Seul lit dans lequel Barbara se balance en chantonnant, le hamac fait vaciller le corps et l'esprit entre éveil et sommeil, une somnolence propice à de mythiques transformations. Histoire du hamac et de ses ambivalences.
Quel curieux caprice a privé les Européens du bonheur simple de sommeiller dans un hamac ? Car aucune sorte de lit suspendu ne semble ponctuer l’histoire ancienne dans nos sérieuses contrées. En cause, notre climat tempéré, permettant à une grande majorité des habitants de notre continent de se contenter d’une couche à même le sol ou légèrement surélevée (Guenièvre en sait quelque chose), qui va, avec le temps, de la paille au matelas d’eau.
Le hamac ou l'art de dormir sans se faire dévorer
Il est pourtant des pays où, avant la modernité, le hamac tient du sens commun. C’est le cas en Amérique du Sud et en Amérique centrale, où des créatures rampantes ou venimeuses (parfois les deux) errent à la recherche d’un corps à transformer en objet de souffrance.
Ces bestioles se répartissent sur un large éventail allant de la fourmi venimeuse au serpent fer-de-lance (dont les photographies de morsure sur Google Images sont déconseillées aux âmes sensibles) en passant par les chenilles, rats, souris, scorpions et autres sympathiques créatures à déplacement rapide.
Comme chacun sait, le patrimoine artistique et historique de ces civilisations précolombiennes n’eut pas toujours l’heur de plaire aux conquistadors du XVIe siècle. C’est ainsi que les témoignages de la vie quotidienne des habitants du Nouveau Monde, avant l’effondrement de l’Empire inca, sont une denrée rare. Quelques codex ont été sauvés, et seules les découvertes archéologiques et les nombreuses études scientifiques approfondissent notre connaissance de ces civilisations. Toutefois, une chose est (presque) sûre : le hamac est une création américaine. Le terme vient de l’espagnol hamaca, lui-même issu des langues arawakiennes (regroupant plusieurs langues amérindiennes d’Amérique du sud et des Antilles), où le mot hamaka désigne un tissu dans lequel on peut dormir. Les hamacs ont pu être fabriqués à partir de tissu ou de fibres végétales provenant des feuilles d’agaves nommées sisal, ou des feuilles de palmier.
Le premier hamac débarque à la cour royale espagnole au XVIe siècle. Exotique et confortable, il connaîtra un succès quasi imminent et séduira plus tard les artistes rêveurs.
Antonio Frilli, Nu dans un hamac, marbre. Italie, XIXe siècle
Le premier hamac à se balancer sur le continent européen prend attache à la cour royale espagnole lorsque Christophe Colomb (1451 – 1506) rapporte pêle-mêle dans ses malles des ananas, un canoë, du tabac et un hamac. Exotique et confortable, ce lit suspendu connaît un véritable succès ; il est adopté dès le XVIIe siècle dans les bateaux européens.
Mais l’histoire du hamac en Occident n’est pas très intéressante. Après avoir servi dans les bateaux et les prisons, le hamac devient spatial grâce à la Nasa qui en équipe ses capsules. Ce que l’Occident retient du hamac, c’est l’espace, dans tous les sens du terme, qu’il fait gagner.
Moi, je m'balance
Toutefois, il en est autrement de sa place fonctionnelle et symbolique dans la société sud et méso-américaine. Souvent, les défunts étaient enterrés dans leur hamac. Tandis que, dans l’astrologie maya, « le hamac de l’enfant » est une constellation au centre de laquelle se trouve la ceinture d’Orion. C’est naturellement un objet connu des dieux et certains d’entre eux se reposent dans des hamacs extraordinaires, tel celui tressé de serpents du dieu maya guatémaltèque Tzultaca. Ce dernier appartient aux groupes des puissantes divinités affiliées aux manifestations météorologiques. Il est synonyme de fertilité, elle-même associée au serpent (partout, ses mues sont considérées comme plus ou moins liées à la renaissance). Tzultaca bercé dans un hamac de serpents se repose sur une source de vie dont il est l’un des pourvoyeurs et qu’il déverse sur terre selon sa volonté. Or, le choix du hamac comme attribut n’est pas anodin. Par son nom, cet objet est profondément ancré dans un champ sémantique où l’homophonie joue sa part. Les mots mayas kan, can et caan signifient ciel, céleste, sagesse, puissance, manifesté, distinct, don ou offrande, serpent ou lézard, corde, hamac, jaune (comme le maïs nourricier ou le miel sacré), mûr et riche. Un éventail de termes associés à la vie, la force, au monde céleste et divin et… au hamac.
Ce rôle symbolique du hamac chez les Mayas fait notoirement écho à celui que l’objet occupe dans les mythes du peuple ette, en Colombie.
Le hamac y intervient dans les processus de métamorphose. Il existe deux types de mythe du hamac. Le premier raconte comment les divinités ont transformé un humain en animal à cause d’un comportement anti-social. Le second concerne un animal ayant échoué dans sa tentative de s’introduire dans le monde humain en camouflant son apparence.
Dans le premier type, celui du fourmilier et du tatou est exemplaire. Ces deux sympathiques animaux étaient auparavant des jeunes filles auxquelles les divinités reprochèrent leur comportement. L’une préférait l’amusement au soin de son enfant, l’autre se passionnait pour son métier plutôt que pour ses obligations sociales. Les divinités mécontentes lancèrent des flèches enflammées, ce qui eut pour effet d’enfumer la pièce où chacune se trouvait. Elles chavirèrent dans leurs hamacs et firent plusieurs tours dedans (il faut envisager la scène comme un cartoon) avant de tomber à terre, transformées, l’une en fourmilier l’autre en tatou.
Le second genre de mythe a pour principal acteur un jaguar, qui dissimule ses traits bestiaux sous une forme humaine, apparaissant aux hommes et femmes laissés seuls. Pendant un certain temps, les humains ne soupçonnent pas le subterfuge jusqu’à ce que l’animalité du jaguar reprenne, petit à petit, le dessus. Méfiants, les humains attendent que « l’individu » s’endorme dans son hamac. Une fois l’imposteur assoupi, une foule armée jusqu’aux dents l’attaquent. La forme empêtrée dans le tissu vacille puis bascule – comme précédemment les deux jeunes filles – reprenant sa forme féline alors même qu’elle touche le sol. Le jaguar s’enfuit alors dans la jungle sans demander son reste.
Dans les deux cas, le hamac se révèle comme le dispositif de la métamorphose, et le monde humain, comme un espace intermédiaire entre le monde céleste et le monde souterrain. Le hamac est le médiateur entre ces deux mondes que tout oppose. Il berce les nouveau-nés récemment incarnés (par les divines forces fertiles) et enveloppe les défunts dont le corps est enterré. Ainsi, le au-dessus est associé au futur, à la vie, tandis que le en-dessous est le lieu où les êtres retournent. Le hamac contenant la vie humaine lorsqu’elle sommeille, dans cet état qui oscille justement entre vie et mouvement d’un côté et mort et immobilité de l’autre , manifeste la propre instabilité de cette vie. La possibilité de vaciller au sol, vers la mort ou vers l’animalité, peut advenir à chaque instant. Le hamac dans lequel le ou les dormeurs somnolent incarne la civilisation voulue par les dieux, il garantit la préservation de la société.
Cet objet du quotidien, apparemment si anodin, a marqué profondément la culture des peuples d’Amérique du sud et d’Amérique centrale. Des modèles luxueux ont du être fabriqués pour les personnages importants de la société. Le faste des civilisations précolombiennes laisse imaginer toutes sortes de modèles en tissus à motifs complexes et couleurs raffinées, peut-être enrichis en plumes d’oiseaux rares comme c’était le cas pour les parasols. Malgré la grande quantité d’objets en or (métal considéré comme « la sueur des Dieux »), il est peu probable que des hamacs en or aient été produits. D’abord car l’or est destiné aux lieux sacrés et aussi parce qu’il est assurément trop mou pour fabriquer ce genre d’objets.
L'instinct du sommeil
Aujourd’hui, le hamac évoque un balancement lascif propice à l’oisiveté, capable de susciter le sommeil. Or, partout dans le monde, les humains bercent instinctivement leurs enfants, dans leurs bras ou dans des berceaux.
En Asie du Sud-Est, et particulièrement en Indonésie, cette pratique use spécifiquement d’un hamac pour bébés nommé sarong buaian. Il s’agit qu’une grande pièce de batik suspendue à une poutre, à un arbre ou à un crochet dans le plafond. L’enfant est emmailloté dans ce petit hamac auquel quelqu’un donne une impulsion.
Geste instinctif, le bercement a une influence bénéfique sur le corps et l’esprit. Le balancement rythmique semble améliorer l’activité synchrone dans les réseaux thalamo-corticaux. Ces derniers sont responsables de la capacité d’éveil et inhibent le sommeil puisqu’ils réagissent aux stimuli de notre environnement. Une fois l’inhibition levée, le sommeil peut s’immiscer ; or, le bercement semble favoriser la levée de cette inhibition. Le balancement comme déclencheur de sommeil est ce que les scientifiques nomment un comportement adaptatif : le mécanisme du sommeil est exploité (inconsciemment) de la manière la plus simple (bercement) depuis la nuit des temps. Le hamac est ainsi assimilable à un outil permettant de s’installer volontairement dans un état à demi conscient, entre rêve et réalité, entre mouvement (de l’esprit, du corps, de la métamorphose) et immobilité, entre vie et mort. L’essentiel étant de ne pas en tomber.
- BUNGE O. D. E. Signes et noms des jours et des mois tzental.. In: Journal de la Société des Américanistes. Tome 27 n°1, 1935. pp. 35-73.
- Collectif (Laurence Bayer, Irina Constantinescu, Stephen Perrig, Julie Vienne, Pierre-Paul Vidal, Michel Mühlethaler, Sophie Schwartz), Rocking synchronizes brain waves during a short nap, in Current Biology, Volume 21, Issue 12, pR461–R462, 21 June 2011
- MILBRATH S., Star Gods of the Maya: Astronomy in Art, Folklore, and Calendars, University of Texas Press, 2000
- MOTTE-FLORAC E., Du “Serpent à plumes” aux gélules, Pouvoirs du crotale et gestion de la santé au Mexique, Université Montpellier 1, 2007
- Juan Camilo Niño Vargas, « El tejido del cosmos. Tiempo, espacio y arte de la hamaca entre los ette (chimila) », Journal de la société des américanistes, 100-1 | 2014, 101-130.
- STONE A., Images from the Underworld: Naj Tunich and the Tradition of Maya Cave Painting, University of Texas Press, 1995
- TATE C.E., Reconsidering Olmec Visual Culture: The Unborn, Women, and Creation,University of Texas Press, 2012
- TAUBE Karl A., El humor ritual en la religión maya del período Clásico, Publié en 1989 dans Word and Image in Maya Culture, édité par William F. Hanks et Don S. Rice, pp. 351-382; University of Utah Press, Salt Lake City.
- https://collections.vam.ac.uk
Autres articles :
Histoire de la chaise longue
29 juillet 2018
Rapide histoire de la chaise longue ou comment, depuis l'Antiquité, tu cherches à te recoucher.
1 Commentaire18 Minutes
Histoire de l’éventail
Objets du quotidien,Croyances et religions
22 juillet 2018
Entre croyances et démons, cet objet élégant symbolise le pouvoir par son lien avec le surnaturel ou le divin que ce soit chez nous ou en Asie
0 Commentaire36 Minutes
Histoire du Parasol
Non classifié(e),Objets du quotidien
9 juillet 2018
Article dans lequel tu découvriras que les êtres humains, quelque soit le lieu où ils habitent, ont tous donné la même signification à cet objet.
0 Commentaire12 Minutes