Dernier thème de la Museum Week : la différence. Je t’épargne le poncif sur les merveilles des différences entre cultures. Les humains sont avant tout des animaux diurnes ce qui a conditionné un paquet de trucs et impacté tout un tas d’autres trucs hyper importants aussi. Et à partir de ce point commun à tous les êtres humains, des différences ont pu naître. La palette des artistes et leur utilisation de la couleur en est une excellent exemple.

Il n’existe pas une symbolique universelle des couleurs. Chaque société, chaque culture a façonné sa propre symbolique étroitement liée à son histoire et sa géographie. Pourtant, il existe une trilogie chromatique liée à des référents qui se rencontrent (presque) partout : le noir et l’obscurité, le blanc et la lumière, le rouge associé au feu et au sang.

Lumières à tous les étages

L’homme n’est pas optimisé pour vivre la nuit : on ne voit rien dans le noir, ne voyant rien on n’a viscéralement peur de se faire bouffer par une bête sauvage qui elle ne souffre pas de ce malheureux handicap. Depuis les débuts de l’humanité, le premier réflexe d’un humain la nuit a donc été de se planquer dans un endroit sûr. Or, n’étant pas encore mensualisé chez EDF, l’homme préhistorique était en sécurité dans des endroits clos et cachés, autrement dit… dans le noir.

Il existe dès lors deux types de noir : le noir menaçant et le noir rassurant.

Cercle chromatique noir. Jean-Philippe Lenclos (né en 1938) © Centre Pompidou, MNAM-CCI
cercle-chromatique-noir

Les récits démiurgiques de quasiment toutes les cultures caractérisent le noir de la même ambivalence.

Le noir originel précède la lumière et la vie qui s’y rattache, il est très souvent une masse d’eau d’où émerge la vie. Il peut tout aussi bien prendre la forme de gros nuages sombres gorgés de pluie qui fécondera la terre.

Mais le noir est aussi inquiétant car il « cache » (coucou le Mythe de la Caverne de Platon), il recèle de dangers (une grosse bestiole affamée, un gouffre abyssal, Céline Dion, etc). Ce noir là égare l’humain, le perd entre la vie et la mort.

Pigment noir. Oxyde de Manganèse, notamment utilisé dans la grotte de Lascaux

Allumer le feu

La maîtrise du feu il y a 500 000 ans va changer la donne. Cette nouvelle connaissance va rendre l’être humain un tout petit peu moins pleutre que ses coreligionnaires diurnes. Le feu permet à l’homme de s’éclairer et de faire reculer les ténèbres.

Le feu et le sang apparaissent comme les deux référents quasiment universels pour la couleur rouge. Naturellement, le lien semble évident entre le sang et la couleur rouge mais ce lien est lui aussi ambivalent. Le sang est synonyme de vie tant qu’il reste en circulation dans le corps ; on constate néanmoins un effet inverse lorsqu’il est répandu en quantité à l’extérieur du corps.

Comme le fait remarquer Michel Pastoureau dans son livre Rouge, histoire d’une couleur, le feu doit peut-être sa couleur rouge « à ce qu’il est perçu comme un être vivant ». Michel développe :

Du moins pour les sociétés anciennes pour lesquelles le rouge est la couleur de la vie. Source de lumière et de chaleur, comme le soleil auquel il est apparenté, le feu semble en effet doté d’une vie autonome.

Comme c’est le cas pour l’obscurité et le sang, le feu possède un caractère ambivalent. À la fois favorable (il éclaire, chauffe, cuit) il peut être nuisible et destructeur (il brûle, ravage, détruit). Il doit donc être dompté car source de bienfaits et contrôlé afin de se prémunir de son côté maléfique et destructeur.

Crayon d’ocre. Fouilles Peyrony. Musée nationale de préhistoire, Eyzies-de-Tayac (24) © Hominides
Grotte des mains Patagonie, Argentine

Les traces de main laissées soit par contraste soit par empreinte fonctionnent par opposition pour marquer la présence humaine.
Plus il y a de contrastes blanc/noir, blanc/rouge, plus il y a de vies humaines.
On sait que certains petits malins apposaient plusieurs fois leurs mains, pour faire genre
on est nombreux, on vous défonce quand on veut.

Même combat pour le blanc faisant écho à la luminosité vitale apportant repos et paix. Dans de nombreuses cultures le blanc incarne la pureté et la sagesse. Mais cette couleur est également la couleur des os du squelette. Ce n’est donc pas un hasard si la plupart des fantômes, esprits errants et autres joyeusetés du « monde des ténèbres » sont blancs.

Simple, basique

Enfin, le concept de « termes de base » pour les couleurs dans la linguistique a été mis en avant par une importante étude publiée en 1969 par Brent Berlin (né en 1936) et Paul Kay (né en 1934). Ces derniers  dans leur Basic Color System ont proposé un modèle universel du développement du vocabulaire de la couleur. Attention, on ne parle pas ici de symbolique mais bien de la manière dont les humains désignent les couleurs.

Il se trouve que chaque langue possède un nombre limité de noms de couleurs élémentaires (des noms de couleurs qui servent de référent général à toute une gamme plus nuancée).

Ainsi, deux linguistes – B. Berlin et P.Kay -ont repéré que les noms des couleurs élémentaires n’apparaissent pas dans les langues de manière imprévisible. Lorsqu’une langue n’a que deux noms de couleurs il s’agit inévitablement du blanc et du noir. Quand elle en possède trois, il s’agit du noir, du blanc et… du rouge. Bravo Sherlock.

Le Basic Color System de Berlin et Kay

Les deux compères ont également noté que lorsqu’une langue est au Stade 1, lorsqu’elle possède seulement deux noms de couleurs, il s’agit plus d’une distinction entre le sombre et le clair, le froid et le chaud … la vie ou la mort finalement.

Toutes les cultures utilisent la couleur. Toutes lui ont assigné une symbolique qui puise dans l’histoire de chaque société. De fait, elles s’attachent à quasiment tous les domaines de la vie. La couleur ne représente pas une chose ou une personne mais elle la caractérise par la qualité que l’on prête à cette couleur.

Les différences entre les cultures sont ainsi innombrables, parfois tout à fait contraires à notre propre culture, parfois cousines.

Seuls le blanc, le noir et le rouge possèdent une symbolique commune à quasiment toute l’humanité. En souvenir d’une époque où le feu permit à l’être humain de découvrir que les ténèbres pouvaient être nuancées, ouvrant ainsi la voie à des perceptions différentes du monde qui l’entourait.

  • GAGE J., Couleur et Culture, Usages et significations de la couleur de l’Antiquité à l’abstraction, Thames & Hudson, Paris, 1993
  • PASTOUREAU M., Rouge, Histoire d’une couleur, Seuil, Paris, 2016
  • PASTOUREAU M., Noir, Histoire d’une couleur, Seuil, Paris, 2008