Dans la Chine du XIXe siècle, les luxueuses fumeries d’opium aguichent aussi bien le badaud que Tintin. De ces établissements interlopes s'échappent les volutes bleutées et thébaïques des superbes pipes à opium dont la valeur esthétique et symbolique n’envie rien à leur prouesse de sublimation.

Pipe en ivoire et cabochon, XIXe siècle. Longueur : 45 cm. © Galerie Moderne

L'Opium pour les Nuls

Un point sur tes connaissances concernant l’opium, sans être long, me semble nécessaire.

Rendons donc à nous-même ce qui appartient à nous-même, le pavot duquel est extrait l’opium fut d’abord cultivé dans nos contrées européennes. C’est en Suisse que furent découvertes les plus anciennes traces de cette culture, ralentissant peut-être et pour toujours le métabolisme de cet habitant mi-alpin, mi-montre.

L’Antiquité use utilement et librement du pavot car ni l’aspirine ni les brigades anti-stup n’aident l’homme antique à soulager ses peines. Déjà les Sumériens connaissent les bienfaits de cette plante et, autour du bassin méditerranéen, le pavot somnifère est utilisé sous forme de décoction, d’infusion et de teinture (non pas une spécialité de blanchisseur mais une préparation à base d’alcool, heureux mélange pour les amateurs d’addictions extatiques). Doucement, le pavot étend son influence, conquiert les marchands arabes qui le portent à la connaissance de la Chine à l’époque où règne la dynastie des Tang (618 – 907). Enfin, au Xe siècle, le Papaver somniferum occupe une place de choix dans les pharmacopées chinoises.

Dans un monde ordinairement ennuyeux, l’homme tombe malade et n’a alors de souhait le plus cher que de guérir du mal qui le ronge. Or dans les contrées constitutives de l’Empire du Milieu, la bonne santé ne suffit qu’aux d’esprits accommodants : rien ne saurait mieux satisfaire le Chinois que l’immortalité. Et le Chinois s’emploie donc des siècles durant à en rechercher l’élixir.

C’est d’ailleurs au cours de ces recherches – toujours infructueuses à ce jour – qu’un éminent ressortissant de ce fier pays fit la découverte empirique de la poudre à canon, immédiatement éliminée des ingrédients possiblement salutaires puisque le bougre en mourut derechef.

La découverte de l’opium sembla plus engageante et les érudits chinois de considérer la plante comme une piste d’investigations des plus prometteuses.

Sous la dynastie Ming (1368 – 1644), l’opium était connu sous forme liquide car on consommait alors le suc contenu dans la capsule de la plante bienfaisante. D’abord d’usage médical, les vertus aphrodisiaques de cette pratique excitèrent au XVe siècle l’intérêt des classes aisées qui – ne craignant ni la faim ni la misère s’ennuyaient affreusement – classes aisées disais-je qui employèrent la plante à des distractions pygocoles. Hélas de trop nombreux cas de surdosages mortels vinrent gâcher la gaudriole : aucune posologie de l’opium liquide n’existait encore, une contrariété fâcheuse qui fit se lasser les plus gaillards des Chinois.

Le tabac déjà très présent partout en Asie vint comme une première solution à ce désagréable effet secondaire de l’opium liquide.

Le tabac était alors largement répandu dans toutes les couches de la société chinoise et souffla bientôt une nouvelle manière de consommer de l’opium. Au XVIIe siècle, les Indonésiens fumaient le madak, matière visqueuse obtenue après avoir cuits ensemble dans de l’eau de l’opium brut et des feuilles de tabac. Le madak était modelé sous forme de boulettes visqueuses puis mélangé à du tabac avant d’être fumé.

Le chandu, pratique proche du madak, permettait d’obtenir des boulettes plus consistantes que celles du madak. L’avantage principal de cette innovation tenait à la suppression presque totale des risques de surdosage, avantage enrichi d’un effet quasiment immédiat de la drogue. Aucun matériel particulier n’était encore nécessaire pour fumer le madak ou le chandu ; cela n’allait pourtant pas durer.

Les pipes à opium doivent largement leur apparition grâce à la pratique indonésienne consistant à fumer le madak, de l'opium mélangé à du tabac.

Pipe à opium en bois tourné, XIXe siècle. © The Great Wen

Tuto : la Méthode Thébaïque

C’est en 1765 que la première trace attestant de la consommation d’opium pur, sans tabac, est recensée à Taïwan. Dans le langage courant, il est convenu que l’opium se fume plutôt qu’il ne se mâche ou s’ingurgite et cela à cause de la pipe dont on use pour s’adonner à cette pratique réprouvée. Bien qu’un personnage aussi érudit que Tintin ait également fait cette grossière erreur, il n’est pourtant pas question de fumer l’opium mais bien d’inhaler ses vapeurs chargées d’ensorcelants alcaloïdes.

Cette méthode dite thébaïque requiert un matériel sophistiqué qu’un novice ne saurait manipuler sans craindre de se ridiculiser. Cet art consistant à préparer les pipes d’opium, certains en firent leur spécialité. On reconnaissait aux meilleurs d’entre-eux un estimable savoir-faire, qu’il était naturel de généreusement rémunérer. Tous les fumeurs n’étaient pas capables de préparer leur pipe eux-mêmes, encore moins après avoir « aspiré les nuages et recraché le brouillard » comme on désignait alors poétiquement l’inhalation des vapeurs bleutées.

Deux nécessaires à opium chinois et vietnamiens, XIXe siècle En bois laqué, métal  et argent © The Saleroom
Nécessaire à opium. © Galerie de Chartres

Il convient d’abord de prélever une petite quantité d’opium liquide dans le yanhe, une boîte souvent richement décorée. Pour cela on utilise une longue aiguille en métal à la manière d’un compte-gouttes. Puis on vient doucement placer cette goutte au-dessus de la flamme de la lampe. Lentement, la goutte s’épaissit et s’alourdit sous l’action de la chaleur. Il faut maintenant veiller à ne pas la faire tomber en faisant habilement rouler l’aiguille entre ses doigts. Peu à peu, la goutte se solidifie et prend de la consistance. Au besoin, l’aiguille est replongée dans le yanhe afin d’obtenir une boulette d’opium de taille suffisante. Le trou de l’aiguille dans la petite boule doit rester dégagé, c’est lui qui permettra le tirage et le passage de l’air au moment de l’inhalation.

Une fois la boule d’opium préparée, le fourneau de la pipe est placé tout près de la flamme d’une lampe alimentée par de l’huile d’arachide, dans le seul but de ne pas gâcher le parfum résineux de l’opium. Alors, la chaleur vaporise l’opium (elle le fait passer de l’état semi-liquide à l’état gazeux) et les vapeurs obtenues sont prêtes à être inhalées par le fumeur. C’est bien là tout le génie chinois car la méthode est extrêmement précise et ingénieuse ; tout concourt à son efficacité.

Les deux personnes assises au premier plan sont chargées de préparer les pipes des fumeurs allongés. Cet art délicat était particulièrement apprécié des consommateurs et certains préparateurs s’y distinguaient tant que leurs services étaient très recherchés et généreusement rétribués.

Made in China

Chaque élément de la pipe à opium chinoise joue un rôle précis, les matériaux qui la composent sont sélectionnés avec soin dans l’unique but de favoriser la distillation de l’opium et la conservation de tous ses arômes.

Le tuyau de la pipe mesure environ 50 cm de longueur pour 3 cm de diamètre. Cette longueur extravagante s’impose par la nécessité de refroidir la vapeur avant de l’inhaler. À noter tout de même qu’il fallut bien qu’un malheureux s’ébouillanta la gorge avant d’en arriver à cette douloureuse conclusion.

Les puristes ne jurent que par le bambou moucheté du Hunan, particulièrement recherché pour son esthétique superbe. Parce qu’il se patine au fur et à mesure des utilisations, le bambou est le matériau de prédilection des tuyaux de pipes à opium. Sa matière poreuse s’imprègne des différents parfums d’opium et donne ainsi plus de corps et de subtilité aromatique à chaque inhalation.

Les tuyaux étaient aussi fabriqués en ivoire, en corne ou en pierres semi-précieuses comme le jade. Dans ce dernier cas, les pipes étaient peu commodes à fumer car trop lourdes et le manque de porosité ne refroidissait pas suffisamment les vapeurs. Les tuyaux en bambou, s’ils ne provenaient pas du Hunan, pouvaient être gainés d’écailles de tortues, de peau de requin (galuchat) ou de serpent, de nacre ou d’émaux quand ils n’étaient tout simplement pas laqués. Le faste était un élément indispensable des pipes à opium. Tu auras bientôt tout le loisir de le constater.

La quête de raffinement n’était pas uniquement dirigée vers les tuyaux, les fourneaux de pipe suscitaient tout autant l’intérêt délicat des fumeurs sybarites. Ces éléments particulièrement importants étaient le fruit de savants calculs permettant la distillation de la boulette d’opium sans jamais la brûler. Aussi, ce processus de distillation maintes fois répété patinait bellement le tuyau et le fourneau, ajoutant une valeur recherchée à l’objet.

Généralement en céramique, le fourneau est placé sur le tuyau que l’on a préalablement percé. Les deux éléments doivent être parfaitement scellés pour éviter qu’un interstice n’entrave l’inhalation de la vapeur d’opium, aléa particulièrement pénible pour le fumeur, s’époumonant alors sur le bec du tuyau. Pour fabriquer ces fourneaux, on préfère de loin la terre de Yixing. Déjà considérée comme la meilleure pour la fabrication des théières, cette terre rougeâtre trouve grâce auprès des fumeurs esthètes. La capacité de l’argile non émaillée à refroidir la fumée en fait un matériau de prédilection et, à la manière de la la théine patinant joliment la terre cuite, le passage répété des vapeurs d’opium toujours plus de corps au fourneau.

Certains artisans se démarquèrent dans la réalisation de ces éléments à tel point que leur atelier devint une marque de référence pour les pipes à opium de qualité supérieure. La Veuve et Les Huit Familles étaient, dit-on, des ateliers renommés à travers tout ce (vaste) pays.

Fourneaux de pipes à opium en argile de Yixing. © The Trustees of the British Museum

La Pipe à Opium, l'Accessoire des Immortels

Comment la pipe à opium a-t-elle pu séduire tant d’érudits et de poètes chinois ? On comprend la séduction – sinon l’addiction – qu’éveille l’opium mais un héroïnomane ne semble pas si sensible à l’esthétique de sa seringue. Pourquoi donc une telle différence avec les fumeurs d’opium ?

Innombrables sont les poèmes et recueils (comme Yancao Lu publié en 1820) qui furent dédiés aux pipes à opium. En compte-t-on un seul en hommage aux pailles qu’utilisent les cocaïnomanes ? Freud avait pourtant à sa disposition tout ce qui le réjouissait le plus : des formes phalliques et de la coke. Pas une ligne (hahaha) pourtant. Quoi qu’il en soit, cette littérature chinoise ancienne atteste d’une véritable fascination pour les pipes à opium sans parler même de ce qu’elles renferment.

Les pensées confucianiste et taoïste jouent ici un rôle très important. À cela s’ajoute l’ostentation des privilèges et l’importance de la hiérarchie et de son respect. Dans la vie privée comme dans la vie publique, ces valeurs sont considérées comme des principes fondamentaux du confucianisme. On comprend dès lors l’importance esthétique de la pipe et la nécessité d’en faire un signe ostentatoire de son pouvoir ou de sa réussite sociale.

Mais l’effet le plus intéressant du confucianisme sur la consommation d’opium – car il y en a un – ainsi que son effet, par extension, sur la valeur accordée à la pipe, est l’utilisation de la honte comme mécanisme de contrôle social.

Souvenons-nous qu’en Europe, l’ivresse est encensé dès l’Antiquité qui lui dédie un dieu tapageur et bonhomme, lubrique mais sympathique, le bienheureux Bacchus. Le chahut de l’ivresse, ses débordements furent traditionnellement observés avec amusement : l’ivresse est joyeuse et libératrice, c’est la fête du slip et chacun s’en réjouit. Pas en Chine.

Mais en Chine, l’ivresse est le dernier degré de l’indécence crasse, flétrissure ignoble de l’être elle est le parangon de la honte impudique et déshonorante car elle perturbe la vie de la société, apporte le chaos dans un espace méticuleusement ordonné. Elle dérange. Rien n’est plus intolérable dans la pensée confucéenne que les manifestations extérieures et turbulentes des tréfonds de l’âme. Or, l’opium n’a pas ce désagrément. Sans en encourager la consommation, la morale confucéenne décida donc de choisir de ces deux mots le moindre.

Parallèlement, la philosophie taoïste prônait l’inaction s’appuyant sur l’exemple de la nature dont la passivité féconde produisait spontanément la vie. Constatant que l’inutilité était garante de longue vie et de sérénité, le taoïsme – pour faire simple – engageait à une vie accueillant les plaisirs terrestres sans honte afin d’atteindre un état de parfait équilibre avec la nature.

Le but étant de laisser librement circuler le qi (le fluide universel d’énergie vitale circulant entre tous et toutes choses vivantes ou inanimées). En permettant sa parfaite circulation dans notre corps, l’Homme se connectait automatiquement au monde (comme le web). Cette symbiose parfaite avec le monde tend à devenir le qi, une manière d’atteindre l’immortalité puisque le qi est – tu l’as parfaitement compris – la vie.

Tu t’en souviens, la quête de l’immortalité est dans la pensée chinoise une savante alchimie. Il s’agit de réunir cinq énergies (le bois, le feu, l’eau, le métal et la terre) constitutives de l’univers et de la vie pour favoriser la circulation du qi. Ce dernier étant le Tout car il imprègne tout ce qui existe, ces cinq énergies s’appliquent donc naturellement dans absolument tous les domaines de la vie.

Or qu’observèrent les érudits chinois, ces êtres chauves doués d’un intellect inversement proportionnel à leur vitalité capillaire ? Et bien que la pipe à opium réunissait toutes les énergies propres à faire de ton corps l’autoroute du qi.

Pipe chinoise en jade, XIXe siècle © 1stdibs

Le tuyau est en bois (bambou), le fourneau en terre, les vapeurs d’opium sont une forme d’eau, la lampe nécessaire à la distillation est le feu tandis que la longue aiguille qui façonne la goutte d’opium et la plaquette de métal garantissant l’étanchéité sont en métal.

Ajoutons que dans la langue chinoise, l’opium était souvent désigné par le joli sobriquet de Fu shu gao « la pâte de bonheur et de longévité ». Inhaler cette panacée dans une pipe dont tout les éléments concouraient à son parfait équilibre avec le qi, c’était donner une envergure nouvelle à sa quête du qi, et donc à sa quête d’immortalité.

L’opium divertissait les sens, la pipe à opium divertissait l’âme du fumeur alangui (et défoncé). Ses ornements étaient essentiels. Des inscriptions poétiques devaient entrainer l’esprit libéré par les effluves opiacées vers des réflexions philosophiques ou artistiques (sûrement déroutantes pour l’individu n’ayant pas le luxe d’inhaler autre chose que de l’oxygène).

Ainsi, on lisait régulièrement sur le tuyau des pipes le poème suivant :

Avalant les nuages et recrachant le brouillard

Toujours au bon moment

La fumée parfumée des Immortels

Célèbre un jour auspicieux

Fleurs de printemps et lune d’automne

Le parfum flotte sur une infinie distance

Les fines sculptures représentaient des figures auspicieuses que l’on jugeait capables, à mesure que les vapeurs de l’opium imprégnait les matériaux sculptés, de transférer leurs pouvoirs bénéfiques au fumeur ; tout comme les cinq éléments constituant la pipe.

Comme souvent dans la culture chinoise, les décors fonctionnaient par jeu d’homophonie. La chauve-souris () apportait avec elle le bonheur () tandis que le dragon symbolisait le bien, la chance et incarnait parfois la voie du Dao (ou Tao) quant à la fleur de pêcher, elle était un symbole puissant de longévité et d’immortalité. Les motifs élégants qui ravissent nos yeux ignorants d’Occidentaux rustres sont presque toujours les sujets d’une histoire qui se veut auspicieuse pour celui à qui elle est destinée.

Pipe en ivoire patiné et troupeau en terre cuite La plaquette d'argent est ornée d'un dragon jouant avec la perle enflammée 51,5 cm, XIXe siècle © Éloge de l'art
Pipe en bois à motif de Shou et de chauve-souris 48 cm, XIXe siècle Vente du 6 décembre 2008 © Coutau-Bégarie

Les pipes à opium chinoises étaient bien sûr indispensables à la consommation de l’opium mais leur fonction dépassait largement la simple sublimation du solide en vapeurs opiacées. L’équilibre parfait était-il approché par les somnolences brumeuses qui accompagnaient le fumeur d’opium ? Peut-être de manière fugace et éphémère mais cette sensation était sans aucun doute la source d’une addiction qui ramenait avidement et régulièrement les opiomanes dans les fumeries chinoises.

  • Dikötter, Frank, et al. “NARCOTIC CULTURE: A Social History of Drug Consumption in China.” The British Journal of Criminology, vol. 42, no. 2, 2002, pp. 317–336.
  • HONG LU, TERANCE D., MIETHE, BIN LIANG, China's drug practices and policies, Routledge, USA, 2009
  • LEE P., Opium Culture : The Art and Ritual of the Chinese Tradition, Park Street Press, Vermont, 2006
  • PAULES X., L'opium, une passion chinoise (1750 - 1950), Histoire Payot, Éditions Payot et Rivages, Paris, 2011
  • WIGAL D., La Mystique de l'Opium, Parkstone International, Paris, 2004
  • Zheng Yangwen, The Social Life of Opium in China, National University of Singapore, 2005
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