L'engouement tout aristocratique pour les bijoux tissés de cheveux est brutalement interrompu par la Révolution qui libère cette classe de ses préoccupations capillaires. Au XIXe siècle, la mode se répand dans une bourgeoisie aussi pieuse que prude. Le tissage des cheveux devient l'art humble et méticuleux des jeunes filles exemplaires.

Bague en or dont le chaton renferme deux mèches de cheveux entrelacées de la reine Marie-Antoinette (1755-1793) et du roi Louis XVI (1754-1793) disposés en noeud d'éternité sur une plaque en ivoire teintée rose, fin XVIIIe siècle © Christie's
Bague en or dont le chaton renferme deux mèches de cheveux entrelacées de la reine Marie-Antoinette (1755-1793) et du roi Louis XVI (1754-1793) disposés en noeud d'éternité sur une plaque en ivoire teintée rose, fin XVIIIe siècle © Christie's

Auprès de toi toujours

Au XIXe siècle, l’art des objets en cheveux tissés n’est plus de toute jeunesse. Déjà le XIIIe siècle français s’y adonnait avant que cette mode discrète et touchante n’explose au tournant du XIXe siècle. Cet engouement n’est alors pas un fait isolé et coïncide pleinement avec le mouvement romantique qui oppose à la raison la fougue des élans passionnés et des sentiments les plus tumultueux. Mélancolie et besoin impérieux de beauté, langueur désespérée de l’être aimé (bien qu’il se soit seulement absenté 5 minutes pour acheter du pain), cette palette d’émotions à fleur de peau est l’occasion d’exacerber ses sentiments. Il s’agit d’implorer ou d’offrir, dans des envolées que l’on souhaite emphatiques, des preuves d’amour éternel au cas où l’être aimé disparaîtrait subitement ou de cruelle manière, ce qui s’était régulièrement vu à la fin de XVIIIe siècle.

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Broche en cheveux tressés. Bijou de deuil, XIXe siècle. © The Connecticut Historical Society

Avant que le romantisme ne s’en empare, la pratique était pourtant bien ancrée dans une société bourgeoise et aristocratique aisée. En 1674 déjà, l’article 58 des statuts accordés aux barbiers-perruquiers concédait à cette corporation le monopole des « ouvrages en cheveux tant pour hommes que pour femmes ». Vers la fin du XVIIIe siècle, cette industrie avait même élu domicile dans le quartier du Palais-Royal – quartier qui n’avait plus de royal que le nom puisqu’il regroupait dans ses galeries des commerces, théâtres et restaurants, lieux de jeux et de prostitution. Un lieu chaudement recommandé dans les guides touristiques de l’époque.

Bracelet de deuil en or et cheveux tressés. Canada, vers 1810 © Collection du Musée national des beaux-arts du Québec
Bracelet de deuil en or et cheveux tressés. Canada, vers 1810 © Collection du Musée national des beaux-arts du Québec

Le caractère imputrescible du cheveu fait de lui un matériau frayant avec l'immortalité, ravivant par sa présence même le souvenir d'un être aimé aujourd'hui disparu.

Bague de deuil dont l’anneau est un tissage de cheveux. Angleterre, époque victorienne. © Property Room
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Depuis son invention, le bijou en cheveux témoigne d’un attachement, d’une marque profonde d’affection réciproque, de la part de celui qui le porte comme de la part de celui qui l’offre. Des catalogues de motifs permettaient de tisser les cheveux de manière à en faire des parures délicates. Au XIXe siècle, il existe toujours de dévoués professionnels qui s’acquittent humblement de cette tâche pour peu qu’on la leur confie contre une somme d’argent. Cependant, la société bourgeoise, avare de dépenses inutiles et frivoles, trouve dans sa progéniture féminine de patientes et dociles ouvrières ne réclamant pas de rétribution monétaire et se contentant (semble-t-il) de compliments aussi peu spontanés qu’ils étaient fats.

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Livre de modèles pour le tissage de bijoux en cheveux naturels © BNF

Pour ce qui est de la matière première, les jeunes filles disposent de la générosité de leurs proches ou de leur propre chevelure. En laissant entendre à ces demoiselles que cette activité était des plus désirables, les jeunes adolescentes étaient aisément tenues à l’œil et ce suffisamment longtemps pour qu’on n’ait pas à s’inquiéter de savoir si elles s’apprêtaient à ruiner la réputation de la famille en se vautrant dans le stupre peu exemplaire d’une démoniaque Marquise de Merteuil.

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Modèles de tissage pour des bracelets en cheveux naturels © BNF

Le travail était en effet aussi peu excitant que laborieux. Les mèches de cheveux étaient ouvragées à la manière des passementeries et du tissage sur métier. Pour terminer élégamment le bijou, on l’enrichissait de fermoirs, de perles, d’émaux ou de pierres précieuses, selon les moyens financiers des ouvrières ou des commanditaires.

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Modèles de tissage pour des bracelets, bagues et broches en cheveux naturels © BNF

Se couper une mèche de cheveux revient à littéralement donner un peu de sa personne. Transformer ce cadeau intime en une œuvre d’art ostensiblement et pieusement portée fait du bijou en cheveux une preuve d’affection dépassant l’entendement.

Ce fut précisément pour cette raison un des cadeaux les plus précieux et les plus appréciés sous la monarchie française, et européenne en général. En témoigne cette bague en or, décorée sur son pourtour de cheveux tressés de Marie-Antoinette (1755 – 1793) et offerte par la reine à la gouvernante des Enfants de France, la Marquise de Soucy (1723 – 1801).

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Bague en or, anneau orné d’un médaillon en émail aux initiales entrelacées "M A" et cheveux tressés sur le pourtour. Mise en vente par la maison Rouillac les 26 et 27 juin 2011 à l’Orangerie du Château de Cheverny © Rouillac

De la même manière qu’une mèche de cheveux ou que n’importe quel morceau de squelette pouvait, sur simple béatification, devenir une relique d’un saint pieusement adoré, transmettre des mèches de cheveux était une manière pour la noblesse de transmettre une part du patrimoine symbolique de la royauté et de la dynastie régnante. Ces mèches offertes étaient le lien et la preuve, à la fois temporelle et permanente, de l’existence d’une personne, de son statut social et, dans ce cas précis, du pouvoir qu’elle était seule capable de transmettre à ses héritiers. De tels souvenirs prirent naturellement le statut de relique lorsque les affres de l’histoire perturbèrent un système qu’on pensait aussi éternel que les cheveux.

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Bijou de deuil présentant un tissage de cheveux en damier. Angleterre, époque victorienne

La mèche : philosophie et mythologie d'une mode

Les cheveux sont universellement l’objet d’un traitement particulier : ils sont impérissables quand, invariablement, le corps disparaît de manière presque toujours répugnante. Considérés par toutes les religions comme des reliques, les cheveux occupent une place socialement importante. Couper les cheveux d’une personne est un acte fort, symbolique (les tondues de la libération) et presque systématique dans de nombreux rites de passage. Dans l’antiquité grecque, les jeunes hommes portaient les cheveux longs toute leur enfance puis se les voyaient couper lorsqu’ils étaient assez grands pour entrer dans la vie de citoyen. L’ordination d’un nouvel homme d’église dans la pratique catholique ne coupe pas (haha) au pieux prélèvement d’une mèche de cheveux (raison pour laquelle l’évêque a toujours dans sa panoplie une paire de ciseaux) avant qu’un spécialiste ne se lance dans une savante tonsure.
Citons également la pagode Schwedagon à Rangoon en Birmanie qui renferme sous plusieurs tonnes d’or et des kilos de pierres précieuses quelques cheveux du Bouddha Gotama. Les cheveux marquent le temps de la mort et du souvenir. Dans la mythologie égyptienne, il est dit qu’Isis coupa une mèche de sa chevelure lorsqu’elle apprit la mort de son frère et mari, Osiris (les Égyptiens, comme beaucoup, se montrèrent peu regardants sur les aléas de la consanguinité).

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Bracelet en cheveux tressés, monture en or ciselé, cadran décoré d’un monogramme entouré d’une mèche de cheveux. Seconde moitié du XIXe siècle © Musée des Arts Décoratifs Paris

Ce lien unissant les cheveux au Temps s’appuie d’abord sur une analogie biologique : le cheveu naît, pousse puis meurt lorsqu’il tombe ou qu’on le coupe. Mais le cheveu est un matériau pérenne, qui ne pourrit pas et relève en cela de l’immortalité. Afin de comprendre la symbolique que ces mèches ont porté et véhiculé au travers des bijoux tressés, il faut réveiller les quelques notions de mythologie grecque qui sommeillent en toi.

C’est (entre autres) sur la tête du dieu Kairos que se trouve une explication de cette symbolique. Ce dieu grec, trop rarement représenté, est figuré le crâne rasé portant seulement une mèche de cheveux sur l’avant de la tête. Il eut suffit d’une inversion des pôles pour qu’on y décèle les origines de la coupe mulet. L’histoire culturelle humaine se joue a bien peu de choses en vérité.

Kairos participe au concept tripartite du Temps selon la mythologie grecque. Il définit le moment de l’action, l’instant à saisir. Il est traduit en latin par opportunitas et en anglais par right time, le bon temps, le bon moment.

Francesco Salviati (1510-1563), Kairos. Fresque du palazzo Sacchetti, Rome. Circa 1552-1554.
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Kairos existe par rapport aux deux autres concepts du Temps que sont Aiôn et Chronos. Aiôn incarne le temps dans son immensité, dans son éternité tandis que Chronos est la personnification du temps qui s’écoule.

Kairos est rapide, subtil, il faut savoir patienter pour le voir approcher, le reconnaître et s’en saisir. C’est à cela que sert la mèche de cheveux qu’il porte à l’avant du crâne : à se saisir de l’instant, à se l’approprier. Il s’agit de saisir littéralement Kairos. En s’emparant de cette mèche, on s’empare d’un cheveu du temps Aiôn et on immobilise Chronos.

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La trinité du Temps grec tatouée sur moi-même © Marielle Brie

La mèche de cheveux tient lieu de preuve de l’existence du temps. Il faut donc scalper Kairos, s’emparer de ses cheveux, pour posséder la preuve que l’on a saisit l’instant où apparaît le temps et, par conséquent, le temps dans toute son éternité (FYI : c’est impossible).

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Bijoux en cheveux

Un bijou en cheveux est pour celui qui le reçoit une preuve de l’existence de la personne à qui les cheveux appartiennent. Par ce geste, celui qui offre ses cheveux offre un instant de sa vie, un peu du souvenir de son corps temporel et putrescible. Le sens profondément philosophique et sentimental de ces objets n’a – à ma connaissance – pas d’équivalent aujourd’hui.

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Trois médaillons anglais du XVIIIe siècle. © Victoria & Albert Museum

Et si comme le définit Vladimir Jankélévitch le Kairos est :

l’hapax [mot de philosophe pour définir ce qui ne peut rencontrer qu’une seule occurrence, en gros, une fois que le mot Kairos est prononcé, c’est que tu l’as raté. C’est comme dire que tu vis dans le moment présent. Une fois dit, c’est déjà périmé.], cette fois unique qui est une première-dernière fois, cette fois qui n’admet ni répétition ni réédition, cette apparition disparaissante en un mot où commencement et fin, alpha et oméga, Premier et Ultime ne sont pas les termes extrêmes d’une série, mais coïncident dans un même instant.

alors, les bijoux faits de cheveux sont le symbole de l’immortalité de cette personne. En conservant un instant de sa vie – et en transmettant le bijou – on offre à cette personne un peu d’immortalité.

Se saisir de l’occasion, se saisir des cheveux de Kairos, c’est se saisir de l’immortalité.

Bague posthume en diamants portant les initiales MA (pour Marie-Antoinette) et renfermant une mèche des cheveux de la reine © DR/Sotheby's
Bague posthume en diamants portant les initiales MA (pour Marie-Antoinette) et renfermant une mèche des cheveux de la reine © DR/Sotheby's
  • De TERVARENT G., Attributs et symboles dans l’art profane: Dictionnaire d’un langage perdu (1450-1600), Librairie Droz, Paris, 2000
  • JANKELEVITCH V., Le Je-ne-sais-quoi et le presque-rien, 1 : La manière et l’occasion, Paris, Seuil, 1980
  • MESSU M., Un ethnologue chez le coiffeur, Fayard, Paris, 2013
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  • NOIREAU C., L’esprit des cheveux, chevelures, poils et barbes – mythes et croyances, Apart, 2009
  • STRONG JOHN S. Les reliques des cheveux du Bouddha au Shwe Dagon de Rangoon. In: Aséanie 2, 1998. pp. 79-107