Liber amicorum, album ou thesaurus amicorum, livre d'amis ou d'amitié, tous ces ouvrages ont le même objectif : recueillir et conserver le témoignage d'une relation particulière et amicale entre deux individus.Mais l'ami du XVIe siècle n'est pas le même que celui du XIXe et pourtant se rapproche de celui que l'on collectionne sur les réseaux sociaux. Histoire d'un objet d'ostentation sociale.
À chaque révolution ses nouveaux media. La révolution numérique est parvenue à créer des êtres humains convaincus qu’ils étaient tous des génies. Pourtant, le nombre de mort par selfie ne cesse d’augmenter. C’était mieux avant. En réalité, probablement pas. L’être humain est une intemporelle déception et c’est là sa plus remarquable constance. Après l’écriture, l’invention de l’imprimerie – qui n’imprima pas que des chefs d’œuvre – engagea néanmoins nos ancêtres avides de reconnaissance, à se prémunir du couperet de l’oubli en faisant montre de leurs sciences plutôt que de leur plastique – qui ne l’était pas encore littéralement, faute de bons chirurgiens. Ainsi en va l’être humain, aussi génial à créer qu’il l’est à décevoir.
Pour témoigner de ces deux caractéristiques, probablement présentes à égales mesures en chacun de nous, l’amitié possède la versatilité suffisante pour balayer tous les spectres des émotions, de l’amour aveugle à la haine viscérale – parfois même au sein d’une seule et même relation – jusqu’ici, rien de nouveau. Pourtant, ce sentiment n’a pas été pareillement considéré par les époques précédentes. Ce qui nous semble être ami aujourd’hui ne l’était pas toujours en ces termes il y a deux ou trois cents ans.
Objet curieux, polymorphe et témoin des premiers temps de l’imprimerie et de l’évolution du concept de l’amitié, les livres d’amis sont l’ancêtre des réseaux sociaux. Ces derniers, finalement, n’ont rien fait d’autre que d’exacerber des pratiques déjà populaires depuis la fin du Moyen-Âge.
La révolution imprimée et la preuve d’amitié
Si l’idée n’était pas anachronique, on pourrait supputer que les dénominations variées des livres d’amitié sont le fait de jeunes communicants payés trop cher pour tirer des méandres de la purée neurologique qui leur sert de cerveau des noms flattant le commerce. Or, s’essayer à nommer précisément le contenu d’un livre d’amis revient à considérer que le terme même de « livre » ne qualifie pas avec suffisamment de précision les spécificités de chaque ouvrage dans la généralité plus large qu’est l’édition. Entreprise vaine donc mais dont on peut néanmoins entendre l’ambition. Car les liber amicorum, les alba amicorum, thesaurus amicorum ou même albums de poésie ou livres de souvenirs sont à la fois la même chose et tous très différents. Pourtant, une certaine homogénéité singularise les tout premiers livres d’amis, produits dérivés que Johannes Gutenberg (vers 1400 – 1468) n’avait pas envisagé, trop occupé qu’il était à faire en sorte que ses premiers ouvrages (que le fin connaisseur désigne sous le nom d’incunables) ressemblent comme deux gouttes d’eau à des manuscrits richement enluminés par des moines copistes myopes à force de manier la plume.
En Allemagne où naquit le livre d’amis, l’usage du terme Stammbuch (livre de famille, livre d’origine) l’emportait à l’unanimité en 1570. Sa définition, qui n’avait pas grand chose à voir avec ce que le terme désignait normalement, ne manquait pas d’aplomb. Car le livre d’amis repose sur un principe simple : le propriétaire du livre invite d’autres individus – eux-mêmes propriétaires ou non d’albums – à inscrire pour l’éternité (c’était aussi naïf que souhaité) leur lien indéfectible avec le dit-propriétaire, sous différentes formes qui évoluent avec la physionomie même des alba amicorum.
Si le propriétaire de l’album choisissait ceux qui pouvaient ou pas apposer leur signature dans son livre, il faisait fi des lois de la généalogie, sélectionnant à son goût les personnes susceptibles d’être revendiquées comme étant de sa « famille ». L’invitation à apposer son nom dans le Stammbuch équivalait donc à une invitation d’amitié aujourd’hui sur les réseaux sociaux. Si ce n’est que le refus ou l’acceptation n’étaient pas affichés librement à la vue de tous. Pas encore. Avant même que l’unanimité ne se fasse sur la dénomination de l’objet, ce dernier apparaît balbutiant dans la seconde moitié du XVIe siècle.
L’imprimerie, comme toute révolution, suscite de nouveaux usages, et s’attache d’abord une élite qui a les moyens financiers et/ou intellectuels pour accéder aux nouveautés. C’est le début de ce que l’on nomme aujourd’hui les politiques éditoriales. Les imprimeurs se tournent ainsi naturellement vers deux publics susceptibles d’avoir les connaissances nécessaires (savoir lire) et les moyens financiers pour accéder au nouveau médium dont ils font commerce. Deux cibles de choix se distinguent : les universitaires et les ecclésiastiques.
Étonnement, les réseaux sociaux actuels attirent à eux les ersatz dégénérés de ces honorables ancêtres, à savoir les théoriciens du complot, les néo-guru-coach de vie et autres yogis siliconés. Les échos de l’Histoire sont décidément bien cyniques.
Pour le sujet qui nous concerne, il se trouve que la ville de Wittemberg, près de Leipzig, ne manque pas de clients. Grâce à deux figures emblématiques, Martin Luther (1483 – 1546) et Philippe Mélanchton (1497 – 1560) – aucun lien -, les imprimeurs impriment dru les nouvelles idées de ces réformateurs bien décidés à balancer à Jésus les combines douteuses des prélats ripoux.
L’enthousiasme suscité par la Réforme est au moins équivalent à celui de la tecktonik dans les années 2000. Les étudiants convaincus par l’éloquence de leurs maîtres se pâment pour un autographe de leur main, comme ne le font plus aujourd’hui les adolescents fébriles aux portes de l’Académie française. Rapidement, l’usage se répand de confier l’espace vierge d’un livre imprimé au sage témoignage d’un professeur admiré. Ce dernier y dispense une copieuse dédicace ponctuée de judicieux conseils, ayant davantage trait à la probité de l’esprit qu’au large éventail de problèmes résolus par l’emploi proportionné de vinaigre blanc.
Le prix unique du livre n’étant pas encore l’objet d’un quelconque consensus, ni à Wittemberg ni ailleurs, le lecteur intelligent est en droit de s’interroger sur la nature du livre sacrifié à la graphie manuelle, à la possible rature, à l’intempestive faute d’orthographe.
Il va de soi que la quête d’un autographe tel que celui d’une rock-star comme Luther s’accompagne nécessairement d’une édition imprimée de l’un des textes de l’idole (ce qui est cocasse pour un protestant). Mais l’usage s’élargissant à d’autres personnalités plus ou moins fameuses, il devenait difficile de flatter tous les égos, et en particulier de ceux qui n’avaient pas encore publié de brillants essais. Problème que n’ont pas nos contemporains puisque même Loana a publié plusieurs livres.
Livres de costumes et livres d’emblèmes
Des professeurs, les invitations à signer s’ouvrent aux condisciples, aux confrères et bientôt à des notables de la ville universitaire. D’autant que les voyages d’étude sont encouragés. Le livre d’amis endosse alors le même rôle ostentatoire que celui des visas aujourd’hui apposés dans les passeports des voyageurs. D’une université à l’autre, d’une ville à l’autre, l’étudiant ou le professeur disposent désormais d’un support qui vaut recommandation, qui se fait la preuve tangible de relations tissées, de cours suivis, de diplômes obtenus. L’usage se normalise et il va de soi désormais de préciser le lieu et la date de l’inscription avant de composer une sentence ou un hommage fin et plein d’esprit dans l’album confié par un ami. Plus la signature d’un personnage est convoitée, plus le livre d’amis gagne en prestige. C’est une sorte de système de « like » primitif, et le liber amicorum va ainsi permettre de reproduire à une échelle géographiquement plus grande que celle d’une université la hiérarchie sociale de l’intelligentsia de l’époque. Si les pages de l’album amicorum se font le reflet écrit de la position sociale d’un individu, alors pages et couverture doivent indiquer au premier coup d’œil à qui l’on a à faire.
Plus question donc de se contenter de quelques cahiers de pages vierges ajoutés à la hâte à la suite des ouvrages de penseurs contemporains ou antiques. Le libraire, graveur et éditeur à succès allemand Sigmund Feyerabend (1528 – 1590) propose en 1571 à sa clientèle de Francfort le Bibliorum, un album imprimé de modèles d’armoiries et d’illustration d’histoires bibliques visant à séduire et surtout à faire progresser la morale des jeunes gens qui, de l’avis de Sigmund, laisse à désirer. C’était mieux avant.
Des albums imagés existent donc déjà et l’espace vide mettant en valeur le motif peut devenir le support adéquat pour laisser libre cours à la verve graphique des signataires. Parmi les plus plébiscités pour ce nouveau genre, les livres d’armoiries (Wappenbücher), les livres de costumes et surtout, les livres d’emblèmes. Rapidement, l’ajout de cahiers vierges à ces ouvrages devient systématique.
Quand l’habit fait le moine
Ne boudons pas le plaisir de découvrir pourquoi les livres de costumes séduisent autant que de bonnes vieilles armoiries. Cet article est long, un paragraphe de plus ou de moins ne changera rien. Pour les armoiries donc, l’usage est limpide puisuq’étant laissées vierges de tout motif, le propriétaire de l’album confiait à ses signataires le soin de peindre les leurs en remplissant les espaces dédiés ou, à défaut, d’en inventer des spécimens à la hauteur de leur démesure.
La mode des livres de coloriage ne date donc pas d’hier et il n’était nul besoin d’être en burn-out ou en reconversion pro-activo-bienveillante pour s’y adonner avec application. L’usage des livres de costumes, des gravures découpées ou copiées d’après ces derniers, est plus intriguant et il se généralise durant les trois dernières décennies du XVIe siècle. Dans Beyond the Public Sphere (voir la bibliographie), on apprend que le costume est une manière de classer géographiquement les différences. C’est aussi un indicateur des lieux où sont susceptibles de se rendre les propriétaires des albums. Les figures costumées traduisent à la fois une connaissance de la différence – même si elle relève souvent de la caricature – et dégagent un sous-texte indiquant la position sociale du propriétaire. Unique en son genre, l’album du médecin et collectionneur néerlandais Bernhard Paludanus, né Berend ten Broecke (1550 – 1633), contient plus de 140 images de costume alors qu’on en compte une dizaine dans les livres d’amis ordinaires. L’homme avait décidément la collection dans le sang.
Le plus souvent universitaire ou érudit, humaniste et/ou commerçant, le propriétaire du livre d’amis est susceptible de voyager et de s’intéresser à ses semblables étrangers. Mais ces personnages costumés ne servent pas seulement les fashionista d’antan. Ils sont aussi un discours allégorique riche : ils incarnent la « personnalité » de la ville qu’ils représentent, sa moralité et sa physionomie. En cela, ils sont porteurs d’un discours métaphorique, parfois énigmatique. Ce goût du mystérieux et de l’énigme caractérise justement les ouvrages à succès reconvertis en livres d’amis : les livres d’emblèmes.
Les livres d’emblèmes
Certainement, les emblèmes sont l’équivalent érudit et élégant des private jokes souvent douteuses qui essaiment à notre époque contemporaine. L’emblème n’est pas une sorte de logo, c’est un art de l’allégorie et de l’énigme. Il emprunte aussi bien à la symbolique hiéroglyphique (il n’est pas nécessaire de rappeler que ces derniers ne seront véritablement déchiffrés qu’au XIXe siècle, quoi qu’en pense Athanase Kircher), à la devise, à l’esprit érudit et humaniste. Il est en somme la citation chic du dîner mondain si ce n’est qu’il est écrit et que la mondanité prend la forme d’un livre d’amis.
Enfin, l’emblème n’est pas uniquement une image. C’est une composition réunissant trois éléments : une devise – généralement empruntée aux auteurs anciens ou aux Écritures -, une image et un commentaire bien senti. L’ensemble doit sembler énigmatique au premier abord avant d’être déchiffré et de révéler la finesse d’esprit de son compositeur mais également celle de son découvreur. L’emblème joue ainsi un rôle fédérateur entre deux amis ou entre différents lecteurs ayant accès à l’emblème. Sa compréhension avalide l’appartenance à un cercle d’amis dont la position sociale est ainsi admise et entendue.
En effet, mieux vaut être sûr de soi et armé d’une solide connaissance des discours allégoriques et des sujets de prédilection des humanistes lorsqu’on s’attaque à ce type d’images. Titrée In Momentaneum Felicitatem (Sur le bonheur fugace), il faut y voir une vanité du bonheur, de la richesse et de la gloire. Pour illustrer ce propos, notre contemporanéité se serait contentée de montrer le ridicule des poses d’un influenceur ou d’une influenceuse en pleine séance de selfies mais l’Humanisme a le goût de la fantaisie et le bronzage dubaïote évoque davantage l’ennemi mécréant de la Sublime Porte qu’une quelconque forme de réussite sociale.
La gravure montre un pin planté au milieu de la campagne, autour duquel croît une courge qui déjà donne des fruits. Fort heureusement, un commentaire – en latin – vient éclairer – dans la mesure de la compréhension du latin – l’illustration ; ce n’est pas toujours le cas.
Il est précisé que lorsque la courge rampant sur l’arbre dépasse le sommet du pin, elle se croit être le plus haut de tous les arbres, mais le pin lui rappelle que sa gloire est éphémère car ses feuilles caduques tomberont aux premières gelées d’hiver. L’évidence même à bien y regarder.
Ainsi fleurissent nombre d’ouvrages d’emblèmes dont plusieurs exemplaires pouvaient être reliés en alternance avec des feuillets vierges, l’ensemble formant un livre d’amis tout à fait présentable. Parmi ces ouvrages, le plus fameux est sans nul doute Emblemata, rédigé par Andrea Alciato (1492 – 1550), créateur du genre des emblèmes avec ses allégories en vers latins traitant de sujets moraux. Bien que l’ouvrage n’avait pas vocation à devenir la matière des alba amicorum, les Emblèmes d’Alciato vont séduire par ce savant mélange de connaissances et de codes qui font l’élitisme et trient le bon grain de l’ivraie inculte et vulgairement hermétique au raffinement des langues mortes. La première édition parut à Augsbourg en 1531 avant d’être rééditée une centaine de fois et traduite en français, en italien, en allemand, en anglais ou encore en espagnol, comme Dan Brown aujourd’hui.
Les emblèmes deviennent un des supports favoris pour la création de liber amicorum. Les plus talentueux des contributeurs s’essaient parfois à en créer eux-mêmes ou bien à en reproduire pour faire montre de leurs talents comme de leur sagacité.
Contribution de Christophorus Cessius à l’album amicorum de Bernardus Paludanus, 25 September 1580, pen and gouache on paper, The Hague, Koninklijke Bibliotheek.
Cela va se corser au XVIIe siècle avec des énigmes de plus en plus salées, dont on peine encore aujourd’hui à percer la signification. Parmi ces jeux d’esprit d’antan qui en disent long sur la faiblesse des nôtres, on trouve régulièrement des suites de lettres majuscules formant des messages cryptés particulièrement ardus. Pour trouver la clef, il faut s’armer de patience et surtout du dictionnaire (en allemand) des devises de Stechow (Stechow, Friedrich, Carl Freiherr v., Lexikon der Stammbuchsprüche), sans quoi l’expérience porte un coup rude à l’égo.
Un exemple seulement avec les lettres suivantes : WGVTHWG qu’il faut comprendre comme la devise Wer Gott Vertraut, Tut Handeln, Wie Gott (behiehlt), soit « Celui qui a confiance en Dieu, agit comme Dieu (l’ordonne) ».
La postérité des livres d’amis porte au-delà des XVIe et XVIIe siècles et l’édition de ces albums représente une manne commerciale incontournable. La frontière est floue entre livres d’emblèmes, livres de costumes et liber amicorum, auxquels il faut ajouter les livres d’icônes réunissant des portraits de personnages célèbres, anciens ou modernes (philosophes, penseurs religieux ou humanistes, professeurs). Tous ces ouvrages s’alimentent les uns les autres par des découpes, des copies ou des ajouts. Du pain béni pour les libraires, éditeurs et imprimeurs qui vont s’emparer de cet objet aux multiples facettes et faire fructifier leur commerce.
Liber amicorum : créations d’imprimeurs
Dans la seconde moitié du XVIe siècle, les quelques espaces vierges des livres d’emblèmes ou de costumes ne suffisent déjà plus et les imprimeurs ajoutent à la demande des cahiers de pages vierges interfoliés dans les ouvrages. Mais ce sont aussi de véritables créations qui sont proposées. Des carnets avec pour seuls ornements des frises d’encadrement gravées, des écus vides ou des images allégoriques sont créés spécialement. Les formats – souvent à l’italienne ou bien en in-quarto ou in-octavo – doivent être petits, facilement transportables pour répondre à l’usage des voyages d’étude. Dès lors, les libri amicorum deviennent davantage encore des créations uniques et spécifiques à leur propriétaire. Bientôt s’ajoutent aux traditionnelles dédicaces, des dessins, des poèmes, des mélodies écrites et tout ce qui est susceptible d’être posé sur une feuille de papier.
Le Thesaurus Amicorum publié en 1558 par l’éditeur lyonnais Jean II de Tournes (1539 – 1615) est exemplaire. Un grand nombre de pages blanches sont seulement ornées d’un cadre décoratif décliné en trois modèles, d’autres sont imprimées d’inscriptions latines ou grecques ou de portraits de personnages remarquables anciens ou contemporains tels Érasme, Pythagore, Platon ou Socrate. Être invité à signer ce type d’album revenait à inscrire son nom au côté de ces personnages, soit pour témoigner d’une forme de reconnaissance envers leur héritage soit pour s’y placer en héritier, soit les deux. Tout cela sous-tend un partage tacite de valeurs intellectuelles entre le propriétaire et le signataire et donc, in fine, la volonté de laisser à la postérité un témoignage ostentatoire de sa « valeur » au sein de la société. Près de cinq siècles plus tard, la forme change mais le fond demeure.
Le temps de la composition d’un album amicorum pouvait durer plusieurs années et pour certains, il était l’œuvre d’une vie. Alors l’objet recevait selon son avancement des traitements différents. Même acheté pré-imprimé auprès d’un libraire ou d’un imprimeur, le livre d’amis n’était pas immédiatement serré dans une couverture raffinée mais plus souvent conservé dans un parchemin robuste. Une fois l’album rempli, il recevait un écrin de cuir ou de papier précieux qui, encore, faisait le bonheur des professionnels du livre.
Un bon exemple de ces ouvrages aboutis et reliés est consultable sur le site Gallica (ici) et permet de feuilleter numériquement l’album amicorum de Jean Durand (mort en 1593), conseiller du roi et trésorier général des bâtiments de France. On peut ainsi admirer les bordures décoratives encadrant les dédicaces et les nombreuses pages restées vierges à la mort du propriétaire.
Page vierge imprimée d’une bordure décorative provenant de l’album amicorum de Jean Durand. Bibliothèque nationale de France. Département des Manuscrits. Rothschild 3368 (2522 d) [II, 7, 49] © Gallica
D’un point de vue artistique, les embellissements des livres d’amis fascinent par leur multitude, par leur inventivité et parfois par la signature qui les accompagne. Cabinets de curiosité de la postérité sociale, les alba amicorum ne se sentent aucune allégeance envers leurs propriétaires ou leurs contributeurs et considèrent seulement la renommée des uns ou des autres comme référentiel de leur propre valeur.
Postérité et anonymat
Alors que la mode des livres d’amis est désormais bien ancrée dans les milieux savants d’Europe du nord, les ouvrages de référence et les carnets consciencieusement imprimés, les alba amicorum s’émancipent toujours d’une forme normalisée. Dans le dernier tiers du XVIe siècle, on voit apparaître sur leurs pages des enluminures et des peintures bien trop soignées pour qu’elles aient toutes été l’œuvre des propriétaires.
D’abord ces œuvres peintes s’inspirent de ce que l’on trouve dans les ouvrages de référence servant de support aux alba et toutes ont pour point commun leur anonymat. Si elles avaient été de la main du propriétaire ou du signataire, aucun doute que l’un ou l’autre l’eut mentionnée pour se faire mousser.
Ces images étaient le plus souvent achetées auprès d’illustrateurs ou d’enlumineurs professionnels qui ne tardèrent pas à entrevoir de nouvelles perspectives pour leurs métiers.
Les contributions dessinées puisent dans les images allégoriques à la mode. Le contributeur fait montre de son talent et de son érudition tandis que le propriétaire du livre d’amis vante ainsi la qualité de ses relations.
Livre d’amitié du peintre Georg Siegmund de Nuremberg. Contribution dédicacée de Hans WM.C. Escher
Comme pour les emblèmes, citations ou icônes, certains thèmes étaient particulièrement plébiscités et faisaient l’objet de sujets pour les cahiers de modèles, fréquents dans les ateliers des graveurs et enlumineurs. Ainsi les allégories de la fortune, du bonheur, de la jeunesse, le YOLO de la Renaissance en quelque sorte (You Only Live Once : on ne vit qu’une fois. Aphorisme creux qui fut l’étendard d’une vacuité numérique, brandit sous des photographies de gens bronzés sur des bouées flamands roses dans les années 2015).
Tout aussi ostentatoires mais plus élégants, raffinés et élitistes que les enluminures et peintures vues et revues en Europe – la fast-fashion du livre d’amis – les papiers décorés autrement nommés papiers turcs ou papiers marbrés étaient le summum du luxe. Ceux des alba amicorum de Johannes Weckherlin (réalisé entre 1593 et 1608) et de son fils en sont la parfaite illustration.
Ils ne sont cependant pas les premiers à en faire usage. Les Européens appréciaient l’utilisation de ces papiers pour la reliure des ouvrages et la confection de livres d’amis depuis le dernier quart du XVIe siècle. L’influenceur considéré comme historique dans ce domaine est l’autrichien Michael von Saurau dont l’album contient les plus anciens papiers décorés connus à ce jour et datés de 1567. Ce sont des papiers silhouettes, les seuls disponibles sur le marché d’Istanbul à l’époque où Michael découvre concomitamment les délicieuses saveurs d’un met nommé kebab salade-oignon (car la tomate en provenance du Nouveau Monde est utilisée comme plante d’ornement au XVIe siècle, il n’est donc pas question d’en faire un ingrédient du kebab qui, soit dit en passant, est une spécialité parfaitement anachronique à cette époque).
À l’époque de von Saurau, une route commerciale fait transiter les papiers turcs depuis Istanbul jusqu’à Vienne, parfois même sous la forme déjà aboutie de liber amicorum. La manne commerciale est juteuse car les Européens admiratifs et jaloux constatent amèrement qu’ils ne sont pas foutus d’en faire autant (ce qui est à l’époque un poncif pour peu que l’on s’amuse à comparer les savoirs et les sciences européennes avec ceux du Moyen-Orient).
Quelques années plus tard, Georg Ringler, strasbourgeois en visite à Istanbul en 1581 acquiert également de superbes feuilles qui sont aujourd’hui d’une grande importance pour l’histoire des papiers décorés turcs.
Par la variété des matériaux qui font les supports des marbrures, les motifs de maîtres de l’époque déclinés en double face ou dans des techniques conjuguant plusieurs couches de motifs, les papiers décorés de Georg Ringler ne sont pas seulement un luxe d’un raffinement délicat et exotique. Ils sont aussi une curiosité orientale, la preuve d’une expérience rare et la déclinaison artistique du goût humaniste qui considère avec interêt toutes les créations humaines.
À l’instar des publications de voyages incontournables postées sur Instagram, les représentations peintes de sites urbains iconiques étaient déjà l’objet d’un solide commerce impliquant des peintres rodés à l’exercice et des propriétaires d’alba amicorum pour la première fois en visite dans un pays ou une ville. Aujourd’hui ou hier, l’objectif est le même : montrer qu’on y était. Il serait donc présomptueux d’affirmer que c’était mieux avant. Si ce n’est pour la forme – autrefois savamment brossée, délicatement aquarellée – le fond demeure identique.
L’album de Michael Van Meer qui voyagea à Londres dans les années 1614-1615 ne déroge pas à la règle et son livre d’amis recèle des vues londoniennes qui témoignent de son voyage (bien qu’il ait pu acheter des vues de sites dans lesquels il ne s’était pas rendu, la pratique était courante) tandis que les pages de dédicaces rendent compte de son statut social. Pêle-mêle, ce sont des dédicaces du roi Jacques Ier d’Angleterre (1566 – 1625) et de son fils Charles Ier (1600 – 1649), la reine Anne de Danemark (1574 – 1619) et son frère Christian IV roi du Danemark (1577 – 1648).
Parfois c’est la quête de signatures prestigieuses qui mène l’album amicorum à faire passer au second plan son propriétaire, triste ironie dont est toujours victime le poète et directeur de l’une des deux écoles latines d’Amsterdam Jacob Heyblocq (1623 – 1690). La postérité de ses vers est au moins égale à l’oubli dans lequel végète aujourd’hui Heyblocq. Son livre d’amis en revanche n’aura pas été vain. Car si tout le monde se fout de ce que le poète a pu composer, personne n’est insensible au délicat dessin de Rembrandt, esquissé dans l’ingrat carnet.
Pépite parmi les pépites, le stammbücher du marchand d’art et diplomate Philipp Hainhofer (1578 – 1647) réunit sur plus de deux cents pages des dédicaces parmi les plus prestigieuses de son époque. Commencé lorsque Hainhofer est âgé de quinze ans, l’album devient l’œuvre d’une vie, déclinée à la veille de sa mort en cinq volumes. Cosme Ier de Médicis y côtoie Christian IV du Danemark, Rodolphe II empereur du Saint Empire romain germanique, des princes, des diplomates et d’autres personnages de haut rang qui étoffent à chaque signature la respectabilité et le réseau du marchand. L’album de Hainhofer se fait cabinet de curiosités et réunit également des œuvres d’artistes de son temps (Anton Mozart, Lucas Kilian, Tobias Bernhard, Georg Behem, Jacopo Ligozzi, etc) et cette superbe illustration d’une botanique délicate et colorée, encore influencée par la représentation médiévale.
C’est un document d’une richesse inouïe qui renseigne autant sur les relations sociales et professionnelles que sur la diplomatie, les goûts et les intérêts de l’époque au sein du cercle restreint des cours européennes. Hainhofer qui a constitué les cabinets de curiosité de plusieurs grands personnages lègue ainsi à la postérité le reflet de sa carrière et de ses goûts personnels. C’est une exception notable dans le corpus des livres d’amis : le prestige des signatures n’a pas écrasé dans l’oubli celui qui les sollicitait. L’équilibre tient peut-être à la capacité de Hainhofer à considérer ses stammbücher comme des outils commerciaux plutôt que comme les vitrines égotiques d’une réussite sociale. À la fois faire-valoir et recueils éclairés d’œuvres d’art, ces libers amicorum sont les témoins de l’évolution d’une pratique née dans les cercles érudits des universités et qui atteint au XVIIe siècle le statut de pratique adoubée par la haute noblesse.
Livres d’amis : le succès d’une pratique
Une fois atteinte l’aristocratie, ce n’était qu’une question de temps avant que la bourgeoisie ne succombe à la mode, puis les autres catégories sociales où l’implication d’un réseau pouvait avoir une résonance dans la vie professionnelle, à commencer par les artisans.
Est-ce étonnant de voir le premier réseau social numérique créé au XXIe siècle suivre le même chemin ? Imaginé et conçu en février 2004 par Mark Zuckerberg alors qu’il est étudiant à l’université d’Harvard, Facebook s’ouvre le mois suivant à celle de Stanford, Columbia et Yale. Au fil de l’année, ce cercle très fermé d’universités d’élites accepte peu à peu d’autres étudiants des facultés moins prestigieuses, avant de s’étendre à toutes les universités d’Amérique du nord. L’année suivante, ce sont les écoles secondaires qui sont autorisées à rejoindre le réseau puis les employés des entreprises Microsoft et Apple. Le parallèle avec les livres d’amis continue avec l’ouverture complète de Facebook à tous les habitants de la planète pourvus d’un ordinateur et d’une connexion internet.
D’une pratique élitiste, le liber amicorum comme le réseau social contemporain devient une pratique populaire. Comme (presque) toujours, les pratiques sociales sont d’abord celles des élites avant d’être copiées puis adoptées par le reste de la population qui s’empresse d’y entasser un paquet de saloperies comme des milliers de photographies de chiots dans des paniers de fleurs ou des couchers de soleil sur lesquels vibrent des axiomes de développement personnel d’une inconsistance à rendre jaloux les platistes, par exemple : « Demain, je me lève de bonheur ». Ça change des esquisses de Rembrandt.
Le propriétaire du livre d’amis trie désormais ses relations en les classant hiérarchiquement, de la plus haute et la plus prestigieuse à la moins remarquable. Le goût de l’énigme se perd au profit de celui de l’ostentatoire social.
Album amicorum du baron Auguste de Sintzendorff. Manuscrits de la bibliothèque municipale de Besançon, cote Ms 1005 à 1296 © Ville de Besançon
Pratique essentiellement masculine à ses débuts, les liber amicorum se féminisent timidement à la fin du XVIe siècle, mais demeure toujours au sein de l’élite. Puis, au XVIIe siècle, les livres d’amis tendent à se normaliser. Ils perdent progressivement leur idéal humaniste pour devenir presque uniquement une transcription de la position sociale d’un individu, réelle ou généreusement améliorée (effet Facebook n°1). Le propriétaire du livre d’amis trie d’ailleurs ses relations en les classant hiérarchiquement, de la plus haute et la plus prestigieuse à la moins remarquable (effet Facebook n°2). On ne se soucie plus de déchiffrer de savantes énigmes, de briller par la composition de sentences grecques ou latines bien senties ; désormais, on souhaite voir occuper l’espace de la page par les armoiries, les blasons historiques des plus honorables familles (effet Facebook n°3). Un petit mot est le bienvenu – en langue vernaculaire, afin que tout le monde soit en mesure de le lire – afin de rendre la contribution plus personnelle et attester d’une véritable relation (ou au moins le laisser croire), enfin une signature et on n’en demande plus davantage (effet Facebook n°4).
Ces détails sont importants car ils démontrent bien que la valeur première du livre d’amis n’est pas de recueillir le témoignage d’amitiés au sens où nous l’entendons aujourd’hui mais bien au sens que ce terme portait aux XVIe et XVIIe siècles.
L’amitié fructueuse et ostentatoire, l’amitié des vrais mecs
Naturellement, l’amitié entre le XVIe et le XVIIIe siècle n’est pas uniquement celle d’arrivistes désireux de créer les liens solides d’une relation utile dans les affaires de la société. Il existe parallèlement des amitiés comme nous les recherchons aujourd’hui. Pourtant, ce sont bien les amitiés ostentatoires qui sont valorisées.
L’historien Maurice Daumas constate d’ailleurs dans L’amitié ostentatoire, XVIe – XVIIIe siècle (voir la bibliographie) que « La multiplication des éloges hyperboliques et des formules passionnées atteint des sommets dans la première moitié du XVIIe siècle : le langage de l’amitié n’a jamais été aussi proche de celui de l’amour ». Impossible de ne pas penser à Montaigne et La Boétie, si ce n’est qu’on peut déchanter rapidement en prenant conscience de ce que signifie le concept d’amitié pour les deux Classiques. Pour eux comme pour bien d’autres à cette époque, l’amitié « est unique ou presque (il ne s’en rencontre, répète-t-on après les Anciens, que tous les trois ou quatre siècles), elle assure la gloire et l’immortalité, enfin elle s’enracine dans l’Antiquité. » C’est donc avant tout un moyen de marquer l’Histoire, de vaincre le gouffre de l’oubli et, conséquemment, c’est un truc de bonhomme. Ce n’est pas moi qui le dis, mais le génial Montaigne : « leur âme [celle des femmes] est trop faible pour soutenir un sentiment aussi puissant que la véritable amitié. » Ceci explique cela : l’amitié entendue ainsi est réservée à la pratique sociale, « domaine que parcourent les hommes. En tant que lieu d’échanges symboliques entre les acteurs sociaux, sa construction [de l’amitié] date du XVIIe siècle. »
Raison pour laquelle les femmes vont devoir encore attendre un siècle avant d’être parties prenantes de relations amicales ostentatoires où les échanges épistolaires ont remplacé les livres d’amitiés.
Comme on exposait à la vue de tous les liber amicorum richement garnis, remarquablement signés, on lira publiquement au XVIIIe siècle les lettres reçues des épistoliers prestigieux.
C’est aussi la raison pour laquelle les alba amicorum sont rarement féminins jusqu’aux XVIIIe et XIXe siècles tandis qu’on en trouve dans presque toutes les catégories sociales masculines au XVIIe siècle, comme ceux témoignant des relations d’artisans au sein des corporations.
Le livre d’amis et son retour romantique
Après l’engouement pour l’amitié épistolaire au siècle précédent, le XIXe siècle post-révolutionnaire entrevoit dans l’amitié le moyen de retrouver la pureté et la vertu de relations qui consolideront la communauté sociale. L’amitié doit s’afficher non plus pour valoriser ses appuis et marquer sa place dans la société mais au contraire pour attester du caractère inoffensif ou vertueux (entendre non monarchiste) de ses relations et éloigner les amitiés de réseaux de l’Ancien Régime. Louis Antoine de Saint-Just (1767 – 1794) va même jusqu’à demander à chacun de déclarer officiellement ses amis, ce qui lui attira suffisamment d’inimitié pour qu’il soit mené à la guillotine à l’âge de 27 ans (alors que la même idée l’aurait rendu milliardaire s’il avait été étudiant à Harvard dans les années 2000.)
La pratique du livre d’amis revient en force dans les milieux artistiques et littéraires, particulièrement au sein du groupe romantique qui y voit l’opportunité d’exprimer de vibrantes émotions. Un album vendu chez Drouot en 2022 et chiffré «DB» [Dubois de Beauchesne ?] recèle de manière exemplaire la crème de la crème des artistes du XIXe siècle.
Parmi eux : Carle Vernet, Lancelot-Théodore Turpin de Crissé, Achille Deveria, Richard Parkes Bonington, François Marius Granet, Jean-Auguste Dominique Ingres, Théodore Géricault, Jacques Louis David et Jean-Baptiste Isabey. À cette belle brochette s’ajoutent les signatures de Chateaubriand, Victor Hugo, Alfred de Vigny ou Gioachino Rossini.
Il n’y a pas qu’en Europe que le livre d’amis reprend des couleurs. Outre-Atlantique, les métiers du livre produisent des ouvrages épais aux pages vierges et aux reliures élégantes en cuir. Entre artistes, entre étudiants, on laisse à ses amis des témoignages de sincérité, on affirme une amitié éternelle.
Poème et dessin signés par Mary Huggins Bishop, 6 juin 1825. Album de Mary Wallace Peck © Litchfield Historical Society
Les femmes ne sont plus exclues de cette pratique dans la mesure où elles s’en tiennent à leurs domaines de prédilection : s’occuper des gamins et coudre toutes sortes de saloperies pour rendre fiers leurs mari et progéniture et, surtout, revendiquer une piété exemplaire propre à bouter le galant loin du domicile conjugal. On voit alors leurs livres d’amitiés s’enrichirent de broderies, de canivets, de dessins, de mèches de cheveux (de leurs enfants souvent, de leurs amies parfois). Les alba amicorum féminins deviennent à quelques exceptions près de parfaits manuels illustrés de la vie féminine bourgeoisie, discrète, humble et destinée à sombrer dans l’anonymat le plus parfait.
Exception américaine notable et passionnante, l’album amicorum de Mary Peck Mansfield (1800 – ?) est celui d’une jeune fille privilégiée de son époque, envoyée à la faculté de droit de Litchfield, aussi célèbre pour son école pionnière pour jeunes filles. Cette faculté du Connecticut située au Nord-Est de New York éduqua de nombreuses personnalités qui allaient tenir des postes clefs dans la politique, la littérature, l’art et l’éducation aux États-Unis. D’ailleurs, l’album de Mary porte les signatures de George Catlin (1796 – 1872), artiste-peintre aux penchants ethnologiques car spécialisé dans la représentation des Indiens d’Amérique ainsi que de leurs us et coutumes, ou encore Catharine Becheer (1800 – 1878), enseignante américaine très impliquée dans la lutte pour l’éducation des femmes.
En Europe aussi quelques exceptions laissent le témoignage de femmes de caractère, peu nombreuses certes, mais qui ont l’ambition masculine du réseau ostentatoire. La baronne Marie de Walouïeff ne jugeait pas nécessaire de s’embarrasser de relations longues à tisser. Elle entreprit donc son album d’amitié en envoyant au contributeur dont elle désirait l’autographe une feuille vierge, requérant également une photographie signée pour illustrer la dédicace. De cette manière, elle réunit dans son livre d’amis parmi les noms les plus illustres de son temps : Léon Gambetta, Hans Christian Andersen, Alexandre Dumas et Victor Hugo, George Sand et Jacob Grimm, Giuseppe Garibaldi ou encore Jacques Offenbach. Si les dédicaces ne sont pas ce qu’il y a de plus chaleureusement amical, la dame respectait scrupuleusement la fonction initiale de l’album amicorum et, rien que pour cela, il serait bien prétentieux de lui reprocher cet exercice qu’elle réussit avec brio, sans jamais négliger l’apport considérable des outils contemporains. Aucun doute que la baronne eut fait aujourd’hui une influenceuse à succès. L’intégralité de son album peut être consulté ici.
Au XXe siècle, le liber amicorum devient une pratique anecdotique, seulement pratiquée encore par quelques artistes, littéraires ou érudits. Ainsi, le peintre Paul Delvaux (1897 – 1994) laisse en février 1950 dans l’album du journaliste, écrivain et critique belge Charles Bernard (1875 – 1961) un témoignage d’amitié aquarellé aux accents amoureux.
Enfin, réjouissons-nous car, même après tous ces siècles, certains irréductibles du bon mot, de la sentence mystérieuse et de l’allégorie à secrets ne rechignent pas aux jeux de création d’emblèmes. Ainsi, la modernité n’est pas (encore) venue à bout de l’amour du papier et de la gymnastique neuronale. Le graveur néerlandais Maurits Cornelis Escher (1898 – 1972) a laissé à l’usage de la postérité des emblèmes modernes qui sont de délicieuses friandises pour l’esprit en décroissance numérique (dont le lecteur ci-présent n’est pas puisqu’il est parvenu – enfin ! – à terminer la lecture de cet article).
Depuis les liber amicorum du XVIe siècle jusqu’aux réseaux sociaux du XXIe, trois invariables demeurent : la volonté à peine déguisée d’affirmer la place et le rôle d’un individu dans la société, sa peur de l’oubli et de l’anonymat et enfin l’esthétisation artistique ou littéraire des contenus.
Par des moyens finalement grossiers consistant à inscrire durablement à la vue de tous la valeur estimée d’un homme par le prestige de ses relations et par la cooptation sociale, les propriétaires de livres d’amis sont parvenus à esthétiser leur vie. Plus troublant encore, cette esthétisation semble être la seule capable de porter loin dans le temps le souvenir d’un individu.
Or que font aujourd’hui les réseaux sociaux et leurs photographies de voyage retouchées ? Que dit cette idéalisation factice des utilisateurs de ces plateformes ? Que disent les photographies des soirées élitistes, branchées ou des évènements mondains ? Quel autre écho auraient pu avoir les livres d’amis féminins et bourgeois que les comptes Instagram de mères de famille qui semblent évoluer dans un quotidien domestique fait de couleurs pastels, de jus des fruits frais et de tartines de confiture que ne renversent jamais des enfants tout droit sortis d’un numéro de Vogue ? Et surtout que disent de notre société les réactions suscitées par ces clichés
L’envie, la jalousie, la parfaite conscience de la mise en scène sont-elles des émotions si différentes de celles suscitées par leurs antiques versions papier ?
Rien n’a changé. Ce n’était sûrement pas mieux avant. Seulement, l’être humain est, par nature, constamment décevant.
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merci pour pour vos passionnants, généreux partages qui sont des réjouissances pour l’esprit!
Merci Danièle 🙂