Objet délicat et complexe, l’origami est à la portée de chacun. Désignant à la fois la réalisation et la technique, le pliage de papier japonais puise dans la pensée shinto sa sensibilité à l’éphémère et à la complexité des formes vivantes. À la fois artisanat d’art et loisir, l'origami cache sous ses allures enfantines une complexité de plis qui sont autant de chemins de réflexion. De quoi faire de toi un sage (non je déconne).

Shide sur une corde Shimenawa, une corde sacrée à laquelle sont suspendus des origami en papier washi. © Japan Liebe

Dieux de papier

Je ne t’apprends rien : nous devons l’invention du papier aux Chinois. Plus particulièrement à Cai Lun (50 – 121), un haut fonctionnaire de la cour impériale chinoise sous la dynastie des Han orientaux, qui de fait. Cai Lun devint ainsi une sorte de figure tutélaire des papetiers. Pourtant, aux vues des récentes découvertes archéologiques, il semble que l’usage du papier en Chine soit antérieur d’au moins deux siècles à Cai Lun. Ce qui fait remonter l’invention du papier – du moins son utilisation –  au IIe siècle avant notre ère. Les Han orientaux, non content de se la raconter ont donc probablement un peu forcé sur le saké pour affirmer que l’invention leur revenait.

Pour te donner un ordre d’idée, l’invention du papier c’est un peu la même claque dans le monde des communications humaines que l’invention du Iphone : c’était innovant, d’utilisation enfantine et surtout, très esthétique. L’invention du papier fut comme Apple sans les mises à jour : un coup de génie.

Je te passe les détails de la circulation des connaissances, pour faire simple, le papier prit le bateau et se retrouva au Japon. Jugeant le climat agréable, la technique s’installa et chacun y alla de sa petite recette jusqu’à obtenir un papier qui fasse l’unanimité : le washi. Il s’agit du plus ancien papier japonais. Encore produit aujourd’hui et reconnu en 2014 au patrimoine culturel immatériel de l’humanité par l’Unesco, il est produit à la main à partir de l’écorce du mûrier. Je te renvoie à l’article qui lui est consacré pour découvrir sa méthode de fabrication et son histoire.

Papier washi japonais
Papier washi marqué de motifs hexagonaux

Le processus de fabrication du papier washi est long, très long, plus long que mes articles (c’est dire), mais les résultats sont là. Le washi est au papier ce que la biscuiterie LU fut aux petits beurres : la référence. Ce papier de luxe solide et doux, d’un blanc diaphane trouva de nombreuses applications dans les arts graphiques bien sûr, mais également dans les arts décoratifs où il sert encore aujourd’hui de paroi pour les lanternes andon ou constitue les panneaux coulissants shoji des maisons traditionnelles.

Il existe en japonais plusieurs mots pour désigner le mûrier, mots qui diffèrent selon la variété du végétal mais généralement, le mot kuwa est le plus utilisé (kôzo et kazinoki ne sont pas loin derrière). Or le terme kuwa se retrouve dans l’expression « kuwabata, kuwabata ! » qu’on pourrait traduire par « toucher du bois ». Cette expression vient de l’habitude des Japonais de se prémunir de la foudre en se réfugiant dans un champ de mûriers « hara » (pour de nébuleuses raisons linguistiques le h devient b dans le mot kuwabara).

Or en Chine, pays d’où vient le papier et la soie, le mûrier est aussi au coeur de rituels. Sur ces rituels s’agrégèrent des récits mythologiques conférant au mûrier un statut d’arbre sacré ou d’arbre d’immortalité. Et selon une explication – qu’il est particulièrement ardu de vérifier – le mûrier n’est jamais touché par la foudre.

Que cette explication se vérifie ou pas, il est néanmoins très probable qu’en apportant aux Japonais la technique du papier à base d’écorces de mûrier, les Chinois leur aient aussi refilé le pack complet de croyances qui allait avec. Ça ne leur coutait pas plus cher et leur permettait d’étendre un peu plus leur influence culturelle, une opportunité sur laquelle aucune culture n’a jamais craché (d’autant que les Chinois forment un peuple cracheur reconnu).

Ces pliages en papier washi se nomment "gohei". Ils sont composés de deux "shide" qui évoquent par leur matière et leur forme les éclairs et la foudre.

© Hikaru Inoue

Il est cependant bien malaisé de se promener avec un mûrier pour se prémunir de la foudre et des esprits malveillants qui semblaient le craindre. Les Japonais transposèrent donc les qualités protectrices du mûrier au papier washi dont il est la composante majeure. Le papier washi portait également en lui une qualité très estimée dans les croyances shinto (qui rassemblent encore aujourd’hui 100 millions de croyants au Japon) : le culte de la blancheur.

Profondément ancrée au Japon, l’association archétypale du blanc et de la pureté se retrouve dans de nombreuses cultures. Probablement car une surface blanche est plus facilement tâchée et qu’une telle couleur fut pendant très longtemps difficile à obtenir et encore plus difficile à maintenir dans le temps. Dans l’esprit japonais, le blanc est pur car il trahit immédiatement chaque défaut, chaque tâche. Le blanc touche donc à la perfection et la perfection touche au divin. Le papier washi, dont la matière première est longuement nettoyée de toutes ses impuretés afin d’obtenir un blanc des plus diaphanes, correspondait ainsi parfaitement à un usage sacré.

Ajoutons à cela que l’homonymie du terme kami qui signifie à la fois « papier » et « dieu » sut séduire les Japonais qui, à l’image de leurs voisins chinois, sont friands des liens auspicieux entre les homophones et les homonymes.

Pliages vivants

Découlant probablement du lien entre les pouvoirs mythologiques du mûrier et les dieux, le gohei japonais est une banderole de papier plié formant deux shide (zigzag). Il est utilisé dans les rituels shinto. Ces shide évoquent directement les éclairs dont ils sont peut-être sensés protéger les humains. Il est important dans le rituel shinto que des papiers pliés bruissent au-dessus de la personne, de l’objet ou du lieu qu’ils doivent protéger. Pour ce faire, les papiers peuvent être accrochés au bout d’une baguette (haraegushi) souvent faite en bois de…mûrier. Le bruissement du papier intervient régulièrement dans les rituels impliquant des papiers pliés : le bruissement agréable et apaisant du papier washi garderaient les dieux en éveil et favorisait la purification.

Les shide des gohei sont donc comme les mûriers un intermédiaire entre le monde spirituel et le monde profane. Leur étymologie semble appuyer cette lecture puisque shide viendrait de shidesu, « signifier » (signifier le non-humain, le divin).

Shide à l'entrée d'un temple japonais. © A british prof in Japan

Ces papiers pliés sont les objets les plus usuels signifiant et incarnant le passage des dieux puisque « dieu » et « papier » sont homonymes (ils se confondent en quelque sorte). Manemichi Yanagi (plus communément connu sous le nom de Sori Yanagi, né en 1915 et mort en 2011, il fut un des plus éminent designer japonais et dès 1977 le directeur du Musée d’art populaire japonais de Tokyo) nomment ces papiers comme « le plus important symbole japonais pour une divinité ».

Anciennement, les pratiquants shinto croyaient au déplacement continu de leurs kami (dieux) : ces derniers allant d’un endroit à l’autre et préférant les endroits qui avaient été préservés du contact des hommes. Afin d’attirer ces kami, les croyants leur signalaient les lieux sacrés et sanctuaires par des cordes auxquelles étaient accrochées des gohei, papiers blancs pliés. La tradition a perduré et ces guirlandes sont toujours la démarcation entre le monde des dieux et le monde humain et profane. Elles sont aussi une garantie contre la venue d’esprits malveillants.

On retrouve dans le théâtre Nō, qui possède également des racines shinto, ces papiers pliés et suspendus au-dessus de la scène comme un symbole d’exorcisme des esprits malins.

© Ramona Malfatti
Origami noshi © Ptanime

Notons aussi des ancêtres de l’origami remontant à la période Heian (795 – 1185) durant laquelle un morceau de papier plié était utilisé pour recouvrir les bouteilles de saké apportées en offrande sur l’autel (les dieux picolent, c’est bon à savoir). On retrouve également la trace de papiers pliés stylisant un papillon mâle o-chô et un papillon femelle me-chô, suspendus au col des bouteilles de saké et correspondant à un rite auspicieux durant les cérémonies de mariage.

La période japonaise Kamakura (1185 – 1333) est celle à qui tu dois le plus grand respect d’occuper tes gamins avec des bouts de papier. C’est durant cette période qu’est créé le noshi, abréviation de noshi-awabi, un délicieux mollusque dont les Japonais se régalaient après l’avoir longuement fait sécher au soleil. La signification de ce papier plié n’est pas connue mais ce met de qualité auquel il faisait référence faisait figure de caviar dans le Japon médiéval, il s’agissait donc probablement d’une offrande de choix à déposer sur les autels shinto.

Petit temple destiné à un kami et orné de shide pour symboliser un lieu non humain. © Pinterest

Tu as, je l’espère, compris pourquoi le papier washi était si important dans les croyances shinto et pourquoi il représentait un matériau de choix pour honorer les kami. Reste un détail : pourquoi plier ? Pourquoi rechercher des chemins compliqués pour aboutir à une forme complexe sans jamais user de ciseaux et de colle (les deux ayant par ailleurs déjà été inventés à l’époque Heian) ?

Tout simplement pour la même raison qu’un bon chrétien ne scierait pas en deux Jésus sur sa croix : on ne coupe pas un dieu. On ne coupe donc pas le kami papier au risque de couper le kami dieu.

Du sacré au profane : démocratisation de l'origami

Le papier plié porte à ses débuts une forte connotation religieuse. Il faut attendre le XVe siècle pour que le papier plié adopte un caractère utilitaire après que ce matériau soit devenu plus abordable pour les classes populaires. Car à ses débuts, le papier, comme toute invention précieuse, demeure un produit de luxe.

Une fois à la portée de tous, il devint sachet utilitaire pour transporter les plantes médicinales par exemple. Puis ses usages se multiplièrent à mesure que les Japonais prenaient conscience de sa praticité et de sa résistance.

Progressivement, l’origami prit le sens qu’on lui connaît aujourd’hui comme activité de loisir. La fin du XVIIIe siècle marqua en cela un tournant avec la parution en 1797 d’un premier ouvrage dédié à l’art du papier plié et rédigé par le poète Rito Akisato (actif de 1776 à 1830) et le moine Rokôan Gido (1761 – 1834). La rencontre du moine et du poète est très évocatrice de la place de l’art de l’origami dans la société japonaise.

Le recueil se nomme Hiden Senbazuru Orikata « Secret pour plier un millier de grues » et propose des modèles de pliages de ces oiseaux accompagnés de poèmes comiques (kyoka). Il n’existe aujourd’hui plus que cinq exemplaires de ce livre.

Extrait de Hiden Senbazuru Orikata

En 1880, le terme « origami » fut élaboré et remplaça le mot « orikata ». Il est formé de ori/oru « plier » et de kami (le g devient k, ne me demande pas pourquoi je ne suis pas – encore – linguiste) signifiant… « papier ». C’est bien, ton japonais s’améliore.

D’abord réservé aux classes sociales aisées, ce loisir se répandit rapidement dans la société japonaise avant de rencontrer le succès mondial qu’on lui connaît aujourd’hui.

Si aujourd’hui une Valérie Damidot et autres papes de la décoration te donnent toutes les clefs pour réaliser toi aussi ta tête de lit en origami, cette activité traditionnelle au Japon porte encore des consonances poétiques et religieuses liées au shinto comme en témoigne la triste et belle histoire de Sadako Sasaki (1943 – 1955).

De tous temps, un des origami les plus populaires au Japon fut la grue, origami auquel est associée une légende affirmant que quiconque plierait mille grues de papier verrait son vœu exaucé.

Sadako Sasaki, victime des rayonnements de la bombe atomique d’Hiroshima lorsqu’elle était petite fille, décida de s’atteler à la tâche et de plier 1000 grues avec pour vœu de guérir de la leucémie déclenchée par les radiations. En 1955, alors âgée de 12 ans elle mourut après avoir plié 644 grues. Ses compagnons d’école plièrent pour elle les 356 grues restantes et Sadako fut enterrée avec la guirlande de grues dans laquelle elle avait placé tout ses espoirs.

Origami de grue

Pliages du futur

L’engouement quasiment mondiale pour l’origami tient d’abord à des raisons esthétiques mais également à son optimisation structurelle : à partir d’un morceau de papier, le plieur parvient à créer des formes complexes. L’économie de moyens qui engendre une épuration des lignes a inspiré de nombreux architectes comme Akihila Hirata, l’agence britannique Aedas et l’agence Diar Consult (Tours jumelles Al Bahar à Abou Dabi) ou encore le cabinet d’architecture Broissin Architects (centre culturel Roberto Cantoral à Mexico).

Tours jumelles Al Bahar à Abou Dabi © Serbanews
Centre culturel Roberto Cantoral à Mexico © AA13

Mais le domaine artistique n’est pas le seul à se passionner pour l’art japonais multiséculaire. En témoigne ce fascinant robot origami créé par des chercheurs du MIT et dont les perspectives d’utilisation en médecine sont passionnantes.

Voici un résumé pour ceux que la langue de Shakespeare laisse de marbre.

Le robot présenté comme un petit carré qui ressemble plus à une carte SIM des années 1990 qu’à un Terminator prend forme tout seul sous l’effet de la chaleur en suivant un pliage de type origami. Il est capable de se déplacer selon un itinéraire donné, de franchir des obstacles, de nager, de déplacer des petits objets et de se biodégrader dans un liquide une fois sa mission accomplie. Le robot est équipé d’un aimant placé sous le pliage ce qui permet aux chercheurs de le contrôler grâce à un champ magnétique. Ce robot n’est qu’un prototype, les chercheurs envisagent de le rendre capable de prendre des décisions par lui-même ! Pour le moment, ce robot s’avère être plus rapide, plus facile et moins cher à réaliser que les robots classiques. Les chercheurs imaginent des possibilités surprenantes pour ce petit robot, comme en faire un porteur de médicament à l’intérieur du corps humain ou même un outil de chirurgie !

Agir sans abîmer (opérer sans ouvrir un corps en deux), conserver l’intégrité en empruntant des chemins détournés, c’est presque l’essence même de l’origami qui est incarnée ici…

Une fois que le robot a rempli son rôle, il disparaît en se dégradant naturellement dans le corps humain. Comme la feuille de washi pliée en gohei disparaît peu à peu naturellement dans les endroits où elle est placée par les shintoïstes, ce petit robot origami emprunte sa vie durant un chemin complexe pour respecter l’environnement dans lequel il se trouve.

Se réveillant auprès d’une source de chaleur, il se transforme, passant d’une surface plane à une forme complexe en adoptant un pliage savant qui lui permet d’agir de multiples façons tout au long de sa vie avant de disparaître avec la même poésie qu’il est apparu.

Mêlé de spiritualité polythéiste et animiste, l’origami évoque une pensée culturelle unique encore bien vivante au sein de la société japonaise. Comme l’incarne ce petit robot, l’origami né de la pensée shinto évoque avec délicatesse le parcours d’une vie et les plis nécessaires que chaque individu doit adopter tout au long de son existence pour s’adapter, grandir et vivre en paix.

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