La plateau damé évoque instantanément les échecs. Il ne fut pourtant pas toujours indispensable au jeu. Ton manque de familiarité avec le désert ou les terres arides de l’Inde du nord trahit ton étonnement.
Une nécessité relative
Les plus anciens jeux de plateau connus à ce jour furent découverts dans la région du croissant fertile en Mésopotamie et sont datés du VIIIe siècle avant notre ère. Avant même l’invention du tour de potier, l’Homme jouait déjà. Ce qui explique probablement pourquoi ces feignasses n’ont pas inventé toutes ces choses utiles plus tôt.
Les jeux de plateau sont universels. Ils sont une activité typiquement humaine répandue dans toutes les sociétés. Pourquoi joue-t-on ? Pour passer le temps. C’est ce que dit l’adage inscrit quasiment systématiquement sur les jeux de plateau indien. C’est aussi la raison qui motive Achille et Ajax à jouer (parce que la guerre de Troie, comme l’Iliade, est une histoire longue). Et c’est la manière dont de nombreux vases antiques à figures noires représentent ces deux protagonistes légendaires.
Compte tenu des nombreuses représentations de jeux de plateau dans l’art gréco-romain, l’absence quasi totale de plateaux antiques retrouvés en fouilles ne cesse d’étonner le fin connaisseur que tu es. Quatre hypothèses s’offrent à nous :
A/ les archéologues ne foutent rien
B/ les quadrillages des jeux étaient tracés par terre ou sur une table / pierre / planche
C/ les Grecs et les Romains ont prétendu jouer seulement pour emmerder les archéologues et les historiens
D/ la réponse D
La réponse D est séduisante mais la B n’est pas moins judicieuse.
L’humain joue pour passer le temps (au lieu d’innover, mais passons). Nos passe-temps ne prétendent pas être autre chose. S’ils recouvrent un vaste champ d’activités allant du jeu de plateau à la création d’une chaîne « unboxing » sur Youtube, les jeux ont le privilège de l’âge puisqu’ils furent longtemps les seuls divertissements des aristocrates comme des pécores.
Le Moyen-Âge est moins avare en plateaux de jeu. Dès l’arrivée des échecs en Europe (autour de l’an mil) l’échiquier à 64 cases – toujours utilisé aujourd’hui – est le plus représenté dans les arts graphiques et le plus utilisé quotidiennement.
C’est à partir du XIVe siècle que les échiquiers se multiplient en Europe alors même que le jeu séduit les élites aristocratiques. Peu d’exemplaires subsistent, les plus luxueux ont bravé l’épreuve du temps. Des pièces sont fréquemment retrouvées en fouille, rarement des jeux complets. Elles permettent de se faire une idée de la taille de la plupart des échiquiers, taille oscillant en moyenne autour de 50 cm de côté. Évidemment, il existe des exceptions.
De nombreuses enluminures figurent des parties d’échecs sur plateau et, à mon humble connaissance, il n’existe aucune référence à des pièces de tissus ou de cuir pouvant servir de support comme c’était alors le cas au Moyen-Orient et en Inde. Pourtant, la découverte d’un échiquier tracé au charbon et à la peinture (daté du XVIIe siècle) sur un mur du Château-Musée de Dieppe – faisant probablement référence à l’un des gouverneurs du château – rappelle que n’importe quel support pouvait être propice à une partie…
Sur ce dessin du château de Dieppe, l’échiquier compte 8 cases et non pas 6 comme sur l’emblème du Sieur de Montigny auquel le conservateur du musée Pierre Ickowicz a immédiatement pensé. Une question demeure néanmoins, et pas des moindres : comment jouer à la verticale ? La question est posée sans que je dispose d’une réponse.
Faîtes vos jeux
Il existe plusieurs théories quant à l’origine des jeux de plateau. Stewart Culin (d’abord directeur du musée d’Archéologie et de Paléontologie à l’université de Pennsylvanie puis conservateur du département d’Ethnologie au Brooklyn Museum à New-York) a beaucoup écrit sur l’origine des jeux.
Il suppute notamment que leur origine est à rechercher du côté des premières manifestations de pratiques divinatoires. L’anthropologue et philosophe Wim van Binsbergen développe à la suite de Culin une relation entre divination et activité ludique. Enfin, David Parlett, spécialiste des jeux de cartes, alimente le débat en arguant que les jeux succèdent à des millénaires de jeux improvisés « intellectuellement » suffisants à nos plus lointains ancêtres. Les premiers plateaux découverts correspondent en effet à une époque où l’homme se sédentarise et cesse enfin d’errer partout comme un perdu.
Les huit cases de l’échiquier relient le jeu à l’Inde, son pays d’origine.
Échiquier en ambre. Nord-Est de l’Allemagne, Konigsberg. Vers 1700 © Christie’s
Tout concorde manifestement à rapprocher les pratiques rituelles des jeux de plateau précisément par l’utilisation commune d’un plateau ou d’un support dédié et de fait « sanctifié ».
Comme tu as lu avec avidité l’article sur les pièces du jeu d’échecs, nul besoin de te rappeler que le Chaturanga, ancêtre du jeu d’échec, naquit en Inde. Le plateau utilisé était désigné par ce qui le constituait : Ashatapada, littéralement « huit carrés ». Cette dénomination n’était pas inutile et permettait de différencier le plateau de son homologue sacré le Mandala Manduka (un diagramme) qui n’est ni plus ni moins que la trame architecturale de l’Univers.
Bien que tu sois une sommité en matière de mythologie hindoue, voici un petit rappel du mythe de Vastu Purusha, l’être sans forme sans qui le Mandala Manduka ne serait rien.
Vastu Purusha était gros, mou et envahissant. Il était si informe qu’il englobait la terre et les cieux dans toutes les directions. Les dieux hindous, piqués de la place qu’occupait ce large personnage, s’y mirent tous ensemble pour l’aplatir comme une grande crêpe dans un moule à gaufres puisque la crêpe devint carrée.
Nul doute que la forme ne fut pas choisie au hasard puisqu’elle symbolisait le monde de la matière ainsi que les quatre directions cardinales. Le cercle représentait quant lui le temps. Or chacun sait que le cercle peut contenir le carré (le temps peut contenir l’espace) et le carré en tournant se fait cercle (l’espace peut devenir le temps). Une connotation menant naturellement à la conclusion que l’espace est aussi le temps. Les deux notions sont inséparables et s’influencent l’une l’autre. Le XXe siècle découvrira bien plus tard que l’espace et le temps sont deux versions d’une même entité.
Une fois aplati et contenu, Vastu Purusha devint en quelques sortes la forme du monde. Maintenu à terre et enserré dans le diagramme, chaque dieu primordial se plaça de manière à dominer et immobiliser Vastu Purusha, formant ainsi la trame ordonnée du cosmos où chaque dieu avait sa place attitrée. Le mandala de Vastu Purusha permit ainsi d’ordonner un cosmos auparavant chaotique.
Les quatre Padas centrales (cases pour les lecteurs non hindous qui, je ne l’ignore pas, sont nombreux) sont dédiées à Brahma, l’initiateur de l’Univers. Il répartit autour de lui les dieux selon leur rang, importance et statut.
Cette trame soutenant l’architecture de l’univers avait toutes les chances de soutenir mêmement celles des constructions humaines qui suivraient son modèle. Un déduction prophylactique que l’on s’empressa d’appliquer, jusqu’à la plus petite maison indienne. Cette trame devait favoriser au mieux l’insertion de l’habitat – et par extension, de ses habitants – dans l’univers. Une micro mise en abymes, à hauteur humaine. Il s’agissait d’une fondation auspicieuse et solide augurant de la vie longue et prospère du bâtiment et, à une plus grande échelle, de la cité.
Dans le Vastu Shastra (un manuel général d’architecture), il est enseigné que le Vastu Purusha Mandala pouvait être formé de 32 manières différentes en divisant la mandala basique en 4, 9, 16, 25, 36, 49, 64, 81 et ainsi jusqu’à 1024. Les plus petits carrés obtenus par ces divisions sont appelés Padas (signifiant « salle » ou « bloc »). Néanmoins, seulement deux formes de division du mandala sont considérées comme auspicieuses par les textes védiques : la forme à 9 X 9 cases et celle à 8 X 8 cases nommée Mandala Manduka. C’est celle qui nous intéresse, car c’est bien ce mandala qui fut emprunté à la pratique rituelle et donna naissance au plateau de jeu du Chaturanga, ancêtre du jeu d’échecs.
Souviens-toi : à l’origine, le Chaturanga opposait soit deux armées indiennes composées de quatre (chatur) corps (anga) d’armée ou bien quatre rois (il semble qu’alors que le jeu se soit nommé chaturangi (le singulier du mot roi est raja – d’où le nom de Maharaja : Maha pour grand, Raja pour roi. De rien, ça me fait plaisir).
En poussant la réflexion, on peut facilement envisager que le combat opposant deux ou quatre adversaires – corps d’armée ou rois – sur un territoire délimité représenté par le plateau (lui-même symbolisant l’univers) ait pour enjeu le contrôle ou la protection de ce territoire délimité et sacré. Vaincre ses adversaires sur ce plateau et remporter ce territoire à l’issue de la partie signifie donc contrôler l’entièreté de cet espace. C’est prendre symboliquement le rôle de Brahma, le maître de l’univers.
Or si l’Univers ordonné par la création du Mandala Vastu Purusha symbolise l’espace et le temps, alors le jeu de plateau formé sur le Mandala Manduka à 8 X 8 cases mérite grandement son titre de « passe-temps ». Et nos échecs modernes également.
- Collectif, Models in Urban Geography, Volume 4-A, édité par C.S YADAV, New-Delhi, 1986
- Sous la direction de Mathieu GRANDET et Jean-François GORET, Échecs et Trictrac, fabrication et usages des jeux de tables au Moyen-Âge, Éditions Errance, PARIS, 2012
- FRONTY Isabelle et DUNN-VATURI Anne-Elizabeth, Art du jeu et jeu dans l’art : de Babylone à l’Occident médiéval., Éditions Réunion des musées nationaux, Paris, 2012
- PASTOUREAU M., Une histoire symbolique du Moyen-Âge occidental, Éditions du Seuil, Paris, Février 2004
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