La lampe traditionnelle japonaise possède pour principale caractéristique de ne rien éclairer du tout. Mais le monde étant bien fait, les Japonais se trouvent également être les inventeurs des chaussures à semelles clignotantes qui firent fureur à la fin du XXe siècle. Histoire des délicates lanternes japonaises.

Tsuritōrō (ou tsuridoro) en hinoki et garnitures de bronze. Époque Meiji, fin du XIXe siècle. © Pinterest

Tout en un

Les lanternes japonaises tōrō sont parvenues au Japon, sous la forme qu’on leur connaît aujourd’hui via la Corée et la Chine. D’abord réalisées en bronze en suivant l’exemple coréen, les lanternes furent rapidement assimilées à la pratique bouddhiste. Placées devant les temples, elles permettaient d’éclairer les façades durant les cérémonies nocturnes et faisaient régulièrement office d’offrandes à Bouddha. Le bouddhiste aimant au moins autant que moi la symbolique, il en colla évidemment partout sur les lanternes.

Dans sa forme complète, la tōrō représente les cinq éléments de la cosmologie bouddhiste :

  • le socle qui touche le sol représente la terre chi
  • la deuxième partie représente l’eau sui
  • au-dessus, on trouve le foyer – ou la hampe sur laquelle est posé le foyer – et qui symbolise évidemment le feu ka
  • puis c’est le vent
  • et enfin l’espace

Ces cinq éléments réunis dans un même objet incarnent l’Univers puisqu’ils le constituent. De fait, les tōrō sont des métaphores lumineuses de l’Univers. Retiens bien ça.

Ces lanternes furent également adoptées par la pratique Shintō dès l’époque Heian (794 – 1185). Après les tōrō en bronze, on vit apparaître les tōrō en pierre. Ces dernières parfois imposantes n’adoptent pas une forme parfaitement sculptée car la pensée chinoise et le shintō ont une vision de l’homme bien différente de la pensée occidentale. En Chine, l’homme est une partie intégrante de la nature puisque circule en lui le qi, une sorte de fluide qui traverse tout être vivant et toute chose reliant ainsi tous ces éléments entre eux. La pensée shintō voue quant à elle un culte aux formes et aux forces de la nature. Ces deux courants de pensée sensibilisèrent les Japonais à la nature, à sa préservation et surtout à son respect. C’est pourquoi les Japonais préfèrent encore aujourd’hui les pierres non-façonnées aux sculptures parfaites. En son temps, André Le Nôtre eut été considéré au Japon comme un excentrique psychorigide.

[Clique pour agrandir] Lanternes tōrō au sanctuaire shintô Nikko Tosho-gu, préfecture de Tochigi, Japon. © Pinterest
[Clique pour agrandir] Lanterne tōrō au temple Eikan-dō Zenrin-ji, Kyoto, Japon.

Quelques siècles plus tard, durant la période Momoyama (1573 – 1603), des tōrō furent fabriquées pour des maisons privées, plus précisément pour les jardins des pavillons de thé. Si leur dimension religieuse s’estompa peu à peu, elles ne perdirent pas leur dimension symbolique. Ponctuant ces jardins, les tōrō participaient de la volonté de reproduire dans un petit espace la beauté de la nature. Disposées le long de chemins sinueux, ces lanternes avaient avant tout une valeur décorative puisque leur faible lumière était de peu d’utilité. Cependant, elles apportaient au jardin une véritable profondeur, une qualité essentielle qu’elles partageaient avec leurs cousines portatives.

Comme celui des temples, l’éclairage des jardins était complété de petites lanternes que l’on portait à la main. Conçues sur le modèle des tōrō, elles devenaient tsuri-tōrō lorsqu’on les suspendait aux avant-toits des édifices. À l’image des tōrō des temples et des sanctuaires, ces petites lanternes étaient de fréquentes offrandes soit à Bouddha, soit aux ancêtres que l’on honorait lors de la « fête de l’Esprit des Morts » (Urabon-kyō). Cette tradition consistait à offrir de la lumière (une offrande de nourriture n’était néanmoins pas de trop car la seule bougie chauffe-plat faisait un peu radin) aux esprits proches et spécialement aux ancêtres de l’Autre Monde qui revenaient sur terre une fois l’an.

À l’occasion de l’Urabon-kyō toujours célébré aujourd’hui, les participants signalent à leurs ancêtres quel chemin suivre en disposant sur l’eau des andon – des lanternes portatives an papier – et placent à l’entrée de leur maison des tsuri-tōrō. Note que toutes ces lanternes sont similaires et je m’interroge quant au risque de se retrouver chez soi avec pour invité le fantôme du voisin et non celui de tonton Haru.

Lors de Urabon-kyō, on honore ses ancêtres en leur offrant des lanternes andon pour les mener jusque chez soi. Il s'agit encore aujourd'hui d'une célébration importante au Japon lors de laquelle chacun retourne dans sa ville natale, auprès de sa famille.

Fête des lanternes Urabon-kyō au Japon. © Funnyand

On souhaite aux ancêtres de ne pas être atteint de la cataracte – ce qui est fort peu probable à leur âge – puisqu’à l’instar des tsuri-tōrō les lanternes andon partagent cette caractéristique de ne rien éclairer, caractéristique peu commune aux lampes. Une qualité particulièrement fascinante pour nous occidentaux qui pensons naïvement qu’une lampe est faite pour cracher de la watt comme dans une vitrine H&M. Et bien non, lecteur. Au Japon, l’obscurité n’est pas affublée de cette connotation négative que nous ne connaissons que trop bien et l’éclairage se doit de préserver – en tous cas de respecter – l’obscurité. Hors de question donc de transformer la nuit en jour comme notre culture tend à le faire en multipliant les lumières, les miroirs et autres boules à facettes.

Lanterne tsuritōrō en fer. Japon, milieu du XXe siècle. © Everything but the House
Lanterne tsuritōrō en fer. Japon, ère Meiji fin XIXe siècle. © Jcollector

Au Japon, la lumière accompagne l’obscurité mais ne l’étouffe pas, elle se fait discrète afin d’apprécier l’ombre pour ce qu’elle est. L’utilisation de la lumière au Japon offre une autre idée du raffinement, moins tapageuse, moins bling bling que dans nos contrées.

Le peuple Badass qui ne craignait pas l'obscurité

Les lanternes japonaises, dans l’environnement spirituel ou domestique, n’ont pas vocation à annihiler l’obscurité. Le plus important n’est pas, comme on pourrait le penser, la quantité de lumière qui se dégage de la lanterne mais bien ce qu’elle permet de mettre en valeur : l’ombre.

La vie quotidienne japonaise utilise trois sortes de lanternes : celles que l’on pose à même le plancher, celles que l’on suspend au plafond et celles que l’on tient à la main. Généralement faite d’un cadre de bambou, de métal ou de bois, chaque pan des lanternes est obstrué par du papier Washi, le même qui est utilisé pour les portes coulissantes shôji.

L’armature en bois ou en métal de la lanterne offre d’élégantes lignes épurées contrastant avec la lumière douce et diffuse filtrée par le papier. L’objectif consiste à épuiser la lumière dans l’espace de la pièce. La lumière doit en quelques sortes s’évanouir dans l’obscurité pour laisser vivre l’ombre considérée comme fondamentale dans l’esthétique traditionnelle. Cette notion porte également des connotations métaphysiques que l’on retrouve dans les pensées zen et taoïste où l’ombre est liée au néant et au mystère.

Le Beau ne se trouve point dans les objets ; il est dans la nuance subtile de la pénombre, dans le jeu du clair obscur qui se produit de leur assemblage.
Jun'ichirō Tanizaki (1886 -1965)

Lanterne andon japonaise, XVIIe siècle. Période Edo (1603 – 1867) © Kagedo

L’étymologie même du mot ombre en japonais (kage) évoque à la fois l’obscurité et la lumière et insiste sur la « nature indissociable de la lumière et de l’ombre dans la pensée japonaise » que souligne le philosophe Sakabe Megumi (Alexandre Melay, Archétype architectural et idéal esthétique, p.81). L’ombre et l’obscurité ont un rôle révélateur qui fonctionne uniquement si une source lumineuse leur permet à chacun d’exister.

De la même manière, la lumière n’est pas appréciée sans la présence de l’ombre. L’écrivain Jun’ichirō Tanizaki (1886 -1965) précise l’importance de l’obscurité :

Le Beau ne se trouve point dans les objets ; il est dans la nuance subtile de la pénombre, dans le jeu du clair obscur qui se produit de leur assemblage.

En rencontrant la lumière, l’obscurité dévoile la part de mystère du monde et des objets. L’ombre se tient comme une garante de leur beauté discrète.

Cette pensée sous-entend que l’inconnu, le non-visible et le mystérieux cachent une part de beauté à laquelle nous n’aurons peut-être jamais accès. Ce sentiment de beauté subtile, de profondeur mystérieuse du monde se traduit par le concept de yûgen.

Le terme yûgen 幽玄 puise son origine dans la pensée bouddhiste et taoïste chinoise où yōu 幽 signifie à la fois « isolé », « chemin caché » mais aussi « sérénité », « calme ». C’est aussi le caractère qui permet de former le mot 幽灵 qui signifie « esprit » ou « fantôme ».

Quand à , il désigne la couleur noire et ce qui est mystérieux. Ensemble, ces caractères 幽玄 traduisent yûgen, le subtil et le profond, ce qui se trouve mystérieusement au-delà de la perception humaine et de la compréhension.

Dans Le Voyage de Chihiro de Hayao Miyazaki (2001), la scène du train rend ce sentiment particulier propre au yûgen. Les paysages que l’on voit, les maisons que l’on aperçoit sont tout aussi étranges que familiers, les passagers que l’on ne connait pas vivent pourtant un quotidien qui ne nous est pas étranger. Il s’agit d’un équilibre entre deux mondes qui nous sont connus mais dont l’entre-deux est à la fois doux et dérangeant. On y raccroche son histoire propre pour se rassurer et donner à cette entre-deux une matière familière pourtant cela n’écarte pas un sentiment de fascination et d’inconnu…

Uto, Scènes du théâtre Nô, Tsuskioka Kogyo (1869-1927) © Bujinkan Santa Monica 

Le yûgen c’est ce que l’on ressent sans pouvoir le formuler, c’est le pressentiment d’une perception qui demeure dans l’ombre. Contrairement à la lumière, l’ombre n’autorise pas la certitude. Elle est une matière féconde pour l’imagination et fait surgir au plus profond de chacun « cette sorte d’appréhension qui est celle que l’on ressent face à l’éternité » (Jun’ichirō Tanizaki, Éloge de l’ombre, p. 42).

Transformer l’obscurité comme le jour à coup de faisceau de lumière crue émanant de ton iphone ou du porte-clés que tu as fabriqué en cours de technologie en 3e revient, dans la pensée japonaise, à supprimer une partie du monde. Or si la lumière ne rencontre pas l’ombre, elle n’a plus d’identité propre et c’est l’univers entier que tu viens de détruire avec ta lampe pourrie. T’es content ?

Lanterne tōrō à l'extérieur d'une maison traditionnelle japonaise. © Bartok design & co

La lumière pâle et flottante des lanternes japonaises représente une conception du monde très éloignée de la pensée occidentale. Les tōrō, dans leurs formes les plus quotidiennes en bambou et papier ou celles plus luxueuses en bronze, sont à la fois rassurantes et révélatrices d’incertitudes. En faisant émerger l’obscurité, elles offrent à la perception humaine les prémices d’un monde dont on ne peut saisir que la beauté qu’il veut bien nous dévoiler.

Lors de Urabon-kyō, l’émergence des lanternes dans l’obscurité guide les ancêtres disparus, signifiant bien que ces ancêtres viennent de l’ombre, de ce monde mystérieux. Les lanternes prenant la forme stylisée de l’Univers dans la pensée bouddhique ne sont rien sans l’élément immatériel qui leur donne toute leur symbolique : l’obscurité.

Shoda Koho, Lac Biwa. Estampe japonaise publiée par Hasegawa dans les années 1910. © Estampes Shin-Hanga
Utagawa Kunisada, Femme allumant une lanterne. Xylographie en couleur, circa 1818/1820. © Google Arts and Culture

Le matériel donne vie à l’immatériel et inversement, réunissant deux mondes que presque tout oppose mais qui sont liés par une curiosité réciproque, palpable dans l’espace feutré qui les relie l’un à l’autre.

Lanternes andon contemporaines par Miyako Andon Inc © Miyako Andon Inc
Lanternes andon contemporaines par Miyako Andon Inc
  • Berthier François. Les jardins japonais : principes d'aménagement et évolution historique. In: Extrême-Orient, Extrême-Occident, 2000, n°22. L'art des jardins dans les pays sinisés. Chine, Japon, Corée, Vietnam, sous la direction de Léon Vandermeersch . pp. 73-92
  • Collectif, Activités du musée national des Arts Asiatiques Guimet. In: Arts asiatiques, tome 63, 2008. pp. 73-82
  • Kazuko Koizumi, Traditional Japanese Furniture: A Definitive Guide, Kodansha America, Inc, 1986
  • MELAY A., Archétype architectural et idéal esthétique, Éditions Alexandre Melay, Collection fragments, 2015
  • Jun'ichirō Tanizaki, Éloge de l'ombre, Éditions Verdier, Paris 2011