Qu’importe que l’on ne comprenne rien aux écritures anciennes scandinaves, les pierres runiques sont de superbes œuvres d’art où les mots sont autant décoratifs que signifiants. Le Viking ne fut certes pas un artiste notable mais il fut un artisan et surtout un ornemaniste remarquable.

Orner le divin

Avant que Jésus ne chausse ses après-ski pour se rendre dans le nord enneigé, le culte de la religion nordique ancienne allait aux forces telluriques et cosmiques. La nature jouait ainsi un rôle primordial qui orienta le goût artistique des Scandinaves.

Révérant les esprits tutélaires ces derniers estimaient également que les divinités n’auraient pu être enfermées dans des temples puisqu’elles imprégnaient le monde, la nature. De fait, ils célébraient les lieux naturels, les bosquets et forêts, les sources, les arbres et les rochers. Les Vikings, rappelons-le, se convertirent au christianisme en un temps record mais ne cessèrent pas pour autant de lier les esprits tutélaires aux pierres dressées et couvertes de caractères runiques dont je t’ai parlé ici.

Reconstitution de la pierre de Jelling telle qu’elle devait être à sa création(Pierres de Jelling, Danemark, fin du Xe). Ces pierres commémorent la conversion au christianisme du Danemark et de la Norvège.Tu admireras Jésus dans sa petite robe se vautrant dans les plus purs motifs païens.

N’importe quel évêque un peu tatillon aurait sorti un bûcher pour moins que ça mais il s’agissait bien plus de célébration du sacré que de paganisme. La plupart des pierres runiques portent des inscriptions chrétiennes et, de toutes façons, les bûchers prennent mal dans la neige.

L’art viking est donc plus affaire d’ornement que d’innovation artistique : le naturalisme et le schématisme géométrique constituent l’essentiel de sa production mais la maîtrise et la finesse des motifs dans chaque artisanat force le respect. Il n’est aucun matériau dont les Vikings ne devinrent pas maîtres avec un sens esthétique remarquable.

Les entrelacements et les motifs animaliers dominent, les motifs serpentent, ruissèlent sur les pierres, se meuvent et animent les objets. La stylisation insuffle une énergie qui s’oppose au réalisme statique et rigide de l’art médiéval d’Europe de l’ouest.

Pierre de Botkyrka kyrka 725 – 1100, Suède

Les lignes s’entremêlent, se contournent ou se chevauchent, elles remplissent l’espace comme la nature ne laissant aucune place au vide. Serpents et dragons adoptent parfaitement cette sinuosité et leurs corps, devenant à la fois motif et support, reçoivent les textes runiques dont les lettres forment comme des écailles.

La couleur avant le noir et blanc

Ces runes, les lettres de l’alphabet scandinave ancien, sont investies d’un sens symbolique et occupent une place définie les unes par rapport aux autres dans l’alphabet. Cette complexité attachée aux lettres permet d’obtenir différents niveaux de lecture dont un de ces niveaux pourrait être considéré comme porteur d’une puissance magique. J’ai dit dans l’article consacré aux pierres runiques que la gravure de runes dans une pierre était une action quasiment religieuse. Or la place de la magie dans l’ancienne religion Viking laissa persister – même dans les pierres runiques contemporaines de la conversion au catholicisme – l’habitude de teindre ou peindre les pierres.

Les runes ont pour caractéristiques de pouvoir se lire de gauche à droite ou de droite à gauche ou en boustrophédon, à savoir alternativement de gauche à droite puis de droite à gauche. On constate tous les jours que la lecture n’est pas évidente pour tout le monde (coucou NRJ12) alors imagine un peu le bordel si l’Académie française décidait soudainement de calquer notre sens de lecture sur celui des runes. Le pays deviendrait analphabète en deux générations. Les Vikings avaient probablement anticipé ce problème puisque sur de nombreuses pierres il semble que la couleur ait servi à séparer les mots facilitant ainsi la lecture des runes, alternant généralement les mots en noir, blanc et surtout en rouge.

Pierre de Snoldelev île de Seelande, Danemark
Pierre de Björketorp VIe ou VIIe siècle, Suède

Les pierres runiques que nous voyons aujourd’hui grises étaient donc à l’origine peintes en rouge, noir, blanc et parfois brun et bleu et toute une gamme d’ocres. La langue scandinave médiévale (le vieux norrois) utilisait pour signifier « écrire en runes » le mot fá qui signifiait en proto-norrois (l’ancêtre du vieux norrois) « peindre ». Or la plupart des runes furent, semble-t-il, peintes en rouge et parfois tout simplement peintes et non pas gravées (ce qui laisse imaginer le nombre considérables de documents effacés par les dommages du temps.)

Cette dernière couleur faite à partir d’ocre rouge a parfois été obtenue grâce à du pourpre d’importation terriblement onéreux (le pigment était fabriqué à partir d’un gastéropode marin) attestant des nombreux itinéraires commerciaux des Vikings. Associé au blanc et au noir, le rouge est loin d’être une couleur anodine. N’oublie pas que la symbolique de ces trois couleurs est commune à quasiment toute l’humanité. Le rouge dans l’écriture runique ne déroge pas à la règle et son importance dans le cadre des pratiques magiques est attestée par le vieux norrois qui désigne l’ocre rouge par le mot taufr signifiant « magie talismanique » ou « talisman ». Il semble ainsi qu’une des anciennes manières de « faire de la magie » était de « faire du rouge ». Colorer des runes en rouge revenait donc à leur transférer la capacité magique du rouge. Teindre en rouge conférait également plus de puissance au concept que chaque rune porte. Ainsi plusieurs pierres runiques présentent des malédictions destinées à punir de mort celui qui osera détruire ces pierres et ces malédictions, n’en doute pas, étaient rendues d’autant plus dangereuses qu’elles étaient teintes de rouge. Et puisque nous pouvons toujours les lire aujourd’hui, force est de constater que ça fonctionne. Les pierres de Björketorp, Stentoften ou Gunmarp portent ce genre de malédictions efficaces.

Les pierres runiques ont pour beaucoup d’entre elles hérité du fort symbolisme lié au culte de la nature pratiqué par l’ancienne religion scandinave. La compréhension de leur fonction, de leur symbolisme est bien plus complexe qu’il n’y paraît et les sources sont rares. Néanmoins, les récentes découvertes de trésors vikings aident les chercheurs à mieux comprendre cette culture riche et savante injustement qualifiée de barbares pendant plusieurs siècles. Et surtout ça change des photos d’intérieurs Pinterest qui réduisent drastiquement la culture scandinave à une table en pin.

  • BOYER R., Mythes et religions scandinaves, Riveneuve éditions, Paris, 2012
  • BOYER R., Les Vikings, Éditions Perrin, Collection Tempus, Paris, 2004
  • BOYER R., Les Vikings, Histoire, Mythes, Dictionnaire, Édition Robert Laffont, Collection Bouquins, Paris, 2008
  • Boyer Régis. Les Vikings et leur civilisation : les mystères qui subsistent sur ces questions. In: Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 133e année, N. 3, 1989. pp. 782-803
  • Dillmann François-Xavier. La connaissance des runes dans l’Islande ancienne. In: Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 153e année, N. 1, 2009. pp. 241-276
  • THIBAUD R.-J., Dictionnaire de mythologie et de symbolique nordique et germanique, Éditions Dervy, Paris, 1997