Que la momie soit bitume et asphalte comme l’entendaient les Perses et les Arabes (موم, mūm en persan signifie "cire" et donnera en arabe le mot مومياء mūmiyā) ou qu’elle soit un corps antique embaumé comme le comprendra la langue française à la fin du Moyen-Âge, ses domaines d'application sont nombreux. Le trafic de corps embaumés antiques ou frelatés fut une telle manne de fric qu’il n’est pas étonnant de retrouver l’emploi de cette matière première dans d’autres domaines que le charlatanisme la médecine.

Il existe pléthore d’applications pratiques à la momie égyptienne. On en trouvait dans les pots à pharmacie comme je te l’ai déjà raconté mais également dans les tubes de peinture.

À la manière du cuisinier économe qui accommode les restes de plats en les mélangeant et en laissant le tout mijoter, il semble que nos ancêtres aient appliqué cette sagesse populaire aux momies utilisées pour la fabrication de remèdes aussi dispendieux qu’interlopes. Une fois tout ça réduit en ragoût puis écrasé et séché pour obtenir une poudre, voilà qu’apparaît un nouveau dérivé de momie : le pigment « brun momie », idéal pour artiste tourmenté.

Peinture à l'huile à base de momie  © Harvard Art Museums | President and Fellows of Harvard College

Le pigment brun momie fut vraisemblablement employé dès le XVIe siècle. Le peintre maniériste Lomazzo (1538 – 1592) compte cette couleur dans son top 10 des couleurs pour peindre les chairs ( … ce qui est éminemment opportun). Il semble également que Carel Van Mander (1548 – 1606), le collègue maniériste flamand de Lomazzo ait également apprécié et recommandé le pigment de momie en peinture. Cependant, aucune information ne précise s’il s’agit de pigment issu de bitume ou de corps embaumé. Tout comme dans le domaine de la pharmacie, le terme « momie » demeure confus.

La couleur de la saison XVIIIe - XIXe siècles

Le terme dans le domaine pictural semble s’éclaircir à partir du XVIIIe siècle, période durant laquelle les pigments de momie sont à la mode. Nommée « brun momie », « brun égyptien » ou « caput mortuum » (littéralement « tête de mort » en latin médiéval), cette couleur rencontre un véritable succès.

À Londres, en 1797, un Compendium of colors (une sorte de corpus de connaissance sur la couleur) nous apprend que le président de la Royal Academy, le très respectable Benjamin West (1738 – 1820) n’utilise rien d’autre pour ses glacis que « de la chair de momie dont les parties charnus sont les meilleures ».

À Paris en 1712, la boutique À la momie ouvre ses portes au chaland qui y découvre un large choix de peintures, vernis et autres encens orientaux, le tout fabriqué à base de momie lyophilisée et de pigment brun de momie. L’engouement est certain, le bon goût beaucoup moins.

Le "brun momie" horrifia seulement le peintre Edward Burne-Jones qui organisa des funérailles pour son tube de peinture.

Peinture à l’huile à base de momie © Harvard Art Museums | President and Fellows of Harvard College

En 1809, le discret mais non moins talentueux George Field (1777 – 1854), chimiste et fabriquant de couleurs accuse bonne réception d’une momie – au sens d’un corps embaumé – dans son laboratoire. Cette momie lui a été envoyée par le portraitiste Sir William Beechey (1753 – 1839) dans le but d’en faire du pigment brun.

Si du pigment brun a pu être fabriqué à partir de bitume ou d’asphalte, cette charmante anecdote qui régala sans doute les employés de la Royal Mail chargés de livrer le paquet, atteste qu’on peut parfaitement utiliser un cadavre pour faire de la peinture.

L’écrivain Rudyard Kipling (1865 – 1936), qui avait pour oncle et tante le peintre pré-raphaélite Edward Burne-Jones (1833 – 1898) et son épouse Georgiana, rapporte qu’à l’âge de 10 ans environ, il passa les fêtes de Noël chez auntie Georgy et nunky Edward.

À cette occasion, le peintre Lawrence Alma-Tadema (1836 – 1912) appris à son talentueux collègue que le « brun de momie » n’était pas un simple « nom de fantaisie » (comme ce naïf d’Edward l’imaginait) mais bien de la poudre de macchabée. Edward effondré enterra alors en grande pompe son tube de peinture dans son jardin…True story.

Peintures à l'huile à base de momie et nuancier. © Harvard Art Museums | President and Fellows of Harvard College
Peinture à l'huile à base de momie  © Harvard Art Museums | President and Fellows of Harvard College

La relative éternité de la momie

Hélas, le pigment à l’usage s’avéra moins tenace dans le temps que son origine ne le laissait espérer.

À la fin du XIXe siècle, le pharaon moulu n’obtint plus les faveurs des peintres. Le manuel Roret du dessinateur et du peintre de 1829 en témoigne : « on se sert beaucoup moins de la momie et du brun Van-Dyck », surtout depuis qu’on a pigé comment utiliser le bitume. Quatre ans plus tard, le coup de grâce. Le même manuel affirme que « la momie, quoique assez en vogue, n’est ni solide ni à l’air ni au soleil. Elle sèche encore plus difficilement que le bitume ».

Pourtant aujourd’hui encore, en l’honneur de ses nombreux services rendus à l’art, plusieurs fournisseurs de matériel de peinture ont baptisé une couleur brune du nom de « momie ». Certes, tu n’y trouveras aucune trace d’Aménophis III mais cela te rappellera que toi aussi, sur un coup de tête de l’Histoire, tu n’es peut-être pas à l’abri de te retrouver un jour dans un doliprane ou dans sur une palette de couleurs.

  • FINLAY V., A brilliant history of color in art, Getty Publications, Los Angeles, 2014
  • Gage, John. “A ROMANTIC COLOURMAN: GEORGE FIELD AND BRITISH ART.” The Volume of the Walpole Society, vol. 63, 2001, pp. 1–73. JSTOR, JSTOR, www.jstor.org/stable/41829643.
  • TORRES R. Leopoldina, A pigment from the depths, Harvard Art Museum, Octobre 2013
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