Aux marchés de Noël, que ne voit-on pas de chalands assoiffés s'imbiber d'une rasade de vin chaud salvateur, que d'aucuns prétendent dépourvu d'alcool puisqu'on y trouve toutes sortes de fruits, tel un smoothie titrant un peu fort.

Nos cabanes de bûchettes ne sont pourtant pas l’âge d’or de ce délicat breuvage. Durant tout cette glorieuse époque où, l’hippomobile régnant en maître, l’alcool ne gênait ni la conduite ni la clairvoyance, le vin chaud ou froid ne souffrait pas les foudres hygiénistes. La sobriété était alors l’apanage de tristes sires, aveugles aux mirifiques envolées offertes par le sang du Christ qui, certainement, avait fermenté à rester trop au soleil sur le Golgotha.

Moine goutant du vin d'un air coupable.
Moine goutant du vin d'un air coupable. "Li livres dou santé" d'Aldobrandino de Sienne, fin XIIIe siècle. British Library, Londres

Chauffé à une température suffisamment réconfortante pour qu’on en oublie son titre, le vin chaud chargé de délicieuses épices fut longtemps un cadeau d’étrennes traditionnel comme la Box Escapade pré-divorce d’aujourd’hui. Louis XIV, lui-même, goûtait fort ce vin parfumé, originellement boisson prophylactique chaudement (haha) recommandée depuis l’Antiquité grecque et romaine.

Le De Re Coquinaria, compilation de recettes de la fin du IVe siècle, atteste qu’on préparait toujours ce vin à l’époque médiévale en y faisant bouillir du miel avant d’agrémenter le nectar fumant d’épices, de poivre ou de safran à moins qu’on ne le relève de laurier, de dattes et parfois aussi de noyaux de dattes torréfiées.

Au Moyen-Âge, Guillaume Tirel dit Taillevent (1310 – 1395), cuisinier de Charles V (1338 – 1380), livre sa recette de ce vin savoureux nommé Ipocras – nom vraisemblablement tiré du nom d’Hippocrate, le père de la médecine – dans son célèbre Viandier :

Pour faire une pinte d’ypocras, il fault troys treseaux synamome fine et pares, ung treseau de mesche ou deux qui veult, demy treseau de girofle et graine, de sucre fin six onces; et mettés en pouldre, et la fault toute mettre en ung couleur avec le vin, et le pot dessoubz, et le passés tant qu’il soit coulé, et tant plus est passé et mieux vault, mais que il ne soit esventé. 

Il s’agit ni plus ni moins que de faire bouillir et macérer dans ce vin les mêmes ingrédients qui embaumaient les pommes de senteur. Comme ces dernières, le vin d’Hypocras devait faciliter la guérison d’une maladie voire prémunir les personnes qui en consommaient de toutes sortes de maux désagréables ou de miasmes incommodants. Les ingrédients les plus fréquemment utilisés étaient ainsi les mêmes qui remplissaient les pomanders : cannelle, cardamome, poivre, clous de girofle et gingembre. À quoi s’ajoutaient du miel et des amandes douces.

Nos recettes contemporaines ne sélectionnent pas d’autres ingrédients que ceux des antiques préparations médiévales mais si ces derniers étaient autrefois rares et précieux, ils sont aujourd’hui largement disponibles au premier venu. Ainsi, chacun peut concocter sa propre recette en variant le nombre d’ingrédients ou leur quantité et parfumer le vin selon son goût, pour aboutir à une cuite aussi savoureuse que mémorable.

Si l’élite de la civilisation de Hallstatt du premier âge de fer (750 – 450 av. notre ère) consommait ce vin épicé dans de luxueux oenochoe en terre cuite, le XVIe siècle français trinquait déjà dans du verre.

Verres découverts dans le quartier du Marais à Paris et datés du XVIe siècle

Verres découverts dans le quartier du Marais à Paris et datés du XVIe siècle

Boisson luxueuse autant que remède, l’Hypocras aux précieux ingrédients fut régulièrement offert comme un présent de choix aux alentours de l’Épiphanie, époque des étrennes marquant le tout début du mois de janvier.

Comme un curieux écho de la tradition antique à travers l’Histoire, le vin d’Hypocras évoque l’origine même des étrennes romaines. La tradition voulait alors qu’on offrit à ses proches des branches de verveine cueillies dans le bosquet de la déesse Strenia, déesse de la vigueur. Le mot strenuus signifiant « vaillant », « courageux », la branche de cette plante aromatique était un présent de bon augure pour l’année à venir d’autant plus qu’on lui prêtait des vertus miraculeuses. Ironiquement, la verveine caractérise davantage aujourd’hui les personnes en fin de vie que celles qui péniblement essaient de mener la leur. L’Histoire a décidément un drôle de sens de l’humour.

Quoi qu’il en soit, l’heure n’est pas à la verveine car il serait terriblement dommage de se priver d’un hypocras revigorant – aux vertus prophylactiques absolument incontestables – dont les qualités ne sauraient être discutées par le premier médecin autoproclamé venu. Néanmoins, la raison recommande de surveiller ta consommation au risque de transformer le remède en mal (de crâne).

  • Collectif, Précis historiques, mélanges religieux, littéraires et scientifiques, Tome 37e, n°4, avril 1888, Éditions Alfred Vromant, Paris
  • inrap.fr
  • TAILLEVENT, Le Viandier, Techener, Paris, 1892 disponible sur Gallica