Peut-être le premier objet façonné par l’homme avec le percuteur qui permit de le créer, l’outil en pierre taillée est - selon moi - le premier objet d’art au sens pur du terme, à savoir une habileté, une connaissance technique.
Et lorsque l’adéquation de la forme coïncide parfaitement avec sa fonction, alors il s’agit bel et bien d’une œuvre d’art. Pourtant, nombreux sont ceux qui n’y voient que d’ennuyeux cailloux. Qui a raison (moi) qui a tort ?
De Vieilles Pierres
Puisque les outils taillés remontent à il y a longtemps avant Jésus-Christ, voici de quoi replacer les choses dans le temps. Les outils que je vais te montrer datent du Paléolithique qui se subdivise lui-même en plusieurs périodes : le Paléolithique inférieur, moyen et supérieur. Périodes elles-mêmes subdivisées en sous-périodes :
S’il est bien un objet sur lequel les chercheurs, historiens et archéologues ont dû mouiller le maillot, c’est bien le silex taillé. Puisque cette époque ne disposait pas encore de clefs USB ni même d’un malheureux stylo, les Paléolithiques n’ont pas jugé utile de nous décrire les étapes de fabrication de leurs outils.
C’est donc de manière empirique que nos impétueux chercheurs (qui ressemblent tous à Indiana Jones et Lara Croft) sont parvenus à comprendre comment les premiers hominidés parvinrent à façonner des outils. Avec l’aide de microscopes très puissants et l’étude des traces laissées sur les pierres, la fonction de certains outils est apparue plus clairement. Toutes ces informations patiemment récoltées et recoupées permettent aujourd’hui d’avancer des hypothèses solides quant à la fabrication et à l’utilité d’outils paléolithiques bien référencés. Mais il a fallu casser énormément de cailloux pour parvenir à de telles avancées…
L’évocation des premiers outils de pierre renvoie presque systématiquement aux silex taillés. Mais à défaut de cette matière première, les Paléolithiques ont tout aussi bien pu utiliser le grès, le quartzite, le jaspe, la jadéite, l’obsidienne et toutes sortes de roches qu’ils jugèrent satisfaisantes à cet usage, papillonnant au gré des cailloux puisque la carte de fidélité Castorama n’existait pas encore.
Le plus ancien outil retrouvé à ce jour provient du Kenya et date de 3,3 millions d’années ; il fut obtenu, comme ceux que je vais te montrer, par percussions.
La technique de percussion directe ou indirecte caractérise la production d’outils au Paléolithique et permet le débitage d’outils ou d’objets en pierre taillée. Cette technique nécessite un « percuteur » dur (roche dure) ou « tendre » (roche tendre ou matériau organique comme le bois de cerf).
La percussion directe consiste à frapper directement le percuteur contre le nucléus (le bloc duquel va émerger l’outil). Cette percussion permet d’obtenir des éclats caractéristiques selon qu’ils sont obtenus au percuteur dur ou au percuteur tendre. Ces éclats peuvent être utilisés tels quels ou bien « retouchés » pour affiner la fonction de l’outil.
La percussion indirecte permet plus de finesse dans le travail du nucléus et le détachement des éclats. Le principe est le même que celui des ciseaux et marteau du sculpteur : le tailleur frappe sur un « chasse-lame » outil intermédiaire entre le marteau et le nucléus.
Ci-contre, la reconstitution d’un débitage à percussion indirecte tendre en 1973 par François Bordes, éminent préhistorien capable d’allier la nonchalance seventies à l’exigence paléolithique.
Je t’épargnerai toutes les subtilités de la préparation des nucléus et des différentes techniques de débitages. Si ça t’intéresse, il existe une riche littérature à ce sujet dont tu trouveras une référence dans la bibliographie.
Venons-en à la typologie des outils taillés. Car j’aimerais que tu considères un peu mieux l’outil qui précéda l’IPad.
Les pointes et lames dites « Levallois »
La technique de débitage du même nom apparaît à l’Acheuléen et se généralise au Paléolithique moyen. Les pointes et lames qui en résultent sont le fruit d’une volonté de standardisation signifiant que le tailleur connaît, avant même de commencer son travail, la morphologie vers laquelle son outil doit tendre. Ce qui est déjà remarquable et laisse présager le meilleur en termes de potentiel créateur de l’Homme.
Produire des éléments semblables traduit une capacité à appréhender mentalement une forme « modèle » et à s’y reporter, faisant se côtoyer une idée mentale et sa projection matérielle.
Biface acheuléen. Provenance : moyenne terrasse de Saint-Acheul (Amiens)
Carrière Fréville en 1897 © Thierry Rambaud, Musée de Picardie, Amiens
Les Bifaces
Ainsi nommés à cause de leur taille visible sur leurs deux faces, ces outils sont les couteaux suisses de la Préhistoire. Ils peuvent avoir des aspects très variés sur des roches toutes aussi multiples. Ainsi, les archéologues différencient notamment les bifaces abbevilliens (antérieurs aux bifaces acheuléens) épais et aux arêtes sinueuses des bifaces micoquiens à la forme lancéolée que l’on découvrit en nombre en Dordogne. Les différences de formes s’expliquent le plus souvent par le choix de la technique de débitage.
Grâce à l’étude tracéologique des bifaces (études des traces que laissent les matières sur l’outil selon leur utilisation), les chercheurs ont pu découvrir leurs multiples fonctions : outils de boucherie, outils servant à travailler le bois et les peaux, ils étaient également utilisés pour tailler ou percer le bois et les os. Les bords tranchants permettaient de couper, la pointe de graver ou de percer tandis que la partir arrondie et bombée qui, comme par hasard, s’adapte parfaitement à la paume d’une main humaine, pouvait être utilisée pour creuser.
Les bifaces micoquiens découverts abondamment en Dordogne se distinguent par une élégante forme lancéolée.
Biface micoquien du Paléolithique moyen © Vermot et Associés
Racloirs et autres outils denticulés
Les racloirs étaient des outils tranchants et robustes, ils étaient manipulés perpendiculairement à la surface à travailler (comme sur une peau par exemple). Leurs bords n’étaient pas aiguisés mais émoussés ce qui les rendait plus résistants sans risque d’abîmer la matière à « racler ».
Les outils denticulés représentent une très grande partie des outils retrouvés lors des fouilles du Paléolithique moyen. Les couteaux sont aussi nombreux et difficiles à identifier (puisque le premier outil tranchant est susceptible d’en être un). Le grattoir servait au travail des peaux. Il existe un large éventail d’outils taillés ; j’ai égoïstement choisi ceux que je préfère mais libre à toi de découvrir ce vaste océan qu’est le Kiloutou paléolithique.
Tu remarqueras avec la sagacité qui te caractérise que j’ai sélectionné des outils à nos yeux esthétiques. Tous ne sont pas aussi beaux mais me permettent d’orienter délibérément cet article vers la question de l’existence d’une possible volonté esthétique chez nos ancêtres. Encore quelques exemples avant de passer aux choses sérieuses.
Les Feuilles de Laurier
Les top model du Solutréen, les Kate Moss du Paléolithique, ces outils sont méticuleusement retouchés sur leurs deux faces d’une manière spécifique à cette période. Jacques Pelegrin, chercheur en préhistoire de renommée internationale et spécialiste des techniques de taille et des savoir-faire des sociétés préhistoriques a consacré des heures innombrables à expérimenter de manière empirique la taille d’outils. Jacques est devenu tellement fort en taille d’outils qu’il ignore tout de l’existence des grandes surfaces de bricolage qui feraient sans doute faillite si Jacques organisaient des ateliers « »découpe de placo au silex ».
Pour parvenir à produire des feuilles de laurier semblables à celles du Solutréen, il lui faut non seulement des heures de travail mais surtout une dextérité qu’il ne doit qu’à ses longues années d’apprentissage. Quant à leur utilisation elle demeure mystérieuse ; projectile ? Couteau ? Certaines hypothèses proposent que ces objets aient été des « chefs d’œuvre » destinés à vanter les qualités du tailleur…
Le Beau Geste
Yves Coppens ouvrit le débat en 1982 en s’interrogeant « Qui fit quoi ? » Qui furent les premiers artisans ? Des Australopithèques, des Paranthropes, des individus du genre Homo ? Si le mystère reste entier pour le moment (bien que certaines pistes se précisent), Yves Coppens souligne en 1983 que « l’Homme n’en demeure pas moins, à partir d’un certain stade, le seul primate que caractérise son association avec un outillage permanent et abondant qu’il a délibérément aménagé pour son propre usage. Cet équipement artificiel, dès lors, ne cessera de croître. » Aujourd’hui un rapide coup d’œil autour de toi ne fera que confirmer cette assertion.
Alors se peut-il qu’en plus d’améliorer leur qualité de vie grâce à des outils de plus en plus perfectionnés, nos hominidés d’ancêtres aient recherché à en faire des objets « esthétiques » ? Par esthétique, il faut ici entendre la notion philosophique se rapportant aux perceptions, aux sens, au beau. Or, il est clair que toutes les sociétés humaines ont chacune produite leur propre discours esthétique (même sans l’écrire). Chaque culture possède ses propres références qui peuvent apparaitre bien obscures aux yeux d’une autre. Par exemple, j’ai personnellement beaucoup de mal avec les bambous spiralés décoratifs. Mais tu es peut-être, toi lecteur, un de ses fervents défenseurs. Je ne te blâme pas… (si un peu). Alors, pourquoi ne pas d’abord envisager la beauté dans le geste comme le suggère la préhistorienne Sophie Archambault de Beaune ?
Dans son article sur la beauté du geste technique, Sophie Archambault de Beaune s’interroge sur la légitimité « d’attribuer des préoccupations esthétiques aux premiers représentants du genre Homo ». Et le développement convaincant de son raisonnement laisse à penser que oui. Au centre de sa réflexion, le souci de régularité et de symétrie dans les outils taillés et en particulier dans les bifaces. En effet, le geste du tailleur tend à être identique sur chaque face de l’outil créant naturellement une symétrie. Cette expérience de la symétrie tient aux modèles que le tailleur tend à imiter. Or ces modèles sont symétriques précisément car la symétrie est la forme qui convient le mieux à la fonction.
Ainsi, le tailleur a pour modèle du bon outil un outil qui présente une symétrie. La symétrie traduit la maîtrise du bon geste par le tailleur. Il est très probable que le tailleur ait apprécié cette symétrie car elle récompensait son art de faire ; elle était le signe que l’outil serait efficace. Or « cette joie de l’âme à la contemplation d’une forme satisfaisante, qu’est-elle sinon le sentiment de beau ? » Le biface acheuléen de West Tofts en Angleterre vient appuyer cette hypothèse :
Délibérément, le tailleur a façonné son outil de manière à placer le coquillage fossilisé au centre d’une des faces. Agencé de cette manière, le coquillage – qui n’a aucune utilité pratique – n’est plus un motif quelconque mais un marqueur relevant le symétrie du biface. Alors la symétrie semble avoir été recherché pour elle-même, pour son esthétique.
Suite de la réflexion sur la beauté des probables premiers objets de l’Homme dans le prochain article à travers plusieurs exemples qui, je l’espère, t’inspireront plus de reconnaissance envers nos lointains et velus ancêtres sans qui tu n’aurais jamais pu jouer à Candy Crush.
Sources :
- ARCHAMBAULT de BEAUNE S., « De la beauté du geste technique en préhistoire », Gradhiva [En ligne], 17 | 2013, mis en ligne le 27 mai 2013.
- BERLEANT R., Paleolithic Flints: Is an Aesthetics of Stone Tools Possible?,Contemporary Aesthetics, Volume 5, 2007 (https://quod.lib.umich.edu/c/ca/7523862.0005.006?view=text;rgn=main)
- LORBLANCHET M., « L'origine de l'art », Diogène, 2006/2 (n° 214), p. 116-131.
- MORRISS-KAY, Gillian M. (Department of Physiology, Anatomy and Genetics, Oxford, UK), The evolution of human artistic creativity, Journal of Anatomy (2010) 216, pp 158–176
- PIEL-DESRUISSEAUX J-L, Outils préhistoriques, de l’éclat à la flèche, Dunod, Paris, 2016
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Y avait t’il des sites de taille de silex en Seine maritime ?
Certaines personnes ainsi que moi même avons retrouvés des bifaces ds plusieurs champs constitués d’argile à silex.
Cher Étienne, les sites de taille de silex étaient présents là où des populations humaines vivaient ; nous savons que ces populations ont occupé plusieurs sites du territoire français. Il n’est pourtant pas évident de les mettre à jour. Dans le cas de la Seine Maritime, je vous invite à consulter la page de l’INRAP dédiée (https://www.inrap.fr/departements/seine-maritime).