Un adage indien affirme qu’un balai s’attache au lieu qu’il nettoie, raison pour laquelle son propriétaire ne l’emporte jamais lorsqu’il déménage. Un adage dont j’ai pu vérifier la pertinence en constatant que je n’avais jamais eu à acheter un balai de ma vie. Histoire d’un objet capable de t’ouvrir les portes de la méditation tout en te collant les mains dans l’eau de javel. 

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Balai traditionnel haïtien

Le balai, outil de sa propre méditation

Le balai n’éveille semble-t-il chez toi que cette insignifiance que je ressens à l’égard de ces personnes qui, dans les rayons des supermarchés, vérifient toutes les compositions des aliments en boîte avec leur téléphone portable quand le simple fait d’acheter de la nourriture en boîte devrait satisfaire leur questionnement sur la qualité de ce qu’elle contient. Néanmoins, à l’inverse de ces applications absurdes, l’absence d’un balai pourrait significativement pourrir ta vie. Te voilà brandissant un Hoover flambant neuf tellement puissant qu’il est capable d’aspirer des enfants en bas âge mais tu sembles oublier que l’électricité est un confort aléatoire : une simple panne de courant ou une bonne vieille bombe atomique auront vite fait de rendre ton aspirateur aussi caduque qu’il est moche et encombrant. Le balai donc. 

Il serait de mauvaise foi (et contre-productif pour te conter l’histoire de cet objet) de ne pas reconnaître que le balai fut longtemps associer à la gente féminine. Il devint même rapidement, dès l’Antiquité, l’emblème domestique et féminin par excellence, surtout chez les pécores. Les femmes de la haute société en effet n’eurent que rarement le privilège d’être initiées à cette relaxante activité qu’est le balayage ni à celle, tout aussi apaisante, de frapper son conjoint à l’aide de l’instrument dont nous parlons. Le balai était si bien le représentant de la maîtresse de maison que jusqu’à très récemment, en Angleterre par exemple mais en France et en Europe plus largement, un balai placé à l’extérieur de la porte d’entrée ou dépassant ostensiblement du conduit de la cheminée d’une maison signifiait que l’occupante était sortie. La tradition n’est pas anodine et a pu jouer un rôle dans le lien entre les sorcières et les balais (les femmes sortant de chez elles, sur des balais). Toujours dans le domaine des traditions anciennes, le balai est très lié à l’idée de fertilité. Plusieurs rituels païens en Europe impliquaient l’utilisation d’un balai les soirs de pleine lune – une sorte de danse du balai – dans un champ afin de favoriser la fertilité de la récolte à venir. Les participants sautaient au-dessus des balais, le plus haut possible, afin d’indiquer aux graines ignares la hauteur à laquelle elles devaient pousser. Naturellement, tu auras fait le lien entre la matière composant le balai et les dites récoltes car en effet, rien ne t’échappes, souvent les balais étaient faits des « rebuts » des récoltes, des tiges végétales séchées liées en fagot, lui-même fixé à un manche en bois plus ou moins long. Les balais étaient donc une sorte de preuve ou de souvenirs des récoltes passées et fructueuses. Or ce lien entre fertilité et balai n’est pas propre à notre culture et on retrouve sans surprise (pour moi, puisque ça fait bien trois semaines que j’épluche ce sujet) ce lien en Asie et ailleurs. Au Japon, chaque premier jour du rat (dont j’ignore parfaitement à quelle date il correspond, même à peu près) de chaque nouvelle année, une cérémonie impliquant l’Empereur et l’Impératrice, et ce depuis au moins le haut Moyen-Âge, reliait encore le balai à l’idée de fertilité. Tandis que l’Empereur muni d’une charrue à main superbe et inutilisable en conditions réelles reproduisait les gestes de la culture du riz, l’Impératrice empoignait un balai constellé de perles précieuses pour reproduire les gestes de purification d’une magnanerie (l’élevage des vers à soie). La cérémonie était indispensable pour garantir la fertilité du pays et donc sa pérennité même si les deux acteurs du rite étaient aussi à l’aise avec une charrue et un balai qu’un manchot avec une machine à écrire.  

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Totoya Hokkei (1780 - 1850), Jeune pin et balai bijou, surimono (xylographie), période Edo © MET Museum

Si la balai favorise la fertilité, c’est avant tout grâce à sa principale caractéristique : il nettoie au sens propre (haha) mais aussi symboliquement. Le balai débarrasse le sol d’une maison de ce qui dérange, ce qui fait peur, embarrasse ou gêne. Il permet, sans jamais les toucher, de rejeter les impuretés, saletés ou les indésirables (dans ce cas, nombreuses furent les femmes à y associer leur mari) à l’extérieur de l’espace de vie considéré comme l’opposé du sauvage à savoir un refuge ordonné et (normalement) paisible et rassurant. Une sorte de jardin d’Éden retrouvé mais avec le wifi. C’est déjà dire beaucoup de la vanité humaine. Si le balai est donc cet outil du quotidien simple et pourtant redoutable, il l’est symboliquement tout autant dans une démarche spirituelle qui entend atteindre la même pureté d’âme que les divinités, ces êtres lumineux préservés des magasins Gifi et résistants à toutes formes d’impuretés soit par leur essence même soit parce qu’ils font des impuretés la source même de leur propre pureté. 

La première étape vers le chemin de la pureté consiste donc logiquement à flatter le ou les dieux en leur épargnant la corvée de ménage. Mais paradoxalement, tu pourras consacrer une vie entière à balayer un temple et parvenir à l’idéal aseptisé d’une salle d’opération, que tu n’atteindrais pas la pureté divine sauf si ces crevures de divinités te l’accordaient (spoiler alert : ça n’arrive qu’aux gens qui se droguent). Et quand bien même tu y parviendrais sans aide, tu serais bien vite considéré comme un hérétique par ceux qui croient en une autre team de dieux et, au mieux, comme un excentrique dérangé par le reste de la population ayant le bon goût de douter de tout. Néanmoins, il semblerait que balayer soit comme voyager, ce n’est pas la destination qui compte mais bien le chemin pour y parvenir. 

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Élément de décoration (de temple ?) en calcaire. XVIIIe dynastie, el Amarna © The Trustees of the British Museum
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Balai égyptien, ca. 1539-1075 avant notre ère © Brooklyn Museum

Pour balayer de son esprit toutes les impuretés qui y gambadent joyeusement, le temple est l’endroit de prédilection. Or le temple terrestre est, comme ta maison, condamné à être constamment envahit de saletés (dont parfois des êtres humains) qu’il faut régulièrement évacuer (dans le cas de tes congénères, une ordonnance judiciaire résout souvent bien des problèmes). Et c’est donc naturellement que le balai devint dès l’Antiquité, un accessoire indispensable au prêtre ou à toute personne ayant vouée sa vie à la religion. Les Égyptiens déjà considéraient cette tâche comme suffisamment importante pour mériter d’être sculptée. 

Mais s’il est des cultures où l’acte de balayer a pris des proportions inédites, c’est bien en Inde et au Japon. En Inde, les plus fervents adeptes des balais sont sans nul doute les Jaïns, pourfendeurs de la violence sous toutes ses formes au point de ne jamais se déplacer sans leur balai qu’ils utilisent devant eux pour écarter de leur chemin tout insecte ou être microscopique qui succomberait inéluctablement sous le poids de leur personne pourtant davantage portée sur l’ascèse végétarienne que sur le régime alimentaire de Depardieu. Comment ne pas admirer une telle bienveillance comme le remarquerait avec justesse un Happiness Manager transformé par un roadtrip d’authenticité positive organisé par une guest-house de Calcutta pas du tout à touristes mais néanmoins très bien notée sur Airbnb ? 

Fabriqué à partir de matériaux humbles, de chutes de récoltes, d’herbes sauvages séchées, le balai des Jaïns fut longtemps dépourvu de toute vanité sans pour autant se départir d’une certaine beauté. 

Balai jaïn au temple Chaumukha Mandir © Sergej Marsnjak

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Les balais des Jaïns portèrent longtemps le dénuement volontaire revendiqué comme condition indispensable à la purification de l’âme.

C’était sans compter l’habitude qui fut prise par certains d’utiliser des plumes de paons naturellement tombées de l’oiseau pour confectionner ces balais. Les plumes en question, extrêmement douces, devaient épargner aux insectes que le Jaïn déplaçait avec son balai de ne pas être blessés par la dureté des fibres végétales séchées. Charitable attention ! Décidément, nous sommes au paroxysme de la bienveillance, de quoi passer une « belle journée » puisque désormais, qu’elle soit bonne ne suffit plus à satisfaire ton besoin impérieux et désespéré de bonheur permanent. Et bien voici de quoi calmer ton ardeur de bisounours bruyant perfusé au supersmoothie oréo-brocolis. Il y a en Inde, beaucoup de Jaïns. Et quand je dis beaucoup, j’entends qu’il y a en Inde plus de Jaïns que de plumes de paon naturellement tombées par terre. Aujourd’hui en Inde, le commerce de plumes tuent avec la régularité d’un Shiva détruisant l’univers des milliers de paons afin de confectionner les ravissants balais qui permettront de revendiquer une pratique non-violente. Que la nature humaine est décidément délicieuse et cohérente ! Les Jaïns d’ailleurs ne démordent pas de leurs pratiques, au point d’avoir fait construire un temple en forme de balai de plumes de paon.

Temple jaïn de Mandargiri © Tripoto

Toi qui débutais cette lecture avec un enthousiasme tout relatif, je t’espère surpris et tout aussi flatté de te voir offrir la rare opportunité de briller en société à l’aide d’un balai. Tu es décidément l’atout indispensable des sauteries les plus chics. Mais ne nous arrêtons pas en si bon chemin car le balai n’est pas le privilège des Jaïns. Comme les Jaïns, les Hindouistes cherchent à atteindre l’Éveil, une libération totale de l’ignorance (précisément l’inverse des personnes qui ne lisent pas ce blog pour te donner une idée). Or la pureté de l’esprit est un exercice indispensable pour prétendre à l’Éveil et à la fin de l’ignorance. Les Hindouistes considèrent en ce sens que l’égo chasse la connaissance. Or le balai permet symboliquement de chasser les mauvaises pensées de l’égo : la cupidité, l’avarice et la colère sont à balayer en priorité. Comme souvent, il est enrichissant de chercher du côté de l’étymologie de ces mots. En sanskrit, le mot connaissance employé dans le sens qui nous intéresse s’écrit लक्ष्मी (Lakshmi) et le mot égo s’écrit अलक्ष्मी (Alakshmi). Lakshmi et Alakshmi sont deux sœurs divines. La seconde est l’opposée de la première, cette dernière étant la déesse de la prospérité et de la chance. Lakshmi symbolise l’abondance et l’épouse au foyer (coucou les symboliques de fertilité). On vénère cette déesse souvent sous la forme d’un balai car en sanskrit, le balai vardhanī signifie « qui croit, qui prospère » tandis que l’autre mot qui le désigne Śodhanī dérive de Śodhana signifiant « nettoyer, purifier ». 

L’auspicieuse déesse Lakshmi possède les mêmes pouvoirs qu’un balai. Comme lui, elle permet de purifier, d’écarter les impuretés pour atteindre une forme ultime de prospérité. 

Balai indien, XVIIIe – XIXe siècle © Pinterest

Le Bouddhisme enfin n’a pas d’autre but que celui du Jaïnisme et de l’Hindouisme et s’accompagne partout en Asie d’une pratique quotidienne de la méditation. Cette méditation n’est pas nécessairement une attitude passive ou inactive. En grande partie, elle est même le contraire : la formation d’un moine dédie davantage d’heures au nettoyage qu’à la méditation à proprement parler, considérant l’action de nettoyer comme une méditation à part entière. Au Japon, la plupart des temples bouddhistes sont occupés par des moines qui emploient entre 4 et 5 heures de leur temps quotidien au nettoyage. 

C’est là toute la beauté du balai et de ce qu’il incarne : le balayage n’a pas d’autre but que lui-même. C’est une activité sans fin car là où l’on balaie une feuille morte, une autre tombe l’instant d’après. Le temps est seulement en balancier, oscillant entre le moment de présence et le moment d’absence d’impuretés. Il suit en cela le mouvement du balai, oscillant entre deux instants différents sans que l’un puisse se passer de l’autre. Cette pratique calme et sans bruit a infusé dans une société japonaise où le nettoyage est aujourd’hui érigé en art de vivre. La recherche de pureté au Japon est permanente dans un grand nombre de ses pratiques et de ses objets (son papier par exemple) via un syncrétisme opéré avec le Shintoïsme. C’est dans les cérémonies shintō que l’on retrouve un ersatz du balai, le ōnusa, sorte de petit balai cérémoniel fait de bois et de papier plié en shide, une guirlande en forme de zigzag caractéristique des lieux sacrés shintō. Ce petit balai ōnusa est agité afin de purifier l’espace du temple, il permet symboliquement de balayer les impuretés malveillantes pour favoriser la purification de l’esprit. 

Ces balais et les balais traditionnels japonais plus largement sont véritablement des œuvres d’art. Cet artisanat délicat a bien failli disparaître mais les considérations nouvelles pour l’environnement et une sobriété qui n’est pas étrangère à la vie quotidienne japonaise ont finalement sauvé ces merveilles. 

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Trois balais japonais Shuro no Houki en chanvre de palmier © Shuro no Houki

Ces balais désignés sous le joli nom de shuro no houki ou shuro houki sont fabriqués à partir de l’écorce fraîche et fibreuse de palmiers de Chusan aussi nommés palmiers-chanvre. Cette matière souple et très résistante permet de concevoir des balais dont les Japonais assurent que trois suffisent pour toute une vie. Contrairement à nos balais occidentaux, le shuro houki s’utilise non pas en balayant mais en poussant la poussière, avec un bruit très doux caractéristique. Car contrairement à ce qu’il laisse paraître, ce balai élégant qui n’est plus fabriqué qu’à Wakayama est d’une rare douceur. Son prix l’est nettement moins : compte environ 400€ (50 000¥) pour un grand modèle. Une centaine d’euros pour les petits modèles communément vendus sur internet.

Le balai jaïn, hindouiste ou japonais sert donc à nettoyer, à chasser les impuretés, d’un lieu ou de l’esprit, la purification de l’un étant une prérogative à la purification de l’autre. Or si le balai emprisonne dans ses fibres la poussière et les esprits malveillants pour tendre vers la pureté, il accepte d’absorber la souillure. Son mouvement de balancier rappelle d’ailleurs qu’il s’agit de maintenir un équilibre et une cadence pour atteindre ce point d’équilibre parfait (inaccessible par définition) entre pureté et impureté, entre le calme de la méditation et l’agitation des pensées. Or si un déséquilibre s’opère entre pureté et impureté, il est très possible que l’objet penche alors davantage d’un côté que de l’autre. Les Japonais en ont parfaitement conscience, raison pour laquelle existe dans le panthéon folklorique des Yokai (esprits ou démons), le Hahakigami, un balai fou qui, dit-on, peut être aperçu les matins froids et venteux d’automne. Balayant furieusement les feuilles mortes, le Hahakigami s’installe dans les balais très âgés. Une fois qu’un habitant repère ce Yokai chez lui, dans son propre balai, il pourra s’en servir comme d’une amulette capable de faire accoucher les femmes rapidement et sans danger (il balaie l’enfant hors du ventre de sa mère) tout comme il pourra aisément « balayer » un invité abusant de l’hospitalité de son hôte, faisant rapidement déguerpir l’intrus en le terrorisant. Le balai oscille ainsi entre un ensorcellement rassurant et bienveillant (pour les femmes enceintes) et terrifiant et malveillant (pour les invités pénibles). Encore une fois, le balai n’est pas un objet innocent, quelque soit le camp qu’il choisit.

Yôkai Hahakigami, esprit japonais du balai © Matthew Meyer

L’ambiguïté du balai

Si le balai favorise la purification et in fine la présence du sacré, il est comme lui pétri d’ambiguïtés. Car le sacré n’est pas immanquablement bénéfique ; le latin sacer d’où vient ce mot « désigne celui ou ce qui ne peut être touché sans être souillé, ou sans souiller, de là le double sens de sacré ou maudit. » (cf Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales). Le balai est précisément un acteur qui permet le sacré : il permet de ne pas souiller mais se souille lui-même, il est l’outil indispensable et impur seul capable de révéler la pureté. Le balai est un paradoxe et une ambiguïté comme il en existe un paquet dans les religions ; paradoxes et ambiguïtés étant seuls capables de favoriser le changement de registre. Un objet peut ainsi devenir un symbole s’il incarne un paradoxe fort, en rassemblant deux concepts diamétralement opposés.

L’origine du mot symbole est intéressante : les Grecs désignaient par le terme sumbolon le tesson cassé en deux qui permettait à deux hommes liés par une alliance ou un contrat de se reconnaître, chacun ayant l’un des deux fragments de l’objet initial. La racine étymologique inscrit donc au cœur du symbole le manque et l’appel à la réunion après la séparation, la recherche de ce qui est caché.

Josette Larue-Tondeur in Mythes, sacré, symboles 

Le balai est l’objet initial qui réunit deux fragments, ce qui est souillé (l’impureté) et ce qui ne l’est pas (la pureté). Le balai réunit donc ce que le sacré est ou n’est pas : ce qui ne peut être touché sans être souillé, ou sans souiller. L’un ne peut exister sans l’autre de la même manière que l’obscurité et la lumière ne peuvent exister sans que la présence de l’un atteste de l’absence de l’autre par un entre-deux servant de point d’équilibre (ici la pénombre, ou le balai dans le sujet qui nous intéresse). 

De l’impureté naît donc la pureté (et inversement). Et de la pureté naît la prospérité, ce qui alla longtemps de pair avec la fertilité (la fertilité de la terre qui nourrit ceux qui la travaillent, la fertilité d’un couple, mais plus précisément d’une femme, garantit une descendance et donc une assurance retraite). La souillure et l’impureté ne sont donc pas tout à fait négatives comme la pureté n’est pas tout à fait positive non plus. Or il me semble que les religions en général et les religions monothéistes en particulier eurent tout le loisir pendant plusieurs siècles de rappeler avec une opiniâtreté confinant à l’obsession que les femmes, non contentes d’être des créatures démoniaques, étaient aussi des êtres impurs une fois par mois (et probablement le reste du temps aussi, les études sont toujours en cours). Pourtant seules les femmes impures peuvent tomber enceintes et donner la vie, ce miracle divin (toujours si l’on en croit les religions). À l’exception bien évidemment de la Vierge Marie dont la pureté (virginité infertile) et la maternité  (fertilité avérée) sont (pour les Saintes Écritures davantage que pour les Monty Python) … un paradoxe. Ça fait plaisir de voir que tu suis. L’impureté serait-elle donc fertile ? Ton compost ne me contredira pas. Crois-tu que l’on s’écarte de l’objet balai ? Au contraire. 

Retournons à nos Hindous. La déesse Shitala Devi – qui est largement vénérée en Inde, au Népal et au Pakistan – est la déesse de la variole (les religions polythéistes ont ce goût de la fantaisie qui ne fait que relever la fadeur du culte d’un type en tutu sale cloué sur du bois de cagette). 

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Shītalā, avec ses attributs, chevauchant son âne. Peinture de Kalighat (vers 1850-1875)

Shitala, littéralement la déesse froide, est représentée chevauchant un âne (symbole de puissance sexuelle) et tenant dans une main un balai court et dans l’autre un pot contenant soit de l’eau froide symbolisant la guérison, soit des lentilles symbolisant la variole (en sanskrit les deux termes sont très proches : masūra lentilles et masūrī variole). Son balai lui sert soit à propager le virus et dans ce cas, le vase est rempli de lentilles, soit à balayer les miasmes et dans ce cas, le vase est rempli d’eau froide. Mais finalement, si la déesse allie le balayage des lentilles (pour ce qu’elles sont à savoir des légumineuses) à celui de l’eau, elle est alors porteuse de fertilité. Si en revanche il lui prend l’envie de mélanger virus et eau, elle est porteuse d’une pandémie mortelle assurée. Le tout renforcé par le symbole même de la puissance sexuelle, l’âne qu’elle chevauche. 

Le balai est encore ambigu et peut s’avérer aussi miraculeusement bénéfique (la vie sauvée, une vie « à nouveau ») que terriblement dangereux (la mort). En réalité, Shitala Devi a toutes les cartes en main pour maintenir un équilibre, une vie paisible, en dispersant grâce à son balai la mixture obtenue en mélangeant tout ce que contiennent ses vases.

Balais en vente à Bhaktapur, Inde © Dey (Flickr)

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Même combat dans la mythologie aztèque. Coatlicue, déesse de la fertilité, aussi connue sous le nom de Teteoinan « la mère des dieux » ou Toci « notre grand-mère » a donné naissance à la lune et aux étoiles. Alors qu’elle balayait dans un temple, une boule de plumes tomba sur sa poitrine et la féconda ainsi d’un nouvel enfant. Et là, accroche-toi car tout y est. Coyolxauhqui (un nom à essayer de prononcer à voix haute) déesse de la lune, constatant cette nouvelle grossesse, crut sa mère déshonorée. Pour laver l’honneur de la famille, elle n’entama pas de démarches judiciaires à proprement parler (car l’air du temps n’était pas encore de ce goût là) mais prit plutôt le parti d’organiser l’assassinat de sa mère avec l’aide de ses frères, les Centzon Huitznahua (les étoiles). Le prochain repas de famille promettait une ambiance à la Festen pas piquée des cochenilles car les hannetons ne s’étaient pas encore établis en Amérique du sud. Mais alors que le crime allait être perpétré, l’enfant Huitzilopochtli sorti tout armé du ventre de sa mère, ouvrit sa grande sœur en deux par le milieu et décima presque tous ses frères. Quand on dit que le petit dernier est toujours le préféré, on ne saurait en avoir ici une meilleure illustration. Symboliquement bien sûr, ce massacre est la métaphore du lever du soleil chassant la lune et les étoiles. 

Coatlicue, déesse de la fertilité, conçoit donc un enfant seule, en balayant de nuit (puisque la lune et les étoiles sont là pour s’en apercevoir) et cet épisode seul justifie l’accusation de déshonneur (il faut entendre ici luxure), donc d’une fertilité mauvaise et débridée. L’accouchement du soleil déséquilibre la situation en « sauvant » la mère en danger de mort. Huitzilopochtli apparaît finalement comme le fruit d’une « bonne fertilité ». Le balai joue dans ce mythe un rôle pivot et ambigu puisqu’il va permettre de faire basculer l’impureté dans la pureté, l’obscurité dans la lumière. Le balai est-il dans cette histoire symbole de débauche et de lubricité la nuit tandis qu’il n’est que vertu et virginité le jour ? Encore une fois, il faut bien comprendre qu’à l’instar des chasseurs, il y a les bons et les mauvais balais. 

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Monolithe de Coatlicue exposé dans la salle Mexica du musée national d'anthropologie de Mexico.

La nuance perdue du balai

Restons encore un peu avec les Aztèques, cette civilisation aux noms chelous et tintinnabulant, avant de retrouver l’Europe et ses noms ordinaires tels que Gérard ou Chantal. Dans la mythologie aztèque, Tlazolteotl est une divinité dont un des attributs principaux est le balai et dont le domaine de compétence occupe tout ce qui concerne les impuretés : pourtant cette déesse du sexe, de l’accouchement, du vice, de l’adultère, de la saleté et de la luxure (les impuretés donc) est aussi celle de la purification. Dans le panthéon aztèque, seulement deux divinités président à la purification : Tezcatlipoca (car invisible et omniscient) et notre Tlazolteotl. 

Car celle qui règne sur l’impureté est aussi la seule à pouvoir « balayer » les âmes, « manger les péchés », purifier donc. L’impureté étant son fond de commerce, la déesse Tlazolteotl prône aussi bien le recyclage que le circuit court : elle inspire les pensées, désirs et actions impurs tout en s’en nourrissant pour les disperser de nouveau. Là encore, nous sommes face à une divinité féminine et le balai joue toujours un rôle ambigu selon l’utilisation qu’en fait Tlazolteotl. Pour enfoncer le clou, la déesse associée aux mères est honorée et remerciée chaque année au mois de septembre, à l’occasion des récoltes, lors du festival d’Ochpaniztli, littéralement le « festival du balayage rituel ». 

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Tlazolteotl représentée dans le Codex Borbonicus, manuscrit pictographique de tradition nahua servant de rituel divinatoire et de diurnal pour la célébration des fêtes religieuses. Sa date d'exécution exacte est inconnue mais néanmoins estimée aux alentours de la conquête espagnole du Mexique (fin du XVe - début du XVIe siècle).

Dans nombre de religions polythéistes, le balai est un attribut féminin extrêmement nuancé, ambigu et paradoxal. Il module autour de lui une large gamme de concepts qui relativise le manichéisme : pureté et impureté ne sont jamais indépendantes l’une de l’autre sans quoi elles s’anéantiraient. Trop d’impuretés fertiles mèneraient aussi certainement à la destruction que trop de pureté infertile. L’équilibre est nécessaire en tout et le balai en est l’emblème domestique par excellence, par ce qu’il est matériellement, par ce qu’il fait et par le mouvement qui l’anime. De quoi apprendre à se satisfaire de sa condition humaine, heureusement incapable de perfection.

Qu’est-ce qui a donc bien pu foirer dans les religions monothéistes ? Pourquoi le balai était-il dans l’Europe chrétienne seulement l’attribut des sorcières, soit vieilles et moches, soit jeunes et bonnasses, mais toujours diaboliques ? 

Enluminures tirées du manuscrit Le Champion des Dames du poète français Martin Le Franc, 1451. Bibliothèque nationale de France

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Je t’épargnerai l’histoire du balai des sorcières, le web regorge d’articles sur pourquoi on a pensé qu’il volait, sa symbolique phallique rebattue ainsi que tous les modèles différents de balais utilisés à Poudlard et leurs points de vente. Sans parler de la réputation pas jojo des magiciens et surtout magiciennes dans le Judaïsme et l’Islam, on ne peut raisonnablement pas affirmer que le Christianisme, malgré ses nombreux slogans publicitaires, ait été du genre tolérant sur le sujet, ayant même  la main plutôt leste sur les brodequins et un fort penchant pour la pyromanie. 

Finalement, ce qui est intéressant dans ce lien entre balai et sorcières relève davantage des caractéristiques attribuées aux sorcières et qui ont naturellement mené au choix du balai plutôt qu’à celui de la casserole. Les sorcières sont soit de vieilles femmes laides et seules (vieilles filles, veuves) soit au contraire de jeunes créatures diablement séduisantes, les deux types ayant en commun de ne pas avoir d’enfant et pire, d’en sacrifier sur les autels de Satan en récitant des messes en verlan, anticipation mélomane mais incomprise du mouvement hip hop. D’un côté donc l’impureté dans tout ce qu’elle a de répugnant, de sale (car le laid fait peur et s’il fait peur, il est sale) soit au contraire l’impureté dans tout ce qu’elle a de concupiscent, luxure, immoralité et compagnie. Dans les deux cas, les sorcières sont les incarnations de la mauvaise fertilité, celle qui invite au stupre, pousse aux vices et qui bouffe les bébés. Or ces ménades revendiquant une sexualité débridée (considérée comme anormale car infertile) n’en seraient pas arrivées là si elles étaient restées à la maison, passant sagement le balai au lieu de le mettre devant la porte ou dans la cheminée. Cantonner le balai et son utilisation à l’intérieur de la maison, c’est reconnaître la bonne fertilité : celle qui permet la prospérité du foyer en l’entretenant pour en faire le terreau favorable à la naissance de nouveaux habitants. Pourtant a-t-on jamais vu une Vierge au balai peinte ou sculptée ? Non.

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Ce balai chamarré fut la propriété de la soi-disante sorcière Olga Hunt vivant à Manaton, village du Devon (Angleterre) au XXe siècle. Elle l'utilisait dit-on pour rôder autour de Dartmoor lors d'une pleine lune (évidemment), effrayant tous ceux qui croisaient son chemin. Étonnement, aucune preuve photographique n’a jamais pu être faite de ce prodige… Balai conservé au Museum of Witchcraft & Magic, Boscastle, Cornwall © Museum of Witchcraft & Magic

Si le balai est visible, il est nécessairement maléfique ou dénonce en partie un train de vie olé olé. Raison pour laquelle il faut le laisser à l’intérieur de la maison (donc rester à la maison). Évidemment, c’est un peu plus complexe que ça (quoique) mais l’idée générale est là : il y a la bonne fertilité (la bonne féminité, idéalement celle qui reste vierge en faisant des gamins tout en attribuant un plat à chaque jour de la semaine, « c’est lundi, c’est ravioli ! ») et la mauvaise fertilité (les garces qui ne pensent qu’à leur propre plaisir, se roulant dans le stupre en se nourrissant exclusivement de macarons goût chocolat – nourrisson sacrifié). Je laisse aux nombreux ouvrages déclinant le thème de la sorcière comme emblème féministe le soin de t’expliquer tous les tenants et aboutissants de cette idée si elle t’intéresse.

Comme moi, tu en viendras donc à cette conclusion que si encore aujourd’hui le balai est présent dans les mariages des cultes monothéistes, il ne s’agit donc pas d’un hasard. Car non, la voiture balai moche que ton témoin bourré conduit vaille que vaille vers une salle des fêtes quelconque n’est pas un héritage du tour de France (je l’ai lu). Les coutumes bientôt oubliées des régions françaises (et d’ailleurs) témoignent très bien de ces rites de mariage impliquant des « sauts du balai », des « danses du balai » quand ce ne sont tout simplement pas tous les balais du village que l’on cramait joyeusement sur un bûcher aussi grandiose qu’irresponsable. La sagesse populaire y voyait un acte prophylactique garantissant un mariage heureux et équilibré, un lointain souvenir sûrement d’une époque où les symboles et le sacré étaient sagement nuancés.

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Photographie de la performance « Our Labyrinth » au MET Museum en septembre 2020 © MET Museum
  • BOURQUELOT Félix. Les Vaudois du quinzième siècle.. In: Bibliothèque de l'école des chartes. 1847, tome 8. pp. 81-109; 
  • CARABIA Jacqueline. Hécate, gardienne de la propreté : défense de déposer des ordures sous peine de.... In: Pallas, 35/1989. Les religions antiques. Un inédit d'archéologie régionale. La seconde mort des Gracques. pp. 25-63; 
  • CHEVALIER Jean, GHEERBRANT Alain, Dictionnaire des symboles. Éditions Robert Laffond / Jupiter, 1982
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  • Article paru dans The Hindu (https://www.thehindu.com/news/international/in-japan-cleaning-is-meditation/article25587884.ece)
  • Magazine Dossier de l’art n°280, Sorcières ! Leur représentation de l’Antiquité à nos jours, juillet-août 2020
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