À la fois la fin et ses moyens, les plis de l’origami sont autant de chemins invitant à s’interroger sur la fragilité de l’éphémère et la complexité du vivant.

Shide sur une corde Shimenawa, une corde sacrée à laquelle sont suspendus des origami en papier washi. © Japan Liebe

Dieux de papier

Jusqu’à ce que l’archéologie contredise son mythe, Cai Lun (50 – 121), haut fonctionnaire chinois à la cour des Han orientaux (25 – 220), était considéré comme l’inventeur du papier. Pourtant, à l’époque où cette figure incontournable de l’empire chinois forge sa légende, le papier est déjà utilisé et son secret jalousement gardé depuis au moins deux siècles. Il faut attendre le VIe siècle pour qu’il atteigne le Japon, via la Corée. La technique se perfectionne si bien que les papetiers japonais effeuillent bientôt une pâte qui produit en séchant ce que nous appelons encore aujourd’hui le papier washi. Ce papier blanc, diaphane et velouté est confectionné à partir de fibre de mûrier.

Il existe en japonais plusieurs mots pour désigner cet arbre et ses différentes variétés, mais le terme kuwa est le plus utilisé, suivi par kôzo et kazinoki. Or, kuwa compose lexpression « kuwabata, kuwabata ! » que lon pourrait traduire par « toucher du bois ». Cette locution verbale semble plonger ses racines dans l’habitude japonaise ancienne de se prémunir de la foudre en se réfugiant dans un champ de mûriers hara (le h devient b dans le mot kuwabata). Cette croyance a-t-elle voyagé avec le papier ? Ainsi, en Chine, le mûrier est considéré comme un arbre sacré, immortel, dont on affirme – sans qu’il soit aisé de le vérifier – qu’il n’est jamais touché par la foudre. Ajoutons que le mot japonais kami, désignant le papier, est également le terme qui signifie dieu. Or, l’homophonie en Asie est un puissant vecteur de symboles culturels. Ainsi donc, le papier serait divin et le divin serait papier, avec toutes les prérogatives qui peuvent y être attachées.

Papier washi japonais
Papier washi marqué de motifs hexagonaux

Il semble qu’originellement la feuille de papier en pulpe de mûrier commence à être pliée selon la forme de ce qui inspire la crainte : deux shide assemblées et accrochées sur une baguette de bois de mûrier haraegushi, deux guirlandes pliées en zigzag formant comme des éclairs de papier. Cet ensemble est nommé gohei. Ce dernier est aussi ambivalent que les kami, parfois amical, parfois ennemi. Et, comme eux, il s’installe, disparaît et communie, sans bruit, dans la nature et à son rythme.

Aussi blancs que la lumière, les shide satisfont le culte de la blancheur des croyances shinto. Ce blanc immaculé qui trahit indéniablement d’éventuels défauts ou se montre au contraire dans toute sa pureté, touche à la perfection, et la perfection au divin. Le papier washi, considéré dans sa seule matérialité, répond à cet idéal. Les fibres de mûrier, longuement nettoyées de toutes leurs impuretés, sont porteuses d’une symbolique spirituelle. Dans le processus même de fabrication du papier, elles sont un matériau doublement idéal pour l’usage sacré.

Le gohei est toujours d’usage dans les rituels shinto. À la blancheur du papier et aux formes de ses plis s’ajoute le bruissement de la feuille de washi, dont le son apaisant aurait le loisir de plaire aux dieux, de les garder en éveil et de favoriser la purification d’un lieu, d’un objet ou d’un individu, littéralement placé sous sa protection. Pour cela, les shide sont toujours maintenus « au-dessus » grâce à l’haraegushi, ou suspendus à une corde shimenawa. À l’instar des mûriers, les gohei formés par les shide sont une démarcation et un intermédiaire entre le monde spirituel et le monde profane. L’étymologie vient appuyer cette lecture puisque shide viendrait de shidesu, « signifier » (signifier le non-humain, le divin).

Ces pliages en papier washi se nomment "gohei". Ils sont composés de deux "shide" qui évoquent par leur matière et leur forme les éclairs et la foudre.

© Hikaru Inoue

Ces papiers blancs pliés, d’abord offrandes aux dieux au côté du sel, du saké ou du riz, deviennent peu à peu des objets manifestant le passage des kami qui, toujours en mouvement, se réfugient dans la nature ou dans ses phénomènes, là où l’humain ne met pas les pieds. Les gohei permettent d’indiquer ces lieux aux kami. Sori Yanagi (1915 – 2011), éminent designer japonais et directeur à partir de 1977 du musée dArt populaire japonais de Tokyo, qualifiait ces papiers pliés de « plus important symbole japonais pour une divinité ». La tradition a perduré. Ces guirlandes séparent toujours dans le shinto contemporain le sacré du profane, créant pour le fidèle un refuge à l’abri des malveillances invisibles et foudroyantes.

Shide à l'entrée d'un temple japonais. © A british prof in Japan

Les papiers pliés ont expérimenté d’autres formes sans se départir de cette fonction sacrée. Il existe toutes sortes de pliages qui sont autant d’offrandes aux dieux. Mais ce qui s’approche le plus des origami tels que nous les connaissons aujourd’hui apparaît vers le XIIe siècle. Les Japonais plient alors leurs premiers noshi — abréviation de noshi-awabi — un origami stylisant un ormeau coupé en lamelles et longuement séché. La signification de ce papier plié reste floue, mais assurément auspicieuse. Il était déposé sur les autels, accroché sur les cadeaux ; il est toujours considéré aujourd’hui comme un porte-bonheur.

Quelles que soient leurs formes et leur complexité, ces origami sont tous pliés (ori) dans du papier (kami), bien que le mot origami n’apparaisse qu’en 1880. C’est là leur plus intéressante particularité. Pourquoi, en effet, emprunter des chemins compliqués pour créer une forme sans jamais couper ni coller ? Pour la même raison quun bon chrétien ne scierait pas en deux Jésus sur sa croix : on ne coupe pas un dieu en deux. Il en est de même pour une feuille de papier signifiant le sacré, dans sa matière et dans sa forme.

© Ramona Malfatti
Origami noshi © Ptanime

Plier pour exaucer

Jusqu’au XVIIe siècle, plier du washi est un art aristocratique nommé orikata, et sert aussi bien au rituel qu’au loisir. Puis, au cours de la période Edo (1603-1868), le washi se rend plus abordable et se plie finalement à des usages utilitaires au sein des classes populaires. Une fois à la portée de tous, ce papier séduit par sa résistance, et ses déclinaisons pratiques se multiplient. Il suffit par exemple de le plier adroitement pour en faire un sachet dans lequel il est possible de presque tout transporter.

Extrait de Hiden Senbazuru Orikata

En 1797, le poète Rito Akisato (actif de 1776 à 1830) et le moine Rokôan Gido (1761 – 1834) rédigent un premier ouvrage dédié à lart du papier plié Hiden Senbazuru Orikata, Secret pour plier un millier de grues. Le lecteur y trouve des modèles de pliages de ces oiseaux accompagnés de poèmes comiques (kyoka). Cet art se répand finalement dans toute la société japonaise sans jamais se départir de ses origines shinto et de ses consonances poétiques. C’est ce que rappelle la triste histoire de Sadako Sasaki (1943 – 1955). Une légende japonaise rapporte que quiconque parvient à plier mille origami de grues voit son vœu le plus cher exaucé. Au matin du 6 août 1945, Sadako est âgée de deux ans et semble sortir indemne des décombres d’Hiroshima. Elle grandit normalement jusqu’à ce qu’une leucémie ne lui soit diagnostiquée en 1954. Sadako a onze ans et se raccroche désespérément au mythe des mille grues, formant le vœu de guérir. Lorsqu’elle s’éteint l’année suivante, elle a plié 644 grues. Ses camarades d’école plièrent en son souvenir les 356 grues qui manquaient afin que Sadako puisse être inhumée avec ces origami dans lesquels elle avait placé tous ses espoirs.

Déplier le vivant

Si l’origami n’a pas pu sauver Sadako, il emprunte aujourd’hui de nouvelles formes qui, un jour, sauveront peut-être des vies. En 2015, des chercheurs du MIT ont développé un minuscule origami robotisé. Présenté sous la forme d’un petit carré ressemblant davantage à une carte SIM qu’à Terminator, le robot prend forme sous l’effet de la chaleur en suivant un pliage d’origami. Capable de se déplacer selon un itinéraire donné, de franchir des obstacles, de nager, de déplacer des petits objets, il se biodégrade dans du liquide une fois sa mission terminée. Ce robot prototype porte, comme les mille grues, de grandes espérances. Économe et rapide à fabriquer, il pourrait être utilisé pour porter un médicament dans le corps humain ou comme outil de chirurgie. Une fois sa mission accomplie, il disparaîtrait dans le corps, petit à petit, comme le gohei de papier disparaît discrètement dans les sanctuaires où il est accroché.

S’éveillant à la chaleur, il se transforme, passant d’une surface plane à de savants pliages, il peut agir de multiples façons tout au long de sa vie avant de disparaître aussi poétiquement qu’il est apparu.

Le robot origami du MIT © MIT

Si l’engouement quasiment mondiale pour l’origami tient d’abord à des raisons esthétiques, il est aussi hautement considéré pour son optimisation structurelle : un seul morceau de papier permet de créer toutes sortes de formes complexes. L’économie de moyens engendre une pureté des lignes et inspire depuis longtemps les architectes, comme Akihila Hirata, l’agence britannique Aedas ou encore l’agence Diar Consult (Tours jumelles Al Bahar à Abou Dabi) et le cabinet d’architecture Broissin Architects (centre culturel Roberto Cantoral à Mexico).

Tours jumelles Al Bahar à Abou Dabi © Serbanews
Centre culturel Roberto Cantoral à Mexico © AA13

Imprégné de spiritualité, lorigami évoque avec délicatesse le parcours dune vie, marqué des nombreux plis de l’existence. Des plis guidant notre existence pour grandir, sadapter, vivre et finalement s’éteindre modestement, en paix.

Origami de grue
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