Lorsque l’homme prit conscience de son caractère temporaire et périssable (comme les yaourts), il semble qu’il dédia dès lors son énergie à lutter contre cette fatalité. Une quête d'éternité qui l'occupe toujours aujourd’hui. Histoire des premières horloges : les clepsydres à eau de l'Égypte antique.

Clepsydre égyptienne à eau décorée d’un babouin. Faïence, période ptolémaïque tardive (664 - 30 avant notre ère). © MET Museum

Mesurer le temps : le début de la fin de la tranquillité mentale

Platon avait – déjà – réfléchi sur le sujet dans Le Protagoras :

L’homme est la mesure de toute chose : de celles qui sont, du fait qu’elles sont ; de celles qui ne sont pas, du fait qu’elles ne sont pas.

Ça semble un peu tarte à la première lecture. Pourtant, tu te doutes bien que ce n’est pas le cas. C’est parce que l’homme injecte du sens dans le monde, qu’il est la mesure de toute chose (puisqu’il en est le référent). L’homme donne la signification du monde car il a conscience de lui et du monde. Cela étant, rien n’atteste que l’homme ne se méprenne pas dans la signification.

C’est précisément au sujet de la signification que les civilisations ont, de tout temps, affirmé que la temporalité naquit d’un chaos originel. Certains poussèrent le vice jusqu’à incarner cette naissance dans des objets. La palme revient ici à la clepsydre de Karnak.

Moulage en plâtre de la clepsydre de Karnak en albâtre conservée au Musée du Caire en Égypte © Earths beating heart

La clepsydre de Karnak est la plus ancienne clepsydre jamais retrouvée. Elle date du règne d’Amenhotep III (circa 1403 – circa 1353-1352) et des témoignages textuels – dont le plus important est celui de la tombe du haut dignitaire Amenemhat datant de 1500 av. J.C. – nous font savoir que ces horloges étaient déjà connues depuis longtemps dans le monde égyptien.

Les clepsydres à eau sont depuis longtemps connues en Égypte antique. Elles sont des objets de luxe réservés aux hauts dignitaires et à l'aristocratie.

Clepsydre égyptienne à eau avec un babouin accroupi. Faïence, IVe siècle avant notre ère. © MET Museum

Une clepsydre est une horloge à eau. La vie est parfois mal faite, habiter dans un pays plein de sable et utiliser une horloge à eau, c’est un peu comme habiter à Bora-Bora et se faire construire une piscine.

Le principe technique est à première vue assez simple : deux vasques sont nécessaires dont une doit être percée pour permettre l’évacuation de l’eau qui s’écoulera dans la seconde.

Or la clepsydre pose un problème de précision : quand la moitié de l’eau a coulé, c’est moins de la moitié du temps qui s’est écoulé.

Et ce pour une stupide raison de volume. La vitesse d’écoulement dépend du volume d’eau restant. Le débit n’est donc pas constant : plus rapide au début et plus lent à la fin. Pour ceux qui aiment les lois mathématiques, la loi de Torricelli (1608 – 1647) explique ça très bien :

→ Pour un trou de rayon R, et une hauteur d’eau h, l’accélération de la pesanteur étant représentée par « g », le débit est égal à :

D = √2gh  πR2

Les Égyptiens ayant déjà prouvé leur goût et leur compétence en matière de mathématiques – sinon ils auraient construit des huttes plutôt que des pyramides – ils appliquèrent du mieux qu’ils purent leur connaissance du calcul volumique à l’emploi de la clepsydre en variant les espaces de mesure sur la paroi intérieure du vase afin de prendre en compte les variations de durée de jour et de nuit d’une saison à l’autre.

La portée allégorique d'une flaque d'eau

La civilisation de l’Égypte antique divise l’année en douze mois. Quatre mois forment une saison. Ces mois sont représentés le long du contour supérieur de la paroi intérieure de la clepsydre de Karnak.

Dessin de la paroi intérieure de la clepsydre. Étude de Ludwig Borchardt (1863 - 1938)

Sous chacun des mois, onze cavités correspondent (verticalement) aux heures du jour ou de la nuit divisés en 12 heures chacun. Les douzièmes heures sont remplacées par des signes hiéroglyphiques gravés à la base du vase et évoquant « vie » (ankh) et « stabilité » (pilier djed, qui schématise l’épine dorsale du dieu Osiris). C’est un détail important, note le bien.

Ankh en faïence bleue retrouvée dans la tombe de Thoutmôsis IV (mort vers 1391 av. J.C.) Musée des Beaux-Arts de Boston, USA. © Museum of Fines Arts Boston
Pilier Djed en terre siliceuse à glaçure verte. Basse-Époque égyptienne. Vendue par Pierre Bergé et Associés © Pierre Bergé et Associés

Les heures étaient représentées par des espaces différents selon les saisons puisque jour et nuit n’ont pas la même durée d’une saison à l’autre.

Ainsi, il suffisait de remplir le vase d’eau puis de la laisser s’écouler. On lisait alors l’heure sur l’échelle de cavités correspondant au mois. Systématiquement, il restait toujours un peu d’eau au fond. Précisément là où sont inscrits les hiéroglyphes de vie et de stabilité.

En pratique, si les Égyptiens avaient utilisé cette clepsydre pour lire l’heure de la journée, midi aurait été en retard d’une demie heure. Retard que les Égyptiens n’auraient pas manqué de relever, étant habituer à suivre la course du soleil. Il est donc très raisonnable de proposer que cette clepsydre servait à diviser la nuit et non la journée en heures. Elle servait donc probablement aux rites et par conséquent placée dans un temple.

Or la nuit pour l’Égypte antique est une période dangereuse, c’est le moment où le monde risque de ne jamais renaître. Le soleil incarné par dans la barque solaire pourrait ne jamais revenir s’il se trouvait déstabilisé durant sa course nocturne par le serpent Apophis, incarnation du chaos.

Papyrus d'Herouben, XXIe dynastie. Vers 900 avant notre ère. À gauche le serpent Apophis se fait découper en rondelles, à droite on distingue ses anneaux menaçant la stabilité de la barque solaire. Musée du Caire, Égypte. © JF Bradu

Or si le monde retombe dans le chaos, la temporalité disparaitrait au profit de l’intemporalité primordiale. Puisque le monde émergea de l’eau du chaos originel, le monde ne ferait finalement que retomber dans l’eau.

Faisons ensemble un rapide point sur la création du monde made in l’Égypte antique pour bien comprendre le rapport entre la flotte qui reste au fond de la clepsydre et celle du chaos primordial.

Pour les Égyptiens, le monde et les dieux naissent du Noun, l’océan primordial. Le Noun précède l’Univers tel que nous le connaissons. C’est le chaos intemporel et illimité, c’est une masse liquide contenant en elle un potentiel d’existence. Dans l’ouvrage de Janice Peyré et Nadine Guilhou, il est précisé que ce qui caractérise cette conception démiurgique égyptienne, c’est :

une vision cyclique de la création, perçue comme un éternel recommencement permettant de défier le temps : par un perpétuel mouvement de flux et de reflux, comme le rythme des crues du Nil, mais aussi comme l’alternance du jour et de la nuit, ou le mouvement croissant et décroissant de la lune, le voyage quotidien du soleil à travers la voûte céleste et sa disparition la nuit.

De l’eau du Noun intemporel émerge peu à peu notre univers et sa temporalité. Tout comme l’eau de la clepsydre en s’écoulant dévoile les heures (donc le temps)sur les parois avant de stagner au fond du vase. Cette eau stagnante correspond à la douzième et dernière heure de la nuit. Or c’est au cours de cette dernière que triomphe du serpent Apophis : la lumière triomphe de l’obscurité, la vie de la mort.

Cette eau est tout simplement une évocation de l’océan chaotique et primordial Noun.

Rien d’étonnant donc à retrouver au niveau de cette eau stagnante les hiéroglyphes de la vie et de la stabilité : c’est tout ce que la civilisation de l’Égypte antique aspire à retrouver dans cette métaphore du Noun.

L’eau apporte vie mais également temporalité avec les crues du Nil qui par leur régularité rythment le temps. C’est précisément la temporalité qui garantit la stabilité. Souviens-toi qu’avant l’apparition de la temporalité, c’était le Noun et le Noun, théoriquement, c’est le bordel.

Mais la métaphore portée par cette clepsydre ne s’arrête pas là. Sur la paroi extérieure du vase est représentée une description du ciel et des saisons. On y voit la déesse Isis ainsi que les planètes Jupiter, Saturne, Mercure et Vénus dans la rangée supérieure. La rangée médiane présente les constellations de l’hémisphère nord et la rangée inférieure est divisée en 6 cases, chacune figurant deux mois de l’année égyptienne ; chaque mois est associé à un dieu.

Détail du moulage en plâtre de la clepsydre de Karnak en albâtre conservée au Musée du Caire en Égypte © Earths beating heart

C’est l’Univers qui est ici représenté. Or, l’Univers est le résultat du potentiel d’existence qui émana du Noun : Atoum. Ce dernier est une singularité en expansion, source de vie et de création. Il est très tôt symbolisé par une spirale formée par les anneaux d’un serpent enroulé. Bientôt, le serpent encerclant définit les contours du cosmos (puisqu’Atoum a définit le cosmos à partir du Noun). La dénomination la plus courante de ce serpent encerclant nous est connue par un mot grec : ouroboros (οὐροϐóρος).

La clepsydre joue ici le rôle de l’ouroboros. Elle encercle la temporalité (incarnée par les onze cavités de la paroi intérieure), clepsydre qui n’est autre que le cosmos définit par Atoum.

La clepsydre contient l’eau stagnante du Noun une fois qu’un cycle de temps s'est écoulé. Une fois re-remplie, elle initiera un nouveau cycle temporel, comme l’entend la vision cyclique de la création dans la civilisation de l’Égypte antique.

Fragment d’une clepsydre égyptienne à eau en basalte. Période ptolemaïque, Ptolémée II Philadelphos (284-246 avant notre ère) © Museo Giovanni Barracco

Dans la clepsydre de Karnak, l’eau et le cosmos – symbolisé par le vase lui-même – s’unissent pour recréer le cycle du temps, entre temporalité et intemporalité, entre cosmos existant et chaos primordial. L’eau marque le temps et le cycle de la vie, comme les crues du Nil ramènent systématiquement la vie après les périodes de sécheresse.

L’eau est l’élément de contrôle et l’aboutissement

comme le fait justement remarquer Chantal Sambin (voir bibliographie). En s’écoulant, l’eau de la clepsydre dévoile le temps comme les eaux de l’océan primordial Noun ont fait émerger Atoum et la temporalité. Pourtant, cette eau du Noun ne disparaît jamais tout à fait, le chaos et la mort risquent toujours de revenir (à la manière des sécheresses saisonnières du Nil ou du retour éternel du serpent Apophis la nuit).

Face à ce risque perpétuel de retomber dans le chaos – dans cette eau stagnante de la clepsydre – chacun espère voir émerger à nouveau la vie (ankh) et la stabilité (pilier djed) gravés au fond de la clepsydre et incarnés par un nouveau cycle de temps.

  • GOLDBERG S.-A., La Clepsydre, Albin Michel Idées, Paris, 2000
  • GUILHOU N. et PEYRE J., La Mythologie égyptienne, Poche Marabout, Marabout, Paris, 2014
  • SAMBIN Chantal. Les horloges hydrauliques dans l’Égypte ancienne. État des questions. In: L’Homme et l’Eau en Méditerranée et au Proche-Orient. III. L’eau dans les techniques. Séminaire de recherche 1981-1982. Lyon : Maison de l’Orient et de la Méditerranée Jean Pouilloux, 1986. pp. 75-83. (Travaux de la Maison de l’Orient, 11)
  • Article scientifique expliquant la différence entre une clepsydre et un sablier