Aussi à l'aise dans la création de remèdes que dans celle des armes, l'être humain regorge d'inventivité et de virtuosité. Et puisque l’objet joue avec la vie et la mort, sa symbolique n’est jamais dépourvue d’intérêt. Le keris ou poignard indonésien en est une superbe illustration.

Nota bene : te voilà à nouveau, adorable lecteur, face à un article long qui, je te l’assure, n’est aucunement nuisible à tes performances cérébrales. Bien au contraire.

Keris balinais du XXe siècle. © The Jorge Caravane Collection

Arme blanche d’Indonésie et de Malaisie, le keris (que les hérétiques écriront « kriss » ou pire « cris ») est une arme ancienne : le plus ancien keris daté porte l’indication « 1264 Saka »(le calendrier hindouiste Saka débute en 78 ap. J.C., ce qui équivaut pour la datation de cette arme à l’an 1342 de notre ère). La plus ancienne représentation de keris apparaît sur les bas-reliefs de Panataran, temple javanais du XIVe siècle et les récits des commerçants chinois du XVe siècle font état de l’habitude répandue à Java de porter toujours sur soi un de ces merveilleux poignards.

Outre son ancienneté, c’est la lame du keris qui fait la spécificité de l’arme. Il en existe deux types : les keris à lame droite, nommés keris lurus, et ceux à lame ondulée, les keris luk.

D’aucuns s’imaginent que les lames ondulées ont été imaginées dans l’unique but de créer de sérieux dommages corporels oublient certainement qu’une lame droite correctement enfoncée dans n’importe quelle partie du corps n’est pas tout à fait assimilable à une séance d’acupuncture. Lame droite et lame ondulée renvoient à une symbolique faisant écho à l’importance de cette arme dans la société indonésienne.

Keris de cour au pommeau orné d'or et de joyaux. Java, circa fin XIXe ou début XXe siècle © Sotheby's

Le Keris : une arme vivante

Pour comprendre toute la valeur du keris en Indonésie, il est essentiel de rappeler à ton cerveau engourdi que la pensée symbolique indonésienne fut longtemps imprégnée de la pensée védique / hindouiste / bouddhiste : l’Homme est la partie d’un Tout. Ce Tout relie entre eux tous les éléments de l’Univers, du plus petit au plus grand organisme, ce qui inclue l’eau et même les cailloux. Je le répéterai mais essaie quand même de bien enfoncer ça dans ton crâne, c’est important.

Le Tout c’est l’Univers et le keris réunit en lui seul ce Tout. Le keris indonésien est vivant. Si.

Commençons par les parties qui le composent. Trois principaux éléments sont essentiels :

  • le pommeau ou littéralement « poignée » : ukiran
  • la fourreau : sarong
  • la lame : wilah

La poignée (ukiran) est communément en bois mais peut tout aussi bien être en métal, en os ou en ivoire. Parfois figuratives, la plupart des poignées sont de formes abstraites, droites présentant une de leurs extrémités recourbée. Le vocabulaire employé est néanmoins le détail le plus fascinant. Chacun des éléments composant l’ukiran porte le nom d’une partie du corps humain.

Vocabulaire utilisé pour décrire l'ukiran (la poignée) d'un keris.

Pour ceux qui ne maîtriseraient ni l’indonésien (ce qui n’est pas mon cas, j’en profite donc pour me la raconter un peu) ni l’anglais, voici une traduction des termes utilisés:

  • kepala : la tête
  • mata : les yeux
  • hidung : le nez
  • pipi : les joues
  • gigi  (prononcez « guigui ») : les dents
  • leher : le cou
  • badan : le corps
  • bahu : les épaules
  • tangan : les mains
  • kaki : les pieds
Pommeau (ukiran) de keris royal en ivoire sculpté incrusté de diamant et de Ruby. Surakarta (Solo), Java centre, Indonésie, début XIXe siècle. © Michael Backman Ltd

L’ukiran est ainsi assimilable à l’Homme. Or hommes et femmes indonésiens de toutes catégories sociales confondues s’habillent d’un sarong, un large tissu permettant de couvrir ses jambes. De la même manière que l’Homme s’habille du sarong, la poignée du keris s’habille du fourreau ; et ce dernier se nomme également sarong.

Le keris (lurus ou luk) conservé dans son fourreau apparait donc comme la représentation stylisée d’un être humain et devient naturellement une allégorie de son propriétaire.

Cette arme est ainsi considérée en Indonésie comme un double de la personne qui le possède. Cette caractéristique est tellement forte qu’un keris peut remplacer son propriétaire lors d’une cérémonie (et non pas au travail, faut pas déconner). Selon son ancienneté, le keris a pu devenir un objet sacré (pusaka) hérité des ancêtres et faire l’objet d’une profonde vénération. Dans ce cas, une pièce ou – au moins – un recoin d’une pièce lui sera réservé, de nombreux hommages et offrandes lui seront rendus car il est dès lors considéré comme un être vivant à part entière. Il est dans ce cas le plus important des pusaka.

Loin d'être une arme ordinaire, le keris indonésien est considéré comme un être bien vivant. Lorsqu'il atteint le statut d'arme sacrée (pusaka), il devient dès lors l'objet d'une profonde vénération.

Détail du pommeau d’un keris balinais du XXe siècle. © The Jorge Caravane Collection

Passons maintenant à l’élément le plus utile de l’arme : sa lame. Là encore, la symbolique ne manque pas mais il va falloir te concentrer un peu (ce qui ne manquera pas d’ébrouer tes neurones ramollis par trop d’heures végétatives devant Netflix).

Les Naga et leur incarnation dans les keris

Il est fréquemment admis que la lame lurus (droite) soit la représentation d’un serpent Naga – reptile mythologique asiatique – au repos, perdu dans la contemplation ou méditant. Cependant, son pouvoir veille et la bestiole est prête à surgir en cas de danger.

La lame luk (ondulée) est celle du même Naga qui est cette fois en mouvement, agressif et bien vivant. Cette conception est attestée par la fréquence du motif du serpent sur les deux types de lames lurus et luk. Ce serpent fait précisément toute la symbolique du keris. Sans ce dangereux Naga, ton keris est réduit à un simple Opinel nul.

La mythologie hindoue ainsi que le symbolisme de nombreux peuples attribuent au serpent une puissance magique particulière. En Asie du sud-est, le reptile est fortement liée à l’eau. Cette symbolique est très antérieure à l’influence de l’hindouisme et du bouddhisme sur ces cultures.

Or l’eau est synonyme de fertilité. Sa dimension est d’autant plus importante dans ces régions du monde où la mousson garantit la pérennité des récoltes et de fait, la survie des humains. Par ailleurs, l’influence hindouiste et bouddhiste sur ces civilisations ancra davantage le lien unissant le serpent Naga à l’eau de sorte que l’assimilation du Naga à l’eau devint un lieu commun dans les mythologies d’Asie du sud-est.

[Clique pour agrandir] Paire de Naga, originellement placés à l'entrée d'un temple balinais, XIXe siècle. © Komangary Indonesian Art Gallery
[Clique pour agrandir] Bec verseur en bronze à forme de Naga, vaisselle sacrée. Œuvre javanaise, XIIIe siècle © MET Museum

De ces mythologies d’Asie du sud-est, retiens que le serpent cosmique Ananta l’infini / l’éternel (qui n’est en rien différent de l’ouroboros grec dont j’ai parlé ici) est assimilé aux eaux primordiales. Par ressemblance, les serpents Naga – eux-mêmes plus ou moins assimilables à Ananta – habitent des paradis subaquatiques dans les rivières, les lacs et les mers.

En Indonésie, le monde souterrain correspond au monde aquatique des origines. À Java, l’énergie vitale rasa contenue dans l’eau est à mettre en parallèle avec le liquide amniotique dans lequel grandit le fœtus. Le lien étymologique s’appuie sur le mot sanskrit rasa qui se réfère au plasma sanguin dans la médecine ayurvédique. Ce plasma est considéré comme le premier tissu du corps humain à se former ainsi que celui qui nourrit les autres tissus qui prennent alors forme grâce à lui. Le plasma sanguin rasa est l’énergie vitale.

Les Naga règnant sur les eaux primordiales sont donc également les gardiens du rasa (puisque cette énergie est contenue dans l’eau/liquide amniotique). C’est également à partir du rasa que les Naga produisent l’élixir d’immortalité nommé amrita (puisque ce sont eux qui détiennent l’énergie vitale rasa. T’as pigé ?)

Toutes les bestioles ressemblant peu ou prou à Ananta et aux Naga sont donc  logiquement reliées à cette notion d’eaux primordiales, d’élixir d’immortalité et de temps infinis.

Keris indonésien présentant deux naga en or à la garde. Sarong (fourreau) en or et pierres précieuses. Circa XIXe / XXe siècle. © Silat Fatani

Si les reptiles sont à la source de la vie et de sa possible éternité, s’ils résident dans les eaux des rivières, des lacs, des mers et des océans assimilables aux eaux primordiales ainsi qu’à celles qui fournissent l’amrita, alors les Naga sont responsables de la distribution de l’eau sur Terre. Ils ont en effet autant le pouvoir de faire pleuvoir que de ne pas faire pleuvoir. Autrement dit, ils produisent la pluie, font naître les rivières et la mousson. Ils peuvent faire croître les végétaux et permettre à l’Homme de se nourrir mais peuvent tout aussi bien assécher les terres, noyer les humains et tout anéantir dans un rire sardonique en regardant le monde s’effondrer.

Dans la tradition indonésienne, le serpent Naga incarne également une notion d’amalgame cosmique : il rassemble en son sein la terre, la mer et le ciel. L’usage du motif du Naga dans l’art indonésien (sur les armes, les bijoux, le mobilier funéraire ou musical) semble être profondément ancré dans cette civilisation depuis la culture protohistorique Dong Son qui étendit son influence à travers toute l’Asie du sud-est au Ier millénaire avant notre ère. Cet amalgame cosmique s’agrégea plus tard aux différentes influences culturelles et religieuses qui affluèrent en Indonésie au fil des siècles.

Keris javanais luk (trois ondulations) dont la garde est ornée de deux nagas. XIXe siècle. © Invaluable

Cet amalgame tellement naturel pour les Indonésiens depuis de nombreuses générations est désigné par le terme Kejawèn en javanais classique (ou bien Kebatinan / Agawa Java ou encore Kepercayaan).

Le Kejawèn consiste ainsi en un amalgame de croyances animistes, bouddhistes, hindouistes et islamiques (principalement sufi). Le Kejawèn se vit au quotidien, encore aujourd’hui, dans cet archipel qui est le plus grand pays musulman au monde. Les prénoms donnés aux enfants ou les toponymies font régulièrement référence à la mythologie hindouiste, les superstitions sont très fortes et côtoient une exemplaire tolérance envers les différentes religions présentes et pratiquées au travers de ses milliers d’îles.

C’est le Kejawèn quipermet d’établir un lien très étroit entre la mer, le ciel, la terre et les Naga. La littérature du sud-est asiatique est riche en références élevant le serpent au rang de médiateur entre le monde des esprits (chtoniens et célestes) et le monde des humains. Cette aisance à circuler d’un monde à l’autre tient à ce que l’eau- favorisée par sa nature fluide, son absence totale de « dureté » – dans laquelle vit le serpent affaiblit les frontières entre les différents mondes . Le serpent passe ainsi aisément des profondeurs chtoniennes aux hauteurs célestes. Or, il est une manifestation météorologique qui unit ces mondes : l’arc-en-ciel.

[Clique pour agrandir] Keris indonésien luruk (droit) orné d'un naga en or. Sarong (fourreau) en bois, XIXe siècle. © Pinterest
[Clique pour agrandir] Keris luk balinais à sarong (fourreau) d'argent et d'ivoire, XIXe siècle. © Hermann Historica

Souviens-toi : les Naga protègent l’énergie vitale rasa et l’élixir d’immortalité amrita dans leurs palais subaquatiques. Ils sont aussi la source de l’eau tombant du ciel et circulent  d’un monde à l’autre grâce à la fluidité de l’eau des rivières et des mers.

Leur double règne – subaquatique et céleste – prend tout son sens dans la culture javanaise qui établit l’arc-en-ciel comme le corps d’un serpent allant et venant entre les deux mondes ou bien celui d’un serpent à deux têtes buvant l’eau de la mer de Java et de l’océan Indien pour la recracher sous forme de pluie sur la terre.

Pour parfaire le charmant portrait de ce reptile mythologique, il est à noter que Nyai Roro Kidul, la princesse Naga (Nagini), non contente d’être la compagne spirituelle et mythique de tous les sultans javanais, règne également sur l’eau des nuages ainsi que sur terre. Le serpent est ainsi, sans aucun doute, le plus important symbole de pouvoir de la culture javanaise sinon indonésienne.

Un keris de style gayaman à 13 ondulations. Un Naga à deux têtes orne la lame.

Faisons le point. Les Naga résident dans des paradis subaquatiques en eau douce ou en eau salé et possèdent la totale maîtrise de la rétribution de l’eau sur terre. Ce pouvoir est assimilable au pouvoir sur la vie puisque l’eau est l’élément indispensable aux récoltes et donc nécessaire à la survie humaine. Naturellement, les Naga sont les protecteurs de l’énergie vitale rasa contenue dans l’eau et de l’elixir de la vie éternelle amirta. Ces Naga sont une évocation directe d’Ananta l’infini / l’éternel, le serpent ouroboros de la culture hindouiste.

Dans la culture indonésienne, le serpent représente donc autant le temps météorologique que philosophique. Car si le temps météorologique pourvoit l’eau, il pourvoit la vie : tant que l’eau demeure, la vie est éternelle (temps philosophique). Enfin, le serpent est un symbole essentiel du pouvoir, en témoigne la reine-déesse Nyai Roro Kidul qui en tant qu’épouse des sultans, donne la vie : en tant qu’être féminin et en tant que maîtresse de l’eau des nuages.

La création d’un keris fait l’objet de plusieurs rites répartis tout le long des différentes étapes de fabrication car chacun des éléments du keris est chargé de sens. L’empu est l'armurier chargé de la fabrication de cette arme. En modelant le keris, cet artisan accomplit un acte sacré au sein de sa forge qui devient, in extenso, un lieu sacré.

Keris malaisien, XIXe siècle. © Hermann Historica

Do it yourself : fabriquer un keris indonésien

Un des deux matériaux indispensables à la conception de la lame lurus ou luk du keris a de quoi surprendre. Le forgeron doit nécessairement se procurer du fer et du fer…météoritique. Du fer extraterrestre.

Breaking news : avant même d’exploiter le fer présent en grandes quantités sur Terre, l’humain a d’abord exploité le fer de météorite. Grâce aux passionnantes recherches d’Albert Jambon, nous savons depuis peu que tous les artefacts en fer de l’âge du bronze sont constitués de fer météoritique. La raison est tout bêtement pratique « il se trouve que dans les météorites le fer est à l’état de métal et peut donc être utilisé tel quel contrairement aux minerais terrestres qui sont transformés en métal par une opération de réduction consistant à ôter l’oxygène qu’ils contiennent. Le fer extraterrestre n’ayant pas besoin d’être réduit dans les fourneaux de l’âge du bronze, cela explique pourquoi les objets en fer étaient tous d’origine météoritique. »

Le plus ancien keris connu datant du XIIIe siècle, cela faisait donc belle lurette que les deux techniques étaient maîtrisées.

Détail d'une forge de keris à Kampung Serangan, Yogya. ©Tribun Jogja

Le travail de l’empu consiste à mélanger ces deux matières de sorte qu’il se forme des motifs sur la lame. Une grande dextérité est nécessaire pour aboutir à un résultat satisfaisant. L’empu commence par poser l’une sur l’autre et dans un certain ordre des feuilles ou de fines barrettes des deux minéraux pour les forger en un tout, un peu comme on ferait de la pâte feuilletée. Il brise ensuite la barre obtenue et y pratique des trous et des encoches, la tord en spirale et la manipule longuement, reprenant patiemment son travail de forge dès qu’une nouvelle barre amalgamant les deux métaux est formée et ce jusqu’à obtenir une lame. Ce laborieux travail s’apparente à celui permettant d’obtenir de l’acier damassé.

La lame est ensuite exposée à l’arsenic ou à l’acide acétique. La forte teneur en nickel du fer météoritique réagit aux mordants, comme l’eau-forte attaque la plaque de cuivre du graveur, pour enfin faire apparaître le motif de la lame nommé pamor. De part l’évolution des techniques et des outils, les lames anciennes sont généralement plus épaisses et plus larges que les lames récentes.

C’est aussi l’empu qui cisèle la base et la garde de la lame où viendra se fixer l’ukiran, le pommeau.

[Clique pour agrandir] Lame alliant fer météoritique et fer terrestre. Keris indonésien, avant 1880. © Victoria and Albert Museum
[Clique pour agrandir] Détail d'une lame de keris en fer et fer météoritique. © Pinterest

Le mélange du fer météoritique et du fer terrestre n’est évidemment pas anodin. Symboliquement, il mêle un minerai « céleste » et un minerai « chtonien » en un seul et même objet. La lame droite ou ondulée évoquant soit le Naga au repos soit le Naga agressif reprend par la matière dont elle est faite la symbolique du Naga « arc-en-ciel », le Naga circulant entre les mondes. Le keris comme le Naga est par sa matière même une passerelle entre le monde céleste, le monde chtonien et le monde des Hommes. Le motif du serpent qui orne le plus souvent les lames confirme cette symbolique.

Détail de lames de keris indonésiens et des "pamor" des lames. © Kompasiana

Précédemment, je t’ai expliqué que le keris était une partie de l’Univers et l’Univers lui-même. C’est cette caractéristique qui fait d’ailleurs de lui un être vivant. Maintenant que tu connais les éléments qui composent cette arme, sa symbolique et les étapes de sa fabrication, tu constateras que les cinq éléments de la culture asiatique sont présents durant le processus de fabrication du keris :

  • L’eau (Tirta)
  • L’air / le vent (Bayu)
  • Le feu (Agni)
  • La terre / le métal / le bois (Bantolo)
  • L’esprit / le soi (Aku)

La terre (Bantolo) est le métal forgé par le feu (Agni) qui est attisé par l’air (Bayu) émanant du soufflet de la forge puis le métal est refroidi par l’eau (Tirta). L’art de l’empu dans le cas de la création d’un keris est donc assimilable à la création d’un être vivant (Aku) car l’artisan réunit tous les éléments nécessaires à la vie dans l’Univers et donc, si tu réfléchis bien, à la création d’une forme d’éternité (puisque l’Univers est éternel). Ce qui tombe plutôt bien puisque le Naga qui prête sa forme aux lames des keris est justement le gardien de l’énergie vitale rasa et de l’élixir d’immortalité amirta.

Les Indonésiens se considérant comme une partie de l’Univers (du « Tout » que j’ai évoqué au début de l’article) sont par conséquent une partie de leur arme, ce qu’atteste le vocabulaire employé pour désigner les différentes parties du keris. Par ailleurs, l’arme est considérée comme tellement puissante que de nombreux récits javanais ont pour personnage principal le keris et non son propriétaire.

Un keris joue par exemple un rôle très important dans le Pararaton, récit rapportant l’histoire de Ken Angrok (ou Ken Arok) – considéré comme le fondateur des deux dynasties Singhasari et Majapahit – de manière romancée, un peu comme notre Légende du Roi Arthur.

Keris luk à 13 ondulations. © Keris Sakti

Ken Angrok, promis à une destinée royale s’il parvient à épouser la femme d’un puissant personnage, commande à l’empu Gandring un keris suffisamment puissant pour parvenir à ses fins. La fabrication du keris prend plusieurs mois ; n’y tenant plus, Ken Angrok se rend chez l’empu exigeant d’obtenir rapidement son keris. Malgré l’impatience du commanditaire, l’empu Gandring s’oppose à sa demande, arguant que plusieurs rites sont encore nécessaires pour transmettre au keris les pouvoirs désirés mais surtout, pour empêcher que l’arme ne devienne une arme diabolique. Furieux, Ken Angrok arrache le keris des mains de l’empu et le poignarde. Dans un dernier souffle, l’empu Gandring maudit Ken Androk, lui prédisant sa mort et celle de ses descendants sur sept générations sous la lame de ce keris. Et la malédiction de l’empu prend forme lorsque quelques années plus tard, Ken Angrok est assassiné par son beau-fils avec le fameux keris maudit.

Interrompre la fabrication d’un keris et passer outre les rites traditionnels équivaut à posséder une arme diabolique dont on perdra rapidement et complètement le contrôle. En revanche, le respect du processus rituel laisse entrevoir au propriétaire du keris des pouvoirs surnaturels. Ces derniers sont notamment déterminés par le nombre d’ondulations de la lame. Ces ondulations sont toujours impaires quelque soit le type de keris.

Keris luk indonésien, XIXe siècle. © Flickr
  • Le keris à lame droite symbolise la fermeté de cœur et maintient la force de la foi. La lame droite représente également la croyance en la puissance de Dieu tout puissant.
  • Le keris à trois ondulations favorise la réalisation, grâce à la volonté de Dieu, des idéaux terrestres et spirituels du propriétaire. Il facilite également la résolution des difficultés et aide à vaincre les résistances.
  • Le keris à cinq onduations apporte à son propriétaire une aisance devant une assemblée, il favorise l’attention du public le rendant captivé par la parole du possesseur de l’arme.
  • Le keris à sept ondulations est commandité par des personnes désireuses d’acquérir plus d’autorité par la parole, d’être plus facilement obéies et d’être craintes par ceux à qui elles s’adressent.
  • Le keris à neuf ondulations aide son propriétaire à obtenir l’autorité de Dieu et devenir ainsi un grand leader respecté par les plus hauts dirigeants.
  • Le keris à onze ondulations aide son propriétaire à être à plus ambitieux. Il est une aide importante et un soutien fort dans l’accession à un rang ou à une position social élevée.
  • Le keris à treize ondulations symbolise la requête que le propriétaire adresse à Dieu d’atteindre une vie stable. Il favorise l’harmonie de l’âme et l’harmonie sociale.

La culture indonésienne accorde encore aujourd’hui une grande importance à cette arme traditionnelle. Si les plus précieux et les plus anciens sont considérés comme des pusakarien n’autorise à relativiser l’importance d’un keris fabriqué de nos jours. Hors marché des objets touristiques, les keris demeurent des objets de grande valeur. Incarnation matériel des Naga et de leur maîtrise du temps, ces armes s’avèrent aussi puissantes que les serpents mythologiques et s’amusent des concepts de vie et de mort. Conçus pour tuer, ils peuvent aussi aider leur propriétaire à accéder à une vie idéale.

Porter un keris revient à porter sur soi un morceau d’éternité, c’est se donner une chance de mourir le plus tard possible. Protégé par les Naga, le propriétaire n’a rien à craindre d’une mort violente et prématurée s’il a accompli correctement les rites. En revanche, toute entorse aux rites sacrés offense le Naga qui risque de se retourner contre le porteur afin de se venger.

Keris de Sumatra, fourreau et pommeau plaqués d'or, incrustation de turquoises, début XIXe siècle. © Musée de l'Ermitage, Russie

La culture indonésienne respecte ainsi avec délicatesse le caractère ambivalent des armes. Si elles aident leur propriétaire de se défendre, ce dernier doit garder à l’esprit qu’elles peuvent tout aussi bien se retourner contre lui.

Comme le Naga, le keris est aussi bienveillant qu’imprévisible. Il garantit un temps de vie, protège des dangers sous réserve d’être profondément respecté. Dans le cas contraire, il s’avérera particulièrement destructeur. Si tu n’avais pas compris, il s’agit d’un message assez clair pour te dire qu’il ne faut pas tuer (c’est pas mignon) sinon tu finiras bouffer par un Naga (= transpercer par un keris).

Une collection de keris indonésiens est visible au Musée d’Angoulême, ce qui est une excellente raison pour visiter ce joli musée situé juste derrière la cathédrale romane.

Détails d'un Keris indonésien ou malaisien du XXe siècle. © The Jorge Caravane Collection
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  • SHARIFIAN F., The Routledge Handbook of Language and Culture, Routledge, Royaume-Uni, 2015
  • SPRENGER Kaj Arhem,Guido, Animism in Southeast Asia,
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  • Bronze Age Iron: Meteoritic or not? A Chemical Strategy. Albert Jambon. Journal of Archaeological Science, décembre 2017, DOI: 10.1016/j.jas.2017.09.008
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