950 © The Northern School
Extrait d’un catalogue présentant les options de décoration des baignoires de fonte émaillée. Circa 1950 © The Northern School

De l’Art Déco à l’îlot

Mais c’est véritablement l’apothéose de la baignoire en 1900. Pour la première fois, des ensembles de salles de bain sont présentées au public. C’est un tournant qui marque la démocratisation de cet objet d’une part, et de l’eau courante d’autre part. 

Bien que ces ensembles soient encore absolument dispendieux, la place qui leur est offerte annonce des lendemains chantant pour la baignoire et ses avatars. Mais avant cet avenir riant, le principal problème demeure, comme à l’époque des antiques Grecs, l’adduction. Et ce problème ne trouvera pas d’issue généralisée en France avant le dernier tiers du XXe siècle (le meilleur puisque j’y suis née).

En 1930, 23% des communes françaises – essentiellement des villes grandes ou moyennes – disposent d’un réseau d’adduction distribuant de l’eau potable à domicile. Les baignoires sont encore un luxe urbain alors qu’une salle de bain ou un cabinet de toilette modestes s’improvisent un peu partout avec force broc et bassin disposés sur une table de toilette au plateau de marbre et baignoires ou cuves en métal, à même le sol. Curieusement, les baignoires les plus plébiscitées sont celles qui, comme les cuviers médiévaux, lavent le baigneur aussi bien que le linge. Seuls la forme et le matériau changent puisque le demi tonneau a cédé la place à la baignoire en fer blanc qui ressemble souvent à la baignoire sabot de Marat, mêmement fameuse pour son incroyable polyvalence.

Baignoire de la salle de bain de Jeanne Lanvin © Musée des Arts décoratifs
Baignoire de la salle de bain de Jeanne Lanvin © Musée des Arts décoratifs

Pourtant, certains goûtent déjà le délicieux confort des bains individuels dans des intérieurs héritiers de l’Antiquité et de son renouveau sous le règne de Louis XVI puis de Napoléon Ier. Il est toujours étonnant que le style Art Déco soit lu comme une création purement moderne quand il est, avec brio, une relecture moderne d’un classicisme de fait intemporel. La baignoire de Jeanne Lanvin en est déjà une douce et délicate interprétation, mais celle d’Armand-Albert Rateau en 1928 en est un absolu plaidoyer. 

Armand-Albert Rateau (1882-1938), Salle de bain byzantine en marbre de Hauteville, mosaïque, bronze, stuc et feuille d’or. Circa 1928 © Tanguy de Montesson Vue de la Salle de bain Rateau- Galerie Anne-Sophie Duval
Armand-Albert Rateau (1882-1938), Salle de bain byzantine en marbre de Hauteville, mosaïque, bronze, stuc et feuille d’or. Circa 1928 © Tanguy de Montesson Vue de la Salle de bain Rateau- Galerie Anne-Sophie Duval

Au lendemain de la Seconde guerre mondiale, la reconstruction aidant, l’eau courante entre petit à petit dans les foyers français. En une petite dizaine d’années, entre 1945 et 1954, la France passe de 70% des communes rurales non desservies par l’eau courante à la moitié des logements qui reçoivent l’eau courante. Dans la petite commune charentaise de Rouillac, l’adduction commence à desservir les domiciles au début des années 1950. Elle n’alimente parfois qu’un seul robinet dans le foyer via un tuyau en plastique dont certains – qui se reconnaîtront – trouvaient qu’il donnait, au début, un goût à l’eau.

À n’en pas douter, c’est un véritable changement des habitudes et du confort (comme l’inverse fut vrai après la grande peste de 1346), mais cela ne signifie pas pour autant que tout le monde dispose d’une salle de bain. Raison pour laquelle les hygiénistes tapent du pain (de savon) sur la table et obtiennent enfin gain de cause le 14 juin 1969. À partir de cette date, 

« Tout logement doit :

a) Être pourvu d’une installation d’alimentation en eau potable et d’une installation d’évacuation des eaux usées ne permettant aucun refoulement des odeurs ;

b) Comporter au moins une pièce spéciale pour la toilette, avec une douche ou une baignoire et un lavabo, la douche ou la baignoire pouvant toutefois être commune à cinq logements au maximum, s’il s’agit de logements d ’une personne groupés dans un même bâtiment ; »

Article 3 du décret n° 69-596 du 14 juin 1969

À la fin des années 1980, quasiment tous les Français ont un domicile équipé d’eau courante. Mais ont-ils une salle de bain ? Ont-ils une baignoire ? Pas tous, assurément. Des souvenirs olfactifs tenaces en garde le souvenir bien vivant.

Lusso Design, Baignoire en résine translucide, 2023 © Dezeen
Lusso Design, Baignoire en résine translucide, 2023 © Dezeen

En ce début de XXIe siècle, un siècle après les luxueuses baignoire Art Déco, la baignoire oscille  toujours entre des formes anciennes et contemporaines, entre le souvenir de la cuve marmoréenne à pattes de lion et celui de la baignoire en fonte moins ostentatoire mais tout aussi efficace. 

Un changement notoire entretient néanmoins le trouble sur la véritable nature de la baignoire. Depuis les années 2000, les installations de plomberie permettent des baignoires-îlots (notons la passion de notre époque pour les îlots, de la cuisine à la salle de bain). Ces baignoires s’émancipent du mur dans lequel elle était encastrée ou accolée depuis le XIXe siècle. À de très rares exceptions près, l’adduction était auparavant opportunément masquée par la maçonnerie mais, ces nouveaux baigneurs modernes n’ont plus la pudeur du voiler leur tuyauterie. 

Ainsi, la baignoire trône au milieu d’une pièce, comme le bassin d’une fontaine au milieu d’un jardin. Des thermes romains aux salles de bain contemporaines, il est toujours aussi difficile de discerne la baignoire du bassin. 

Projet de salle de bains, Odorico frères, vers 1925-1930 © Collection musée de Bretagne, Rennes
Projet de salle de bains, Odorico frères, vers 1925-1930 © Collection musée de Bretagne, Rennes
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  • Brunet Michèle. Les aménagements hydrauliques dans les cités grecques antiques. Techniques et Société. In: L’eau en Méditerranée de l’Antiquité au Moyen Âge. Actes du 22e colloque de la Villa Kérylos à Beaulieu-sur-Mer les 7 et 8 octobre 2011. Paris : Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 2012. pp. 85-98. (Cahiers de la Villa Kérylos, 23); 
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  • Chevalier Jean et Gheerbrant Alain, Dictionnaire des Symboles, Robert Laffont / Jupiter, Collection Bouquins, Paris, 1982
  • Collectif, Exposition Universelle de 1855, Rapports de Jury mixte international. Tome II. Paris, Imprimerie Impériale, 1856
  • Collectif, Le bain et le miroir, soins du corps et cosmétiques de l’Antiquité à la Renaissance. Gallimard, 2009
  • Collectif, La pièce des bains de Marie-Antoinette. Communiqué de presse du 7 novembre 2011, Château de Versailles et la Société des Amis de Versailles 
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