La plume et son artisanat étaient au centre d’un commerce du luxe et d’une hiérarchie symbolique permettant d’appréhender aujourd’hui leur valeur inestimable au sein des sociétés précolombiennes. Les civilisations Aztèque (circa 1200 - 1521) et Inca (XVe siècle - 1532) sont à ce titre riches d’informations.

Ornements d’oreilles en plumes, culture Chimù / Inca, XIIIe - XVe siècle. Les plumes jaunes et rouges ont été identifiées comme celles de aras, les vertes proviennent de perroquets et les violettes de callistes et de passereaux autrefois appelés "sucriers".

Leurs trucs en plumes

Les objets de plumes précolombiens étaient étroitement liés à l’élite et en particulier à l’élite masculine. Si les femmes eurent accès aux accessoires de plumes, il s’agissait d’œuvres peu spectaculaires à moins d’un contexte bien particulier. Et encore. La plume dans les sociétés précolombiennes est essentiellement un truc de mecs, de vrais. L’artisanat même de la plume était un art prestigieux. Dès la plus tendre enfance, les élites masculines aztèques y étaient initiées. Cette haute valeur symbolique des plumes s’incarne dans l’iconographie des divinités aztèques qui, quasiment toutes, ont pour attributs des coiffes, des vêtements ou des sceptres de plumes. En se parant de plumes, les chefs politiques ou les guerriers s’ornaient donc symboliquement à la manière des dieux. De là à les considérer comme des divinités, il n’y avait qu’un pas…

Objets de récompense des guerriers les plus valeureux, les boucliers et vêtements de plumes établissaient une hiérarchie, un peu à la manière de nos costumes, médailles et barrettes militaires. Les combattants récompensés de telles œuvres d’art ne manquaient d’ailleurs pas de les utiliser sur le champ de bataille faisant fi de la fragilité du matériau (bien qu’il fut fixer sur un support solide).

[Clique pour agrandir] Bouclier appartenant à l’empereur aztèque Ahuizotl (1440 - 1502). © Musée d'ethnologie à Vienne, en Autriche.
[Clique pour agrandir] Bouclier en plumes aztèque, avant 1521, National Museum of Anthropology, Mexico. © Landesmuseum Stuttgart

Cette pratique leur valu malheureusement des déconvenues de taille. Les conquistadors, aussi fins observateurs qu’ils étaient déterminés, eurent vite fait de remarquer ce système de grades et s’attachèrent à systématiquement capturer et dépouiller les chefs de bataille de leurs attributs de plumes, semant la panique dans le rang de leurs subordonnés qui n’étaient, dès lors, plus difficile à vaincre. Dès lors, il s’établit un parallèle intéressant avec le plumage de l’oiseau qui, lorsqu’il est superbe et efficace, permet tout autant de pécho une femelle que de se faire repérer et bouffer par un prédateur. 

Le massacre des Aztèques. In Historia de Los Indios (1579) par Diego Duran – Bibliothèque nationale d’Espagne

Un autre témoignage de la valeur des plumes se trouve dans l’ornement des jeunes hommes désignés pour incarner un dieu lors des rituels dit d’ « emprunt d’identité ». Pour acter cette transformation d’un humain en être divin, l’heureux élu aztèque se voyait coiffé et vêtu d’accessoires en plumes aussi spectaculaires que cette coiffe en plumes de quetzal, or et turquoises. 

Coiffe de plumes du souverain (probablement de Motecuhzoma II). Mexique (aztèque). 1428–1520 C.E. Plumes (quetzal et cotinga) et or

Néanmoins la dite personne divinisée bénéficiait en général d’une unique année fastueuse avant d’être sacrifiée au dieu qu’elle incarnait. Ce qui relativise nettement le privilège accordé.

Leurs artisans ont du talent

Les artisans de plumes existaient dans tout l’Empire aztèque (et au-delà). L’usage intensif de ce matériau dans la vie quotidienne et les rituels les rendaient nécessaires à la société. Car si les lois somptuaires réservaient vraisemblablement les plumes les plus précieuses à l’usage de l’élite, le reste de la populace usaient régulièrement de plus petites plumes comme offrandes et à l’occasion de cérémonies spécifiques comme les mariages ou les funérailles.

À travers les récits des chroniqueurs espagnols du XVIe siècle, on constate que les mêmes lois somptuaires et restrictions sévissaient également dans l’empire Inca. Avec, peut-être, une surenchère de-ci de-là, surenchère qui du être somptueuse à admirer. Il est ainsi rapporté qu’à l’occasion d’un mariage royal, les rues de Cuzco furent « pavées d’étoffes couvertes de plumes et les toits de la ville impériale recouverts de beaux tissus tissés de plumes brillantes d’oiseaux tropicaux » tandis que les époux impériaux, protégés du soleil par d’immenses ombrelles de plumes, étaient transportés sur un palanquin également recouvert de plumes colorées.

Les 96 larges panneaux Wari mesurant 6 mètres de longueur pour 2 mètres de largeur auraient pu couvrir une surface de 150 mètres carrés. Je ne résiste pas à la tentation d’imaginer ces tentures ornant des architectures. Quelqu’ait été leur utilisation, ils donnent une idée du faste déployé lors de ces évènements dont furent témoins les Européens du XVIe siècle.

Panneaux en plumes d’ara jaunes et bleues. Culture Wari, Pérou. VIe - IXe siècle de notre ère. © MET Museum

Pour réaliser de pareilles œuvres, un grand savoir-faire technique était bien sûr requis. Ainsi qu’un considérable paquet de plumes. L’ordre de grandeur serait de plusieurs milliers d’oiseaux pour les œuvres les plus spectaculaires. Or les empires Aztèque ou Inca, aussi puissants fussent-ils, ne s’étendaient pas jusque dans les basses forêts amazoniennes d’où provenaient les plumes tant convoitées. 

Associées aux matériaux le plus précieux, les plumes venues des lointaines forêts amazoniennes sont l’objet d’un commerce fructueux qui ne souffre pas des bouleversements politiques jusqu’à l’arrivée des colons espagnols.

Détail du bouclier en plumes, or et cuir appartenant à l’empereur aztèque Ahuizotl (1440 – 1502). Musée d’ethnologie à Vienne, en Autriche.

La principale source de plumes colorées pour les élites des grandes civilisations précolombiennes fut toujours l’Amazonie. Si cette importation de plumes paraît ancienne, elle semble s’être intensifiée autour du Xe siècle. La raison tient probablement à la complexification des institutions politiques : les élites renforcèrent visuellement leur statut social élevé à coup de vêtements, d’accessoires et d’objets en plumes, somptueux et hors de prix. Les œuvres de plumes autrefois de taille modeste s’élargirent dans des proportions parfois stupéfiantes et gagnèrent en raffinement. 

La technique de nouage et de tressage – très proche de la vannerie – se perfectionna. Le montage des plumes dit « en fil’ consistait à attacher chaque plume en repliant sa hampe sur un fil d’appui fixé au pan de tissu puis à ligaturer ce repli en le nouant à l’aide d’un second fil. Grâce aux différentes couleurs, l’artisan créait soigneusement son motif puis coupait à raz à la surface du textile conformément aux précises exigences du dessin. À chaque nouvelle couleur de plumes, le fil était coupé et une nouvelle rangée commençait.

Je t’invite un instant à méditer sur la caractéristique principale de cet art : sur chaque surface textile on observe toujours un maximum de plumes pour un minimum d’espace. Jamais le rachis n’est visible. La surface obtenue est ainsi dense, veloutée et brillante, à l’image du corps de l’oiseau. Nos brodeuses émérites des siècles passées n’auraient pas conspué ces artistes précolombiens. 

Détail d’une tunique en plumes. Pérou, entre le VIIIe et le XVIe siècle.

Un juteux business

Dans les grands centres urbains des empires, les approvisionnements en plumes étaient non seulement constants mais aussi quantitativement importants. L’homme précolombiens a le même usage quotidien des plumes que toi de ton smartphone : offrandes, rites et célébrations importantes de la vie. Lorsqu’elles ne sont pas offertes, les plumes abîmées des parures nécessitent d’être souvent remplacées. Pour satisfaire cette demande insatiable, on plume bien sûr les piafs locaux à disposition mais on se fournit surtout auprès d’un réseau commercial bien implanté et encore bien documenté en ce qui concerne la civilisation aztèque. Au cœur de ce réseau, les bien nommés pochteca aztèques (les marchands de longue distance) s’en mettent plein les fouilles. À l’instar de Free aujourd’hui, les pochetca ont tout compris.

Ce réseau qui précéda l’empire aztèque n’échangeait pas seulement des plumes mais toutes sortes de biens de luxe comme les coquillages spondilus, considérés comme offrandes et monnaie d’échange. On connait l’existence d’une de ces routes entre les Nazca (civilisation côtière) et les Wari (civilisation andine) puis les Incas. Il semblerait que ces réseaux aient été des sources principales d’approvisionnement en plumes. Les marchands fournissaient la Méso-Amérique de plumes précieuses d’Amazonie et l’Amazonie de richesses de la Méso-Amérique. 

De grands marchés favorisaient ces transactions. On y trouvait aussi bien des plumes brutes que les produits manufacturés recouverts de plumes et réservés à l’élite.

Marchand de plumes dans le Codex Florentin 10, folio 41r

Un autre astucieux moyen d’obtenir ce que l’on convoite lorsqu’on occupe l’avantageuse position de roi ou d’empereur consiste à faire payer ses vassaux en guise de remerciement de ne pas en faire des esclaves ou de la bouillie. Le tribut fut ainsi une manne de luxueux artefacts, autant chez les Aztèques que chez les Incas. 

Ces tribus considérables provenaient de toutes les régions conquises et consistaient essentiellement en des objets ou vêtements de plumes, parfois même d’oiseaux morts ou vifs. 

Pedro Sánchez de la Hoz (1514 – 1547), marchand espagnol et conquistador, nota qu’il existait près de Cuzco un entrepôt contenant en permanence plus de 100 000 oiseaux séchés dont les plumes étaient utilisées pour confectionner des vêtements. Son compatriote Bernabé Cobo (1582 – 1657) assista quant à lui à un paiement de tribut aux Incas prenant la forme de 1000 cages toutes remplies d’oiseaux.

Ces oiseaux devenaient le plus souvent des oiseaux de compagnie à moins qu’ils ne soient placés dans une volière royale ou impériale, à l’image de celle du souverain aztèque Motecuhzoma Xocoyotzin (1466 – 1520) qui abritait notamment des aigles, des spatules rosées, des troupiales, des perroquets jaunes, perruches, gros perroquets et faisans.

Plumes offertes en tribut à l’empereur Ahuitzotl. Codex Florentin

Souvent ces volières royales servirent de réserve aux plus talentueux artisans de plumes, ceux qui – à l’image de nos plus brillants artistes européens sous l’Ancien Régime – ne travaillaient que pour l’aristocratie et l’élite. 

Dans l’empire aztèque, ces artisans étaient connus sous le nom de « Amanteca » en référence à Āmantēcah, la divinité qui réalisa les parures et le masque de Quetzalcoatl, le mythique serpent à plumes et la divinité majeure du panthéon méso-américain. Ces artisans qui se souhaitaient aussi exceptionnels que leur éminent ancêtre, se virent réserver par l’élite dirigeante un quartier nommé « Amantlan » au sein même de la capitale aztèque de Tenochtitlan, cité qui n’était pas du genre à accueillir les pécores. 

Quetzalcoatl en andésite. Culture Aztèque, XVe siècle. Musée du Quai Branly. © Musée du quai Branly - Jacques Chirac, Dist. RMN-Grand Palais / Daniel Ponsard

Encore une fois, la mise en scène du pouvoir des élites est brillamment orchestrée à travers les objets même du luxe. Car si ces artisans plumassiers exceptionnels sont comparés au mythique Āmantēcah alors cela signifie que les élites portant leurs œuvres sont également comparables à la puissante divinité Quetzalcoatl.

La technique du tapirage

Cette technique mise au point en Amérique du sud fut autrefois très répandue dans le bassin amazonien. Elle n’est quasiment plus pratiquée aujourd’hui bien qu’elle permit pendant de nombreuses années d’obtenir des plumes de très grande valeur dont les couleurs et les ne motifs se trouvaient pas à l’état naturel.

Le tapirage consiste à changer artificiellement la couleur des plumes d’un oiseau. Une fois qu’un oiseau aura subi un pareil traitement, ses plumes ne repousseront plus jamais de leur couleur d’origine.

Coiffe en plumes tapirées. Circa 1960-1970, ethnie Enawenê-Nawê, Brésil. © Musée du quai Branly - Claude Germain

Pour réussir ton tapirage, il te faut un oiseau de type perroquet aux couleurs sympathiques mais peu spectaculaires. Un perroquet vert fera parfaitement l’affaire. Ils furent d’ailleurs souvent les sujets de ces manipulations génétiques précurseuses. Il convient alors de plumer ton oiseau sur une petite surface. Prends garde de ne le plumer entièrement ! Tu le tuerais à coup sûr !

À ce stade, deux écoles s’opposent. La première élabore une mixture à base de sang ou de peau de grenouille, de graisse animale et / ou de matières végétales tel que les fruits rouges du roucoyer, et en badigeonne la peau déplumée de la bestiole. La seconde astreint le malheureux volatile à un régime alimentaire constitué généralement de graisse de poisson. Qui du régime alimentaire ou de la coloration agit le mieux ? Nul n’est certain de la réponse. Néanmoins, le résultat est unanime. Une fois que les plumes repoussent, elles ont perdu leur couleur verte pour se parer d’un jaune resplendissant seulement maculé d’élégantes tâches rouges.

Le tapirage fut encore une manière d’obtenir de précieuses plumes colorées. Si plusieurs ethnologues ont douté de cette technique par le passé, elle est aujourd’hui tout à fait avérée et de rares musées présentent dans leur collection des œuvres de plumes tapirées.

De rares œuvres de plumes blanches inca furent découvertes associées à des personnages féminins. Ces femmes ne pouvaient manifestement pas prétendre aux très belles parures en plumes colorées traditionnellement réservées aux hommes. Les plumes blanches moins rares et moins onéreuses que celles venues d’Amazonie n’en forment pas moins de superbes coiffes dont la qualité ne laisse pas douter de la grande valeur. 

Coiffe de plumes blanches, Inca. Circa 1450 – 1532. © KMKG – MRAH

Ces coiffes eurent sans aucun doute une importance rituelle particulière très probablement liée au statut d’aqllakuna les « femmes choisies » séparées de leur famille pour devenir des concubines ou des religieuses.

Coiffe trouvée sur la tête de la jeune femme. Civilisation Inca, fin XVe - début XVIe siècle. Plumes sur laine (34 × 47 cm). Museo de Arqueología de Alta Montaña de Salta. © Johan Reinhard

Pourtant, des œuvres de plumes blanches et brunes incas devinrent plus fréquentes avec le début de la conquête espagnole. Ce brusque changement qui privilégia ces plumes assez ordinaires au détriment des plumes amazoniennes pourrait être un indicateur du bouleversement engendré par les Espagnols. Ces derniers, non contents de détruire irrémédiablement des trésors de civilisations, perturbèrent les routes commerciales traditionnelles coupant l’accès est-ouest qui alimentait la côté en plumes tropicales colorées.

Tunique inca en plumes, culture Inca entre 1470 et 1534 de notre ère. © Los Angeles County Museum of Art

L’artisanat de plumes, supporté par un commerce important et des tributs qui l’étaient tout autant, n’aurait-il pas du laisser plus de traces matérielles ? La densité en plumes de chaque œuvre justifie en partie son statut de bien de luxe et donc sa rareté. Les lois somptuaires sont une seconde explication aux minces découvertes de ces objets précolombiens aujourd’hui, sans compter leur fragilité et leur difficile conservation. Pourtant, une des raisons majeures tient à l’attitude des Aztèques lorsqu’ils durent affronter l’idée de la défaite : les dirigeants et guerriers méso-américains s’empressèrent de brûler ce qu’ils avaient de plus précieux, à savoir leurs parures de plumes. On imagine aisément quel déchirement cela pu être pour ces civilisations qui sacrifiaient, avec leur propre perte, ce qui avait le plus de valeur à leurs yeux.

Les Incas agirent probablement de la même manière. Néanmoins, cet art ne disparut pas et ressuscita sous une nouvelle forme…étonnante. À découvrir dans le prochain article consacré à l’histoire des objets en plumes d’Amazonie. 

Bannière inca en plumes, culture Inca entre 1470 et 1534 de notre ère. © Los Angeles County Museum of Art
  • BERDAN Frances, « Circulation of Feathers in Mesoamerica », Nuevo Mundo Mundos Nuevos [En ligne], Colloques, mis en ligne le 21 janvier 2006
  • Brown, Mary B., The Emergence of the Bird in Andean Paracas Art. c. 900 BCE - 200 CE (2016). CUNY Academic Works
  • Collectif, L'art de la plume en Amazonie, Mona Bismarck Foundations, 2001
  • Sous la direction d'Heidi KING, Peruvian Featherworks, Art of the Precolumbian Era, MET Publishing, distribué par Yale University Press, New Haven and London, 2012
  • MÉTRAUX Alfred. Une découverte biologique des Indiens de l'Amérique du Sud : la décoloration artificielle des plumes sur les oiseaux vivants. In: Journal de la Société des Américanistes. Tome 20, 1928. pp. 181-192
  • PREVOST B., L'ars plumaria en Amazonie, pour une esthétique minoritaire, in "Les apparences de l'homme", dossier coordonné par Gil Bartholeyns, 52-9, 2011 in Civilisations, Revue internationale d'anthropologie et de sciences humaines.
  • WILKINSON D., The influence of Amazonia on state formation in the ancient Andes, Antiquity Publications Ltd, 2018antiquity 92 365 (2018): 1362–1376