Entre pratiques païennes et réappropriation chrétienne, la peinture sur oeuf de Pâques en dit long sur les cultures s'adonnant à ce curieux loisir auquel aucun enfant n'a jamais échappé.
Nota bene : une lecture attentive de cet article permet de répondre avec brio au quiz de fin. En plus d’apporter une touche ludique à des journées parfois trop grises, des réponses justes sont l’assurance de remarquablement briller lors d’un repas pascale par exemple. Ou de n’importe quel autre repas pour les plus téméraires.
Pâques : la grande réappropriation chrétienne
Si on est en droit d’interroger la nature même du choix des œufs (alors que des courges ou des carcasses de poulet auraient aussi bien fait l’affaire), la motivation menant à la décoration des œufs mérite également qu’on s’y attarde. Étonnement, une large part de la population européenne s’accommode béatement de faire de la peinture sur œuf une fois l’an sans se poser la moindre question. Pourtant, il s’agit très probablement de l’activité manuelle la plus étrange qu’il m’ait été donné d’observer.
Le dimanche de Pâques marque pour les Chrétiens le souvenir de la résurrection de leur champion, Jésus, dans une Église qui ne supporte paradoxalement pas l’idée de magie et de revenants. Or Pâques est enthousiasmant pour les amateurs de pain sans sel car il porte justement la promesse de la vie éternelle. Une vie surnaturelle qui récompense uniquement ceux qui manifestent une conviction suffisamment publique en une trinité familiale mais profondément dysfonctionnelle. Aucun œuf n’interfère dans cette histoire. Pas même pour un encas.
Chez nos voisins anglais néanmoins, la désignation de Pâques lève le voile sur un début d’explication. En Angleterre, les chrétiens célèbrent « Easter », un mot dont l’étymologie mène vers une déesse païenne du nom d’Eostre, la déesse de l’est. Or chacun sait que la chrétienté à une aversion pour les déesses proportionnellement inverse à son ambition de conquérir le monde. Entre simulacre de concessions à des pratiques locales et plagiat pur et simple de fêtes païennes relues à la lecture du seul bouquin autorisé, les Chrétiens ne reculèrent devant rien pour agrandir leur communauté. Leur conviction de détenir la vérité laisse entrevoir leur capacité à nuancer leur propos pendant plusieurs siècles. Ce fut donc un poncif chrétien : garder la symbolique d’une célébration quelle qu’elle soit tout en en changeant le casting ; avec le succès qu’on connait.
Devant à la déesse Eostre, il est notable qu’elle est connue de nombreuses cultures. Elle est la déesse Ostara dans la culture germanique, Ausra dans la culture baltique, Eos dans la culture grecque et Aurore pour les Romains. Eostre incarne l’aube, le renouveau de la journée, le réveil de la nature au fur et à mesure qu’apparaît l’astre solaire.
Plurielle par le nom mais unique sur le fond, ces déesses sont toutes dérivées d’un même prototype indo-européen nommé Hausos. Le prototype religieux indo-européen est considéré par les anthropologues comme une religion primordiale polythéiste supposément partagée par les peuples proto-indo-européens (pour faire très simple). Concernant notre culture européenne, l’étude des mythes de l’Inde ancienne (très en lien avec cette religion primordiale) à travers la culture védique et hindouiste notamment ainsi que les écrits sanskrit, est souvent pleine d’enseignement.
En suivant ce chemin d’étude, on retrouve un équivalent hindou et védique de Hausos dans la déesse Uṣā (nom propre védique) « La Brillante », personnification de l’Aurore. Cette dernière entama la Création universelle par l’inceste primordial avec son père Prajāpati. Passons sur l’immoralité de cette histoire familiale car Prajāpati est riche d’enseignement, sauf peut-être dans le domaine de la sexualité.
En sanskrit, Prajā signifie procréation, progéniture, tandis que pati signifie maître ou seigneur. Prajāpati est donc le seigneur des Créatures. Prajāpati est aussi l’épithète de la moitié mâle de Brahmā le Créateur. Désormais, il va falloir faire un effort de concentration qui sera largement récompensé par une connaissance plus profonde de la boîte d’œufs qui occupe l’étagère de ton réfrigérateur. Brahmā est le Créateur car il est constitué d’une partie mâle et d’une partie femelle. Brahmā Créateur est en rapport direct avec l’Univers par la construction même du mot univers qui, sanskrit, s’écrit brahmānda. Ce terme est composé de Brahmā et de anda signifiant « œuf cosmique » : l’Univers est donc logiquement l’œuf de Brahmā.
Naturellement, tout ce préambule n’éloigne en rien le propos du sujet principal, à savoir l’œuf de Pâques. Poursuivons encore dans l’apprentissage rudimentaire de concepts sanskrits parfaitement inutilisables dans un quotidien pratique.
Hiraṇyagarbha signifie « l’œuf d’or » ou « l’utérus d’or ». Hiraṇyagarbha est à la fois Brahmā (puisque c’est un œuf) et aussi un des qualificatifs de Brahmā. Hiraṇyagarbha est source de vie et l’or dont il est fait évoque le soleil et l’apparition de la lumière bienfaitrice de la vie. L’œuf est ainsi un élément compris comme un potentiel de vie capable d’engendrer l’univers. Il est la vie à l’origine de l’univers et la vie même qui peuple l’univers. L’œuf comme potentiel de vie avait-il besoin d’une si longue explication quand sa manifestation même se constate prosaïquement par l’observation pas même attentive du quotidien d’une poule ?
Qui de l'œuf (de Pâques) ou de la poule ?
L’œuf incarne ici la naissance du monde, la plénitude faite matière. De l’unité indifférenciée, l’œuf permet la naissance d’une différenciation (entre ce qu’il est et ce qu’il crée).
C’est l’œuvre du rythme qui génère le temps et les formes. Il apporte la division, la multiplicité et des êtres différenciés.
Anest-Couffin Marie-Christine. L’œuf dans le calendrier populaire grec et le temps mythique.)
Partout dans le monde, l’œuf est présent dans les récits démiurgiques (les récits de création de l’Univers). Quand ce n’est pas un papyrus égyptien sur lequel on lit « Ô œuf de l’eau, source de la terre » c’est une légende talmudique qui décrit Dieu prenant deux moitiés d’œuf qui, se fertilisant l’une l’autre, initieront la création du monde. Plutarque en se demandant qui naquit en premier de l’œuf ou de la poule, entend l’œuf comme l’origine de la vie et introduit la question philosophique de la cause et de l’effet.
L’œuf est donc logiquement imprégné d’une forte symbolique de création et, en poussant un peu, de résurrection.
C’est ce qui permet d’expliquer le lien entre la résurrection de Jésus et la fête de Pâques. Jésus étant l’incarnation terrestre de Dieu éternel (du Créateur, tout comme Brahmā), sa mort ne peut en aucun cas être définitive, sans quoi ce serait la fin de l’Univers. Jésus ressuscite donc. Comme le fait chaque matin la déesse de l’Aurore pour redonner vie au monde (à l’image de la déesse Uṣā liée à Brahmā et à l’œuf cosmique Univers).
L’équinoxe marquant le début du printemps est naturellement synonyme du retour de l’astre solaire, il annonce l’allongement des journées, le retour de la végétation et de la vie. Cette vie qui émergea de l’œuf primordial, universel. C’est la raison pour laquelle nous cherchons bêtement des œufs à Pâques dissimulés dans la végétation d’un jardin : nous cherchons le retour à la vie par le retour de ce qui la symbolise, l’œuf et la lumière.
Pourquoi décore-t-on les œufs de Pâques ?
Pourquoi la chasse à l’œuf ne suffit-elle pas ? Pourquoi doit-on en plus décorer les œufs ? Probablement pour les différencier des œufs quotidiens. Pour rendre à l’œuf sa symbolique universelle. C’est ce que tendent à confirmer les nombreux œufs décorés ou incisés découverts en fouille et témoignant des pratiques culturelles étudiées par les archéologues.
L’utilisation des œufs à des fins religieuses ne date pas d’hier. Les œufs étaient déjà offerts dans les sanctuaires grecs anciens. Plus anciens encore, des œufs décorés ont été retrouvés dans des tombes comme cet œuf sumérien retrouvé à Ür et datant de la dynastie archaïque III (vers 2600 – 2340 av. J.C.). Cet œuf servait probablement à fournir au défunt de la « nourriture » garantissant la pérennité de sa vie après sa mort ; de sa résurrection donc, sous quelque forme que ce soit. Ces œufs sont somme toute les garants ou la preuve de l’éternité espérée. L’œuf n’est pas un symbole choisi au hasard.
Kit de résurrection antique : œufs d’autruche décorés d’incrustations de nacre. Dynastie archaïque III, 2600 av. J.C., ville de Ur, Mésopotamie (dans l’actuelle Irak).
© The Trustees of the British Museum
Ou encore cet œuf phénicien décoré du symbole de la déesse Tanit (déesse chargée de veiller à la fertilité, aux naissances et à la croissance). Il porte également des motifs de lotus et de fleurs de lotus, symbole de vie et de résurrection (symbolique empruntée à l’Égypte antique) ainsi que des motifs de phénix, ces créatures mythologiques renaissant de leurs cendres et venant confirmer encore davantage la valeur « vitale » donnée à l’œuf.
Décorer les œufs c’est leur donner une particularité, une valeur unique. C’est les différencier des œufs ordinaires. C’est aussi leur octroyer une valeur prophylactique : placés auprès des vivants ou des morts, ils garantissent d’une certaine manière la fertilité et la vie éternelle par le renouvellement des individus.
Les œufs de Pâques décorés ont tout à voir avec l’éternelle quête d’immortalité. À travers la chasse aux œufs, c’est la résurrection et la vie éternelle que nous poursuivons.
- ANEST-COUFFIN Marie-Christine. L’œuf dans le calendrier populaire grec et le temps mythique. In: L’Homme et la société, N. 111-112, 1994. Générations et mémoires. pp. 175-182.
- BURGER Nash K., An Egg At Easter, 11 april 1971, New-York Times Archives https://www.nytimes.com/1971/04/11/archives/an-egg-at-easter-a-folklore-study-by-venetia-newall-illustrated-423.html
- CONWELL, David « Ostrich Eggs » Expedition Magazine3 (1987): n. pag. Expedition Magazine. Penn Museum, 1987 Web. 01 Apr 2018 <http://www.penn.museum/sites/expedition/?p=14381>
- HUET G., Héritage du sanskrit, Dictionnaire Sanskrit – Français, Web http://sanskrit.inria.fr/
- NEWALL, Venetia. « Easter Eggs. » Folklore, vol. 79, no. 4, 1968, pp. 257–278. JSTOR, JSTOR, www.jstor.org/stable/1259357.
- Sous la direction de Richard L. Zettler, Treasures from the Royal Tombs of Ur, University of Pennsylvania Press (1 janvier 1998)
- WILKINS W.J., Hindu Gods and Goddesses, Dover Publications Inc. (21 novembre 2003)
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Super article qui se lit avec plaisir ! Je suis ravie d’avoir découvert votre blog 🙂
Merci Marie 🙂
Très intéressant cet article qui fait resurgir les liens entre mythologie antique et réappropriation chrétienne.
Bravo pour votre style moderne redonnant un sacré coup de jeune à cette discipline un peu « vieillotte » mais que j’adore, qu’est l’archéologie
et l’étude des peuples anciens.
Portez vous bien , Vincent
Merci beaucoup Vincent pour ce message encourageant ! Je vous invite à jeter un oeil aux autres articles 😉
Bonne lecture