Seul lit dans lequel Barbara se balance en chantonnant, le hamac fait vaciller le corps et l'esprit entre éveil et sommeil, une somnolence propice à de mythiques transformations. Histoire du hamac et de ses ambivalences.

Le hamac ou l'art de dormir sans se faire dévorer

Quel curieux caprice a privé les Européens du bonheur simple de sommeiller dans un hamac ? Car aucune sorte de lit suspendu ne semble ponctuer l’histoire ancienne dans nos sérieuses contrées. En cause, le climat de notre continent qui, bien que disparate et largement nuancé, autorisa ses habitants à modestement se contenter d’une couche à même le sol ou légèrement surélevée (sur pilori, Guenièvre en sait quelque chose) avant que l’humilité mise enfin de côté au profit d’un quotidien ostentatoire et filtré ne vienne vanter les mérites des lits king size dotés de matelas à mémoire de forme. En revanche, en Amérique du sud et Amérique centrale, le hamac tient du sens commun : créatures rampantes ou venimeuses (parfois les deux) errent à la recherche d’un corps à transformer en objet de souffrance.

Ces bestioles se répartissent sur un large éventail allant de la fourmi venimeuse au serpent fer-de-lance (je te conseille les photographies de morsure sur Google Images) en passant par les chenilles, rats, souris, scorpions et toutes sortes d’animaux et insectes sympathiques à déplacement rapide.

En Europe, on avait seulement des corbeaux.

Méthodiques, les colons cramèrent plus ou moins toute l’Amérique du sud et l’Amérique centrale décimant innocemment la population à coups de maladies exotiques (pour les indigènes pas pour les Espagnols). Il reste donc peu de témoignages de la vie quotidienne des habitants du Nouveau Monde avant l’arrivée des Chrétiens. Quelques codex ont pu être sauvés et des découvertes archéologiques éclairent au compte goutte la connaissance des ces civilisations, bref, c’est pas Byzance.

Ce qu’on sait en revanche, c’est que le hamac est une création made in Amérique du sud et Amérique centrale. Le mot « hamac »  vient de l’espagnol hamaca, lui-même issu des langues arawakiennes (regroupant plusieurs langues amérindiennes d’Amérique du sud, des Antilles) où le mot hamaka désigne un tissu dans lequel on peut dormir.

Les hamacs ont pu être fabriqués à partir de toutes sortes de matériaux comme le tissu bien sûr mais aussi les fibres végétales provenant des feuilles d’agaves nommées sisal. On en trouvait également en feuilles de palmier.

Le premier hamac débarque à la cour royale espagnole au XVIe siècle. Exotique et confortable, il connaîtra un succès quasi imminent et ravira plus tard les artistes rêveurs.

Antonio Frilli, Nu dans un hamac, marbre. Italie, XIXe siècle

Christophe Colomb (1451 – 1506) rapporta de nombreuses malles aux merveilles qu’il présenta aux souverains espagnols Isabelle de Castille (1451 – 1504) et Ferdinand d’Aragon (1452 – 1516) en gage d’apéritif avant le raz-de-marée d’or et de pierres précieuses qui allaient inonder l’Espagne pendant de longues années.

Dans ces malles, des ananas, un canoë, du tabac et même un lamantin mais surtout, un hamac. En Europe, ce nouveau type de couchage fut rapidement adopté sur les bateaux dès le XVIIe siècle.

Hamac en sisal, XXe siècle Vendu par Christie’s Londres lors de la vente Aesthetic Movement Including Late Nineteenth Century Design 12 September 2002 © Christie’s
Jean-Théodore de Bry (1561 – 1623) d’après Stradanus (1523 – 1605), circa 1630 Allégorie de l’Amérique Gravure (eau forte)

Mais finalement, l’histoire du hamac en Occident n’est pas le sujet le plus intéressant. Disons qu’après avoir servi dans les bateaux et les prisons, la Nasa en a proposé une version spatiale avant que la mode des « roadtrip » n’installe le hamac comme ambassadeur de la vie « nomade » 2.0 à savoir une vie nomade essentiellement instagramable.

Hamac spatial d’Apollo 12 © Airandspace.si.edu

Le hamac de la mort

Il semble que sur le plan symbolique les hamacs aient été d’une grande importance dans ces régions du Nouveau Monde puisque les morts étaient souvent enterrés dans leur hamac. Dans l’astrologie maya « le hamac de l’enfant » est une constellation au centre de laquelle se trouve la ceinture d’Orion.

Les divinités les plus importantes se reposent dans des hamacs extraordinaires tel celui du dieu Tzultaca qui est dit fait de serpents entrelacés. Cette divinité de l’éclair, de la foudre et de la pluie est une des plus importantes du panthéon maya. Or le serpent, est un symbole de fertilité et de fécondité qui semble apparenté à la foudre et ce dès l’époque olmèque. Le dieu se reposant sur un lit de serpents se repose donc sur une source de vie qui descendra sur la terre sous forme de pluie ou de foudre). Néanmoins, le serpent peut aussi être un messager venu punir en le mordant un humain qui aurait poussé le bouchon un peu loin. Ça dépend du contexte.

Ajoutons à cela que les mots mayas kan, can et caan (qui se prononcent de la même manière) possèdent de multiples significations : ciel, céleste, sagesse, puissance, manifesté, distinct, don ou offrande, serpent ou lézard (la fertilité et la fécondité, je viens de l’expliquer), corde, hamac, jaune (comme le maïs nourricier), mûr et riche. Un éventail de termes associés à l’idée positive de la vie, de la force, du monde céleste et … du hamac.

Le hamac possède donc un rôle symbolique certain chez les Mayas et ce rôle trouve un écho dans les mythes du peuple ette en Colombie.

Dans les mythes où il apparaît, le hamac intervient dans les processus de transformations animales. Il existe deux types de mythes au hamac :

  • ceux qui racontent comment les divinités ont transformé un humain en animal à cause d’un comportement anti-social
  • ceux qui racontent comment un animal a échoué dans sa tentative de se faufiler dans le monde humain en camouflant son apparence
Description espagnole d'un hamac au XVIe siècle.

Dans le premier type de mythe on trouvera par exemple celui du fourmilier et celui du tatou. Ces deux animaux étaient auparavant des jeunes filles ; la première très joyeuse aimait s’amuser alors qu’elle était responsable d’un nouveau-né tandis que la seconde était tellement passionnée par son métier à tisser qu’elle en négligeait ses obligations sociales. Les divinités mécontentes de ces comportements leurs rappelèrent leurs fautes et leurs lancèrent des flèches dont le bout était garni de feuilles de tabac enflammées ce qui eut pour résultat d’enfumer la pièce où chacune se trouvait. Elles tombèrent dans leurs hamacs et firent plusieurs tours dedans (j’imagine qu’il faut envisager la scène comme un cartoon) avant de tomber à terre, transformées, l’une en fourmilier l’autre en tatou.

Le second genre de mythe a pour principal acteur un jaguar qui dissimule ses traits bestiaux sous une apparence humaine, n’apparaissant qu’aux hommes et femmes laissés seuls. Pendant un certain temps, les humains ne soupçonnent pas le subterfuge jusqu’à ce que petit à petit l’animalité du jaguar reprenne le dessus. La bête ronfle très fort, dégage une odeur nauséabonde et flippe dès qu’elle aperçoit un clébard. Ce n’est pas du tout l’idée que je me faisais du jaguar mais admettons. Pas fous, les humains commencent à se méfier et attendent que « l’individu » s’endorme dans son hamac. Une fois assoupi, une foule débarque armée jusqu’aux dents et lancent des flèches vers la masse qui occupe le hamac. La forme vacille puis bascule du hamac. Reprenant sa forme féline alors même qu’il touche le sol, il s’enfuit dans la jungle sans demander son reste.

Dans les deux cas, le hamac apparaît comme le dispositif grâce auquel la métamorphose se réalise. Et toujours, le passage de l’humanité à l’animalité prend un chemin descendant. Dans la pensée ette, le monde est divisé en deux espaces : celui du dessus, le monde céleste qui abritent des divinités immortelles et le monde souterrain peuplé d’humains transformés en animaux et de créatures dangereuses. Le monde humain est quant à lui un espace intermédiaire ; comme le hamac situé entre le sol de la maison et le toit, le monde humain est situé entre le monde céleste et le monde souterrain. Il est le médiateur entre ces deux mondes que tout oppose. En ce sens, le hamac incarne parfaitement ce symbolisme puisqu’il berce les nouveau-nés récemment incarnés (par les forces du monde céleste) et enveloppe les corps défunts dont l’existence à pris fin et dont le corps va prendre place sous la surface du sol. Ainsi, le haut est associé au futur, à la vie, tandis que le bas est associé à ce qui a pris fin. Le hamac qui contient la vie humaine lorsqu’elle sommeille (qui est dans un moment oscillant entre la vie, le mouvement et la mort, l’immobilité) incarne cette instabilité, cette possibilité de vaciller à chaque instant vers le sol, vers la mort, vers l’animalité.

Cet objet du quotidien apparemment si anodin semble pourtant avoir eu un impact fort sur la pensée des peuples d’Amérique du sud et d’Amérique centrale. Des modèles extrêmement luxueux ont du être fabriqués pour les personnages importants de la société. Le faste des civilisations précolombiennes peut laisser imaginer toutes sortes de modèles en tissus à motifs complexes et couleurs raffinées, en plumes d’oiseaux rares comme on les utilisait pour les parasols. Malgré la grande quantité d’objets en or (métal considéré comme étant « la sueur des Dieux »), il est peu probable que des hamacs en or aient été produits. D’abord car l’or était destiné aux lieux sacrés et aussi car l’or n’est certainement pas assez solide pour fabriquer ce genre d’objets.

L'instinct du sommeil

Le hamac est aujourd’hui le synonyme mondial de la sieste et du repos, lequel est immanquablement assimilé au léger bercement du susdit hamac. Mais ce balancement n’est pas spécifique aux cultures précolombiennes remarqueras-tu avec intelligence. Partout dans le monde, les humains bercent naturellement, sans réfléchir à ce qu’ils font (pour une fois qu’on ne leur reproche pas) les bébés. Ils bercent les enfants dans leurs bras ou ont inventé des berceaux pour faire le boulot à leur place.

En Asie du sud-est et notamment en Indonésie, cette pratique est associée à une sorte de hamac pour bébés nommé sarong buaian. Il s’agit qu’une grande pièce de batik (un tissu orné de motifs caractéristiques obtenus grâce à un processus de dessin à la cire et de teinture) suspendue à une poutre, à un arbre ou un crochet dans le plafond. L’enfant est placé à l’intérieur de ce petit hamac et bercé par une personne donnant l’impulsion, le mouvement à l’ensemble.

Duyan (équivalent philippin du sarong buaian) © NICOLAS ASFOURI/ AFP/ Getty Images
Femme Dyak, Bornéo, Indonésie et son enfant dans un sarong buaian

Il existe différente manière d’installer un enfant dans le sarong : il peut être juste déposé à l’intérieur comme sur la première photographie ou emmailloté comme sur celle-ci ce qui permet aux adultes de laisser l’enfant sans craindre qu’il ne tombe (nan il ne s’étrangle pas).

Car si l’humain berce naturellement ses enfants, si lui-même apprécie de rien foutre dans un hamac pendant plusieurs heures c’est que ce bercement à un impact sur son corps et son esprit. Une étude a récemment proposé une explication permettant de faire le lien entre le bercement et le sommeil. Pour faire simple, le balancement rythmique semble améliorer l’activité synchrone dans les réseaux thalamo-corticaux. Ces derniers sont responsables de ta capacité à rester éveillé en répondant à des stimuli internes et à l’environnement extérieur, ils sont inhibiteurs de sommeil. Mais une fois que cette inhibition est levée, le sommeil peut apparaître. Le bercement semblerait favoriser la levée de cette inhibition par tout un processus chimique que je ne t’expliquerai pas mais que tu peux lire ici.

Le balancement comme déclencheur de sommeil est ce que les scientifiques nomment un comportement adaptatif : le mécanisme du sommeil est exploité (inconsciemment) de la manière la plus simple (bercement) depuis la nuit des temps. Le hamac, c’est une sorte de premier outil adapté à tous les âges permettant de s’installer volontairement dans un état à demi conscient, entre rêve et réalité, entre mouvement et immobilité, entre vie et mort. L’essentiel étant de ne pas en tomber.

Adam Cornish, Hamac flexible, 2008. Contreplaqué, câble en acier inoxydable, caoutchouc. Collection de l'artiste, Melbourne. © Adam Cornish
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