Nul besoin d'être échéphile chevronné pour s'intéresser à l'histoire des pièces et du plateau qui font tout le sel des subtilités stratégiques de ce jeu. D'abord les pièces du jeu car on ne comprend l'intérêt du plateau que si l'on comprend qui y mène bataille.

Noires et blanches sur un terrain de jeu dramatiquement carré, les pièces du jeu d’échecs viennent de loin. De si loin, qu’elles ont l’amnésie de leur première identité. Les pièces d’échecs sont les Jason Bourne des jeux de plateau, rien de moins.

Affrontement oriental

Comme tout un tas d’autres choses, du naan fromage au système de numération décimale (les chiffres donc), le jeu d’échecs est indien. Entre le Ve et le VIe siècle de notre ère, il est désigné par le nom de Chaturanga et plusieurs best-sellers de l’époque y font référence. Parmi ces succès de librairie, le Rig Veda (un livre réunissant les hymnes védiques ; un des textes les plus importants du védisme et l’un des plus anciens écrits en langue indo-européenne). Mais aussi le palpitant Mahābhārata et le Râmâyana (l’aventure poignante des Roméo et Juliette hindous : Râma et Sītā) qui sont les sources d’inspiration des meilleures productions bollywoodiennes.

Le mot Chaturanga se construit sur deux racines sanskrites. Chatur signifie « quatre » et anga signifie « membre ». Littéralement, le mot signifie « quadripartite » et renvoie à la composition des armées de l’Inde antique qui comptait dans chaque camp quatre divisions :

  • les chars de combat
  • la cavalerie
  • le corps des éléphants
  • les fantassins

Tout ce beau monde obéissait au commandement formé par le Rājā (le roi) et son vizir dit firzan. Le jeu d’échecs oppose à force égale deux camps ennemis dans un simulacre de guerre.  Entre le Ve et VIe siècle, l’Inde était composée d’une multitude de royautés et principautés rivales qui eurent pour principal passe-temps de se foutre sur la gueule à longueur de journée. Or, il semblerait qu’on ne naisse pas humain mais qu’on le devienne : il fallait donc apprendre le plus tôt possible à ouvrir son prochain en deux par le milieu après l’avoir coincé entre deux éléphants.

Buzurgmihr, maître des échecs. Folio du premier Shahnama (Livre des Rois), cira 1300 - 1330. © MET Museum

Pour cela, le Chaturanga était un bel outil pédagogique. Il enseignait la stratégie et permettait de se familiariser à l’art de la guerre où ta saloperie de bienveillance n’était pas une priorité. Dans le berceau même où chaque Occidental en reconversion et quête de sens entend un jour faire son hadj et devenir maître Shaolin de yoga en deux semaines. Mon dieu que vous me fatiguez tous.

Ne t’en déplaise, le succès du Chaturanga fut tel que le jeu ne se cantonna plus aux seules classes aristocratiques, il se répandit partout dans la société. Il suffisait de peu pour débuter une partie ; les huit cases sur huit pouvaient être tracées au sol, dans la terre ou le sable tandis que les pièces se taillaient facilement dans du bois ou s’incarnaient en des cailloux de couleur ou de formes différentes.

De l’Inde, le jeu se diffusa en Asie du sud-est, en Chine, en Mongolie, en Perse et dans le monde arabe jusqu’en Occident où il parvint autour de l’an mil. Le voyage s’étira sur 500 ans, période durant laquelle le jeu s’adapta aux cultures qui croisèrent sa route.

Si l’enjeu demeurait partout identique (vaincre l’ennemi d’en face dans une guerre miniature), les protagonistes se métamorphosaient selon la connaissance, l’environnement, la culture et le quotidien des joueurs. Jusqu’au XIIe siècle l’Occident médiéval joua avec des pièces figuratives et des pièces non figuratives. Ces dernières apparurent lorsque le jeu s’installa dans le monde arabo-musulman.

Lorsque le jeu d’échecs parvient en Perse et dans le monde arabe, la physionomie de chaque pièce était déjà bien arrêtée. Les éléphants restaient des éléphants, la cavalerie était figurée par un cheval, etc. Étrangement, aucune pièce antique d’Inde n’a encore été découverte à ce jour.

L’émergence de l’Islam et son impact sur les cultures du Moyen-Orient allèrent rapidement entraîner une stylisation des pièces dans certains courants de pensée musulmans sans que cela ne devienne une généralité. Les pièces abstraites apparurent en stylisant les figures ou plus radicalement en en faisant une abstraction. Les pièces figurées ne disparurent pas et continuèrent d’être utilisées selon l’endroit où l’on se trouvait.

Les pièces de Nishapur datées du IXe siècle témoignent d'une adaptation du jeu aux cultures qu'il rencontre. De l'Inde à l'Iran, les pièces évoluent et la figuration disparaît parfois. Le roi et le vizir sont symbolisés par leur trône, le cavalier par la tête de son cheval, l'éléphant par ses défenses.

IXe – XIIe siècle, ivoire. Nishapur, Iran, période Samanide © MET Museum

La stylisation des chars de combat et des éléphants de guerre initia un tel bordel dans la compréhension des pièces du jeu en Europe que les errements en devinrent presque comiques.

Les chars de combat furent réduits à la stylisation des deux chevaux qui les tiraient et donc symbolisés par des pointes en V qui couronnaient une masse géométrique ronde ou carrée. Les éléphants de guerre devinrent de simples cylindres caractérisés par deux défenses. L’Oriental et son esprit d’abstraction avait toute latitude pour comprendre la signification des pièces héritées d’Inde. L’Européen, peu aidé par son filtre chrétien de la concrétisation et sa méconnaissance des éléphants, eut beaucoup plus de mal.

Transgenre

Je reviendrai dans un prochain article (un jour promis) sur les péripéties de notre tour dont l’histoire mêle une créature mythologique persane, un dromadaire et des guerriers d’Odin. Mais pour le moment, retiens seulement que nous devons cette pièce à une merveilleuse plasticité des langues et aux influences réciproques des cultures. Rendons également hommage à ces lettrés dont l’aisance linguistique était au moins aussi médiocre qu’ils prétendaient qu’elle était excellente, aisance jamais remise en question en l’absence d’un Google Translate qui traîna à apparaître.

Car c’est l’interprétation du mot arabe désignant le char de combat qui va mener à la tour crénelée que nous connaissons aujourd’hui dans le jeu d’échecs. La pièce nommée rukh (char) en arabe se retrouve sous le mot de roc dans les vers d’un moine d’Einsiedeln, moine moins préoccupé par son sauveur que par sa reine. Comme si aujourd’hui le Pape nous pondait des alexandrins sur Candy Crush.

Dans le texte de ce moine à la foi légère, le rukh qui « occupe les cases d’angle » est qualifié de « roc (rochus) ou plutôt de marquis (marchio) ». Or dans nos contrées d’Europe de l’ouest, roca ou rocca désigna dès le Xe siècle un ouvrage fortifié. Ajoutons que dans l’esprit médiéval européen, la forme de cette pièce telle qu’elle était parvenue sur le continent de la team Jésus pouvait plus facilement évoquer un crénelage qu’un char de guerre. Ce dernier fut donc contraint à céder sa place au profit de celle de notre tour.

Tour en jais de l'Abbaye de Rievaulx. XIIe siècle © English Heritage
Roc (Tour) en bois de cerf, Xe – XIe siècle. Site médiéval d’Andone, Charente. Musée d’Angoulême © Patrimoine des Échecs
Roc (Tour) en bois de cerf, Xe – XIe siècle. Site médiéval d’Andone, Charente. Musée d’Angoulême © Patrimoine des Échecs

La pièce indienne de l’éléphant de guerre connut également une destinée originale. Encore aujourd’hui, elle n’est pas interprétée de la même manière en France et dans les pays anglo-saxons.

En arabe, l’éléphant de guerre est désigné par le mot fil. Une fois parvenue en Europe, la forme comme le nom de la pièce ne signifiait rien de concevable dans l’esprit de nos ancêtres. Comme pour la résolution de problèmes politiques que nous nous traînons depuis des dizaines d’années, tout le monde y alla de sa solution, infaillible, implacable, évidente mais toujours à côté de la plaque. La faute à la méconnaissance, un classique toujours indémodable.

La pièce prenait alors la forme d’un cylindre couronné de deux protubérances, souvenir symbolique des défenses du pachyderme indien. D’aucuns y virent un dauphin (delphinus), d’autres esprits tordus un Africain (africus) lorsque les plus malades d’entre eux reconnurent avec clarté un lépreux. Dans ce cas, personne ne jugea utile de préciser à quoi correspondaient les deux protubérances restant au malheureux.

On reconnut finalement que l’Africain, le lépreux et le dauphin étaient sources d’égarement. Repartant sur de bonnes bases, il fut décidé que les deux protubérances faisaient référence à la fonction de la pièce. Ce qui était naturellement loin d’être idiot. Pour la défense de nos aïeuls pugnaces mais peu malins, il faut bien reconnaître que les éléphants ne couraient pas les châteaux forts dans l’Europe de la seconde moitié du XIIe siècle.

Dans le nord de l’Europe, on adopta une lecture différente des orientales protubérances. Alors qu’outre Manche on voyait dans cette pièce la mitre d’un évêque, en France on s’amusa d’y reconnaître un bouffon de cour. C’est la raison pour laquelle en Albion tu joueras avec un bishop tandis que chez nous, tu manieras le fou.

Le conseiller du Rājā indien devenu firzan en persan voit son nom remodelé par le latin pour former le mot ferza donnant en ancien français fierge ou Vierge. La Vierge étant (la rumeur l’affirme) une farouche célibataire aussi bien qu’un exemple pour toutes les femmes de France et de Navarre, le conseiller du Rājā, transsexuel avant l’heure, devint la Reine.

Geste de cour

Depuis son apparition et encore davantage avec sa diffusion dans le monde arabe, le jeu d’échecs est un jeu d’élites. L’éducation du parfait chevalier comptait le jeu d’échecs au même rang que l’équitation, la fauconnerie ou encore la poésie. Pratiqués dans toutes les classes du pouvoir – de la cour à la petite résidence de province – les échecs étaient aussi appréciés par certaines femmes. Comme en témoigne l’œuvre poétique du moine d’Einsiedeln, le jeu fut même accessible aux religieux, un public d’ordinaire peu enclin à toute forme de divertissement. Naturellement, les bourgeois aspirant moins à l’élévation spirituelle qu’au rang supérieur se prêtèrent dès le XIIe siècle à ce loisir. Pour se différencier du pécore ou tout simplement pour montrer qu’on avait plus de blé que son voisin, les pièces d’échecs devenaient doucement un biais ostentatoire parfaitement identifiable entre gens de bon goût.

L’époque médiévale réglementait et définissait précisément les activités de chaque profession. Les confréries et guildes veillaient à ce que chaque artisan produisit uniquement les objets pour lesquels il avait été formé. Toute activité était conditionnée par des conceptions économiques bien sûr mais aussi très souvent religieuses.

Dans le cadre de la fabrication des jeux d’échecs durant la seconde moitié du XIIIe siècle, c’était aux tourneurs (artisans du bois) que revenait la fabrication des pièces, activité auparavant réservée aux cristalliers (qui travaillaient le cristal de roche) et aux tabletiers (qui travaillaient  l’ivoire, le bois, l’os, l’or et l’argent). Cela ne signifie pas que plus aucun jeu d’échecs n’était réalisé en matériaux précieux. Simplement, le jeu allait en se démocratisant. L’utilisation du bois abonde en ce sens. Les jeux luxueux devraient dorénavant nécessiter un véritable investissement financier pour se démarquer du tout venant. Une preuve ostentatoire supplémentaire du pouvoir dont chaque propriétaire de jeu d’échecs était le dépositaire.

Parmi les matériaux les plus fréquemment utilisés pour la fabrication d’un jeu d’échecs, deux catégories importantes sont à retenir : les matières animales et le bois.

L’ivoire d’éléphant, rare et donc onéreux, était réservé aux pièces prestigieuses. Ces jeux d’échecs fait d’ivoire ou de pierres semi-précieuses étaient l’équivalent contemporain d’une Rolex et imprégnés de la même fonction ostentatoire. Qu’on soit ou non le meilleur des joueurs. L’intérêt était ailleurs.

Ces jeux précieux servaient peut-être rarement et, probablement, on jouait quotidiennement avec des pièces plus ordinaires. Si ces dernières étaient faites de matières communes, elles n’en étaient pas moins chargées de connotations fortes.

Dix pièces d'échecs en bois de cerf. Première moitié du XIe siècle. Noyon, fouille de l’« Ilot des Deux Bornes » en 1987. © Musenor
Jeu d’échec dit de Charlemagne Roi en ivoire Italie méridionale, fin du XIe siècle. Paris, BnF, Cabinet des monnaies et médailles, n°319-322 © BNF

Des matières proches de l’ivoire étaient utilisées et travaillées pour concevoir pièces et plateau : gros os de mammifères, bois de cervidés ou encore cornes de taureau sont parmi les plus usités. Aujourd’hui, aucun exemple de jeu en os de porc ou en corne de chèvre (deux animaux très présents au Moyen-Âge) n’a été retrouvé et ce n’est pas un hasard. Les matériaux provenant d’animaux sauvages puissants ont une nature bestiale, indomptable qui fait toute la différence. Cette différence est primordiale : elle insuffle symboliquement au jeu la fougue et la force de l’animal sauvage. Parfois, la matière porte même une prestance quasiment religieuse. C’est le cas des bois de cerf. Au Moyen-Âge, l’animal est hautement considéré par l’Église qui le considère pur et vertueux. En jouant avec des pièces en bois de cerf, on s’attache la force animale et la respectabilité du sacré.

Par la rareté des matériaux ou par leur noblesse, les pièces s’emparent d’une puissance animale et de la dimension religieuse ou mythique qui leur associée. C’est le cas du bois de cerf comme c’est le cas de l’ivoire ou des os d’animaux inconnus en Europe. L’éléphant par exemple mais aussi le rhinocéros ou les morses.

La bestialité et la sauvagerie animales renvoient à l’affrontement, au combat, à l’essence même du jeu d’échecs opposant deux armées ennemies. Or l’Église apprécie peu qu’on se foute sur le gueule entre chrétiens. Avec les mécréants oui, naturellement. Mais il faut veiller à ne pas diminuer les stocks de catholiques sous peine de voir se faire bouffer Jésus.

La nature violente du jeu d’échecs propre à éveiller l’opprobre de l’Église est ainsi contrebalancée par le choix des animaux dont proviennent les matériaux. Le caractère noble de l’animal rejaillit sur le joueur, sa force animale est alors mise au service du « bon chrétien » : ce n’est plus une bête furieuse mais un animal noble, racé et « moral » qui s’engage dans le combat, au service la team Jésus, toujours. L’honneur est sauf ; le joueur se détourne de la bestialité furieuse qui inquiète l’Église pour adopter une humanité chrétienne toute entière dédiée à la campagne de communication du Créateur.

Cavaliers du jeu d'échec dit de Charlemagne. Italie méridionale, fin du XIe siècle. L'importante dimension de ces pièces en ivoire empêche toute manipulation "ludique". Ce sont des pièces d'apparat qui renvoient à la dimension symbolique puissante du jeu d'échecs. Paris, BnF, Cabinet des monnaies et médailles, n°319-322. © BNF

Cette dimension religieuse se retrouve aussi dans l’utilisation du bois. Dans la pensée chrétienne, sa symbolique est liée à la croix autant qu’à la sagesse (Arbre de la Connaissance du Jardin d’Eden). Le buis est la première essence de choix. Ce petit arbuste toujours vert est synonyme d’éternité et, pour une raison qui m’échappe tout à fait, de chasteté. Il est aussi synonyme de fermeté et de persévérance, probablement à cause de sa ténacité face à l’hiver.

Le choix des matériaux pour les pièces de jeu (ordinaire et non ostentatoire) est sans surprise l’aboutissement d’une réflexion sur les valeurs portées par les échecs, sur ce que ces pièces disent des joueurs qui les manipulent et leur donnent vie. Chaque matériau doit être caractérisé car il incarne des pièces uniquement poussées par la pensée, la volonté et l’intelligence du joueur. Le contact physique animent les pièces. Si le joueur peut insuffler l’élan et la tactique aux protagonistes d’un simulacre de combat, alors les pièces peuvent tout aussi bien lui transmettre la combativité, la sagesse et la vertu chrétienne que l’on prête à leur nature.

En modifiant la physionomie de certaines pièces, l’Europe médiévale a transformé la nature du combat du jeu d’échecs. Ce ne sont plus des armées qui s’affrontent comme dans le jeu indien avec force éléphants et chars de guerre, mais bien des cours royales occidentales qui s’opposent. Elle s’incarnent sur le plateau par le couple royale, le fou du roi (ou l’Église incarnée par l’évêque dans les pays anglo-saxons), la tour du château fortifié et le chevalier / cavalier.

Les échecs confrontent désormais deux rois qui se revendiquent chacun – par la nature même des pièces – davantage catholique que l’autre. Une dispute formelle fort à propos en ces temps de croisades médiévales où jamais chrétien n’était suffisamment chrétien qu’il ne le fasse savoir avec emphase et ostentation.

Jeu de Nishapur, Iran Pierres taillées et incisées XIIe siècle © MET Museum, New-York
  • Sous la direction de Mathieu GRANDET et Jean-François GORET, Échecs et Trictrac, fabrication et usages des jeux de tables au Moyen-Âge, Éditions Errance, PARIS, 2012
  • FRONTY Isabelle et DUNN-VATURI Anne-Elizabeth, Art du jeu et jeu dans l’art : de Babylone à l’Occident médiéval., Éditions Réunion des musées nationaux, Paris, 2012
  • PASTOUREAU M., Une histoire symbolique du Moyen-Âge occidental, Éditions du Seuil, Paris, Février 2004