Courte histoire de la chaise longue et de ce qu’elle dit des humains mi-couchés, mi-assis.

Si nos ancêtres ont trainé avant de devenir bipèdes, ils n’ont en revanche pas perdu de temps pour s’asseoir. Comme le rappelle le philosophe et historien culturel Hajo Eickhoff (né en 1946, il vit et travaille à Berlin et Zurich) : « la verticalité de l’être humain est unique. Il est le seul à pouvoir se tenir debout et à marcher sur ses deux jambes. » Il est aussi le seul à créer des objets destinés à s’asseoir au-dessus du sol, surtout en Occident.
Partout dans le monde, l’humain s’assoit en adoptant différentes postures, qui accroupit, qui les jambes allongés. Mais toujours l’humain a le coccyx fier et évite soigneusement de poser son respectable derrière sur le sol poussiéreux, pour lui préférer souvent de reposant supports solides.
Prendre soin de ne pas poser son séant à même le sol apparaît comme une curieuse constante : le contact avec la terre renvoie à une animalité lointaine qu’il est de bon ton d’écarter le plus loin possible.

En Occident, un simple et rapide coup d’œil autour de soi permet de constater à quel point « le mot d’ordre de cette civilisation est d’être assis avant tout, en tout lieu, avec tout le monde, à chaque instant. Les hommes de culture occidentale vivent sur des chaises » rappelle Eickhoff. À mi chemin entre chaise et lit, la chaise longue rappelle qu’il suffit de peu pour que l’homme retombe dans l’animalité quand sa bipédie l’élève, dans tous les sens du terme.

Chaise longue en acajou, XIXe siècle © Soubrier

De la fatigue d'être riche

L’Antiquité grecque magnifia contre toute attente une pratique aussi inconfortable qu’élégante, amorçant le destin glorieux de la chaise longue : manger en position allongée. Quiconque ayant entrepris de manger à moitié couché sait la douloureuse réalité qui se cache derrière une position pourtant lascivement attirante. Non contente de n’être pas pratique, l’habitude grecque se révèle également particulièrement inconfortable.

Se sustenter en position allongée n’est résolument pas l’idée la plus brillante sortie de l’esprit raffiné des antiques Grecs. Pour leur défense, admettons humblement qu’on ne peut raisonnablement pas pondre un Socrate ou un Colosse de Rhodes au même rythme que Zeus fait son épouse cocue. Aussi, notre civilisation a créé la perche à selfie et cela suffit à avorter cet embryon de reproche.

Vase stamnos à figure rouge. Grèce, 450 - 400 avant notre ère © The Trustees of the British Museum
Vase stamnos à figure rouge. Grèce, 450 - 400 avant notre ère © The Trustees of the British Museum

Cette activité aussi saugrenue que salissante fut probablement inspirée des rites sacrés au cours desquels les divinités despotiques exigeaient leurs offrandes. On délogeait alors les statues des dieux de leur niche pour les placer sur un banc devant lequel le prête déposait tout ce qui se faisait de mieux en matière de gastronomie grecque. Ce devait être une scène curieuse. Le prêtre portait l’himation blanc (vêtement ample dans lequel on s’enveloppe comme dans un châle) réservé à sa profession. Seul dans le temple, il présidait un banquet succulent offert à quatre statues seulement séparées de lui par la table d’abondance auquel il n’avait pas le droit de toucher. Alors que de sa voix la plus forte il annonçait le départ des festivités d’un retentissant « Bon app’ », seul un silence gêné répondait à son enthousiasme dévot, silence seulement troublé par le bourdonnement des mouches venues taper dans la divine bectance.

Les hommes ordinaires, dont l’humilité est somme toute relative, n’eurent pas longtemps la tolérance de leur condition de mortels et décidèrent que la juste rétribution d’une telle condition commençait sans doute par s’asseoir sur des bancs pour manger, comme les dieux. L’usage se répandit chez les puissants puis dans les couches sociales les plus favorisées avant d’être emprunté par les Romains pour qui la pratique fut courante jusqu’au IVe siècle de notre ère.

Couché sur le côté gauche sur un lit, il fallait user de sa main droite pour se servir des aliments. Cette manière, d’aucuns diraient nonchalante, de se tenir à table portait le doux nom de lectisterne du latin lecti-sternium de lectum sternere signifiant « dresser un lit ». En Grèce, l’usage est d’abord réservé aux hommes puis finalement autorisé pour les femmes dans la culture romaine. Toujours, cette pratique agit comme un fort marqueur social : plus l’homme est riche, plus il peut prétendre à manger dans la position la plus inconfortable qui soit.

Reconstitution d’un triclinium dans la Villa des Mystères à Pompéi © James Stanton-Abbott
Reconstitution d’un triclinium dans la Villa des Mystères à Pompéi © James Stanton-Abbott

Le triclinium (du grec tri « trois » et klinion « canapé »), le « lit de repas » fut victime d’un inévitable glissement sémantique et finit par désigner la pièce dans laquelle on disposait d’ordinaire trois triclinia.

Les lits étaient en bois, agrémentés de matelas et de coussins. La position que l’on y adoptait fit de ces lits des hybrides entre couchage et chaise. Ainsi naquit l’ancêtre de la chaise longue. Ce mobilier participait au luxe d’une demeure romaine où l’ostentation n’était jamais de trop si elle se savait subtile : bois précieux, incrustations d’ivoire, d’or ou de pierres rares pour les plus luxueux. Les coussins étaient cousus d’étoffes fines et rares, au savant moelleux, tandis que tapis ou draps ornés de motifs et teints des couleurs les plus vives offraient tout le confort indispensable aux hôtes esthètes de la maison.

Reconstitution du triclinium d’été de la maison du Cithariste, Pompéi © Behance.net
Reconstitution du triclinium d’été de la maison du Cithariste, Pompéi © Behance.net

Il existait également des « triclinium d’été » comme celui de la Maison de l’Éphèbe à Pompéi (Quartier 1, zone 7). Les lits étaient alors légèrement inclinés et les convives s’allongaient sur le côté ou sur le ventre pour se servir sur des tables disposées au centre, souvent autour d’une fontaine.

Dès l'Antiquité grecque, de nouvelles banquettes apparaissent. Dédiées au repas et à la discussion, elles sont les ancêtres de nos chaises longues.

Fresque de la Tombe du Plongeur, Paestum, Campanie, Italie. Ve siècle avant notre ère.
© De Agostini / Archivio J. Lange

Ceci n'est pas un lit

Le Moyen-Âge n’est pas particulièrement à l’aise avec le sommeil. L’iconographie médiévale témoigne d’une nécessaire vigilance quant aux temps de repos. Seul l’enfant Jésus dormant à poings fermés dans sa mangeoire semble être épargné par ces troubles du sommeil. Jésus mis à part, le monde occidental médiéval s’inquiète à l’idée même de dormir et les dormeurs sont souvent représentés assis voire debout s’appuyant sur un bâton. Pourtant, être allongé est synonyme de pouvoir. C’est à n’y rien comprendre.

Car pour ceux qui ont les moyens de s’offrir l’une de ces merveilles, le lit est le meuble le plus important de la maison. Pourtant on ne s’y allonge pas, d’où leur petite taille. On s’y assoit, de la même manière qu’on s’étire aujourd’hui sur une chaise longue : les jambes sont étendues mais le buste est relevé.

Archebanc, Flandres, fin du XVe siècle Le lit de justice pouvait prendre cette forme imposante et ornée ©Aguttes
Archebanc, Flandres, fin du XVe siècle Le lit de justice pouvait prendre cette forme imposante et ornée ©Aguttes

Pour les puissants, il est ordinaire de recevoir le quémandeur dans cette position tandis que les pécores venus demander audience restent debout. Souvenons-nous également que le « lit de justice » au Moyen-Âge (expression attestée depuis le XIVe siècle) désigne une séance solennelle durant laquelle le roi est présent et juge lui-même (en son absence, le parlement se substitue à lui). L’expression ne laisse aucun doute sur le pouvoir symbolique du lit. Le lit est là où est le roi, le lit est là où se trouve la justice. Naturellement, le roi n’est pas vautré sur un matelas, la bave au coin des lèvres, exceptés ceux méchamment frappés des affres de la consanguinité. Le lit est ici l’équivalent d’un trône, c’est le siège du pouvoir.

Lit de justice du roi Charles VII réuni à Vendôme pour le procès du duc Jean d’Alençon Enluminure de Jean Fouquet, Boccace de Munich, vers 1459-1460 Munich, Bibliothèque d’État de Bavière, Cod. Gall. 369, fo 2vo

Au XVIIIe siècle apparaissent les premiers « lits de repos » aussi appelés « lit de jour », concept proprement aberrant pour la majorité de la population travaillant du matin au soir sans autre divertissement que famines, épidémies et autres joyeusetés mortifères.
L’oisiveté est affaire de riches et d’aristocrates, l’élite de l’élite est seule susceptible de goûter aux délices d’un repos en journée bien mérité. Récupérer de la fatigue de ne rien faire est la parfaite allégorie de la vie luxueuse, car le lit de jour invite à s’étendre sans se coucher, à se complaire dans un état entre éveil et sommeil.

Duchesse à matelas par Jean-Baptiste II Tilliard (1723-1797) vers 1768-1770 Versailles © RMN-Grand Palais (Château de Versailles) / image RMN-GP

À se reposer sans dormir, à rêvasser en grande tenue et entre amis, on peut déjà ébaucher la population qui se plaît à user de ces demi lits. Pas question pour les vrais bonhommes, de se compromettre en usant de ce genre de meuble. Le lit de jour est essentiellement féminin et trouve ses ambassadrices à la fin du XVIIIe, notamment parmi les Merveilleuses du Directoire. Un temps nommé Duchesse, cette chaise longue avant l’heure est baptisée du nom de Récamier, hommage glorieux à Juliette Récamier (1777 – 1849), fameuse mondaine d’élégante compagnie dont le loisir était de donner l’illusion de ne rien faire dans son Salon fréquenté par la crème de l’élite post Terreur.

Siège « Récamier » issu de l’ensemble se trouvant dans l’appartement que Madame Récamier (1777-1849) occupait à l’Abbaye-au-Bois, rue de Sèvres à Paris Placage de citronnier et d’amarante © RMN / David Arnaudet

Dormir en plein jour

Les premières traversées transatlantiques vont révolutionner la chaise longue et amorcer son heure de gloire grâce à la création pour ces paquebots énormes du « mobilier de pont » (de bateau), mobilier résistant aux intempéries furieuses et pliable pour être facilement stocké. Les lits de repos si prisés au XIXe siècle sont adaptés au tournant du XXe siècle à ce contexte maritime qui souhaite rendre le voyage agréable aux passagers les plus aisés. Ainsi naît le « transat », diminutif de « transatlantique ».

Chaise longue du “Titanic” Collection du Musée Maritime de l’Atlantique Halifax, Nouvelle-Ecosse, Canada © Nova Scotia Museum, Halifax

C’est probablement une des premières fois que le lit de repos s’installe en extérieur et prend l’air (marin). C’est d’ailleurs un climat qui lui réussira. Devenu transat, ce lit d’un nouveau genre entend bien s’installer dans les jardins. La mode des cures thermales lancée sous Napoléon III et épaulée par l’ouverture des premières lignes ferroviaires développe et démocratise la pratique des bains de soleil. Ce nouvel engouement ne tarde pas à jouer en faveur des lits de repos extérieurs. Attendons encore l’entre-deux guerres et voilà qu’apparait enfin la véritable chaise longue, identique à celle que nous utilisons aujourd’hui.

Entre deux guerres mondiales, les Français ont besoin de se changer les idées, de profiter d’une frivolité qui souhaiterait oublier la brutalité de 14-18. C’est en 1928 que Le Corbusier, Pierre Jeanneret et Charlotte Perriand proposent leur « machine à repos » aussi nommée B 306. La chaise longue est enfin là.

Fauteuil B 306 Le Corbusier, Jeanneret, Perriand Centre Pompidou, Paris © Jean-Claude Planchet – Centre Pompidou, MNAM-CCI /Dist. RMN-GP © F.L.C. / Adagp, Paris, © Adagp, Paris

Cette chaise longue d’abord produite par la maison Thonet (célèbre pour ses chaises de bistrot en bois courbé) est imaginée comme une structure faite de tubes chromés tendus de cuir pour former l’assise. L’appui-tête inclinable différencie volontairement la chaise longue du lit. Tandis que l’oreiller se dispose n’importe où – certains dormeurs s’en passent d’ailleurs parfaitement – l’appui-tête impose une position dans laquelle le buste est incliné et la nuque posée pour éviter l’effort de soutenir sa tête. Ce mobilier novateur, d’une modernité alors inconnue, employait pourtant des matériaux qui souffraient d’une utilisation en extérieur. Charlotte Perriand remédie à ce problème (car c’en est un) en proposant une version en bambou en 1941.

Charlotte Perriand (1903-1999) Japon, 1941 Adaptation de la Chaise longue basculante de 1928 de Le Corbusier / P. Jeanneret / Charlotte Perriand Modèle unique Don du musée Nihon Mingeikan, Tokyo, 1985 © ADAGP, Paris / photo : Jean Tholance pour Les Arts Décoratifs

En 1936, la création des congés payés est un catalyseur remarquable des loisirs, en particulier des loisirs de plein air. Le matériel de camping se développe et chacun souhaite profiter du soleil après avoir passé de longues heures enfermé dans un bureau ou une usine. Les années 1950 amorcent ainsi l’essor d’un mobilier paysager capable de répondre aux nouvelles aspirations d’une classe moyenne dont le pouvoir d’achat va grandissant. La révolution du plastique et son utilisation industrielle va offrir à ce mobilier estival une place dans tous les foyers, même modestes.

La chaise longue incarne finalement la démocratisation d’un luxe et d’un pouvoir longtemps réservés à une élite. Prendre du repos en dehors du temps de sommeil institué n’est désormais plus un luxe mais un droit. Et avec lui, d’aller les délices de la paresse et de l’oisiveté.

Fauteuil chaise longue Eurolax R1 par Charles Zublena © Collectorchic

En 1965, la chaise Eurolax R1 créée par Charles Zublena (1910 – ?) en exclusivité pour le Club Med incarne mieux que n’importe quelle autre chaise ce nouveau luxe auquel chacun peut maintenant prétendre.
La chaise longue, aussi commune soit-elle aujourd’hui, se décline bientôt dans toutes sortes de matières.
Malgré tout, elle demeure un marqueur social. Les chaises parfaitement alignées sur les plages privées ou celles que louées à prix d’or sur les plages publiques en sont le vivant portrait. La tradition perdure. Alors que la majorité s’étend à même le sable sur un simple morceau de tissu, une minorité n’a pas le désagrément d’épousseter sa serviette au moindre coup de vent.

Le siège, quel qu’il soit, cristallise une certaine forme de pouvoir et symbolise la position sociale de celui qui l’occupe. À méditer…allongé.

  • EICKHOFF H., La posture assise et les chaises ou La perte de spiritualité, disponible ici : http://kaempfer.free.fr/Pages/texteshtm/assise.htm
  • HEWES Gordon W., World Distribution of Certain Postural Habits, University of Colorado
  • JOURDAN C., On révèle toujours «un peu de son âme à la manière de poser son cul», Slate,le 6 mars 2017. Disponible ici : http://www.slate.fr/story/138995/sasseoir-tout-un-art
  • LORELLE V., Le transat prend l’air du temps, Le Monde, 27 avril 2015. Disponible ici : https://www.lemonde.fr/m-design-deco/article/2015/04/27/le-transat-voyage-dans-le-temps_4623405_4497702.html
  • RATOUIS A., « Sièges en société » : quand l’assise se fait symbole, Le Point Culture, le 06 juin 2017. Disponible ici : http://www.lepoint.fr/culture/sieges-en-societe-quand-l-assise-se-fait-symbole-06-06-2017-2133117_3.php
  • VERDON Jean. Dormir au Moyen Âge. In: Revue belge de philologie et d’histoire, tome 72, fasc. 4, 1994. Histoire medievale, moderne et contemporaine – Middeleeuwse, moderne en hedendaagse geschiedenis. pp. 749-759
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