Ce jeudi de la Museum Week est consacré aux métiers. S'il eut été absent, ce blog aurait probablement eut pour ligne éditoriale "Crop Top et  Bouddhisme" (un concept flou mais fédérateur), je veux bien sûr parler du métier d'archiviste. Hommage à l’objet qui a initié cette merveilleuse profession : la poussière la tablette d’argile sumérienne.

Époque séleucide (fin du Ier millénaire av. J.-C.), copie d'un original plus ancien Warka, ancienne Uruk, Basse Mésopotamie (Iraq). Table de valeurs réciproques. Division de l'unité par une série de nombres compris entre 1 et 3.

Vous m'en graverez quatre blocs

L’apparition des premiers documents écrits est bien évidemment corrélée à celle de l’écriture dont les premières traces apparaissent dès 3300 av. J.C. en Mésopotamie. Il s’agit d’une écriture cunéiforme (qui à la forme d’un coin, d’un angle), archaïque et son apparition témoigne d’une complexification des sociétés mésopotamiennes ; en particulier de la société sumérienne. La volonté de conserver une trace écrite découle d’une volonté des puissants d’inscrire dans le temps, sur une matière impérissable, des acquis, des droits ou des lois. L’affirmation de l’autorité passe par l’écrit et les scribes qui possèdent la connaissance de l’écriture notent d’ailleurs que ce qui distingue un homme cultivé d’un inculte est justement la capacité à lire et écrire, à transmettre la connaissance des règles qui régissent l’Univers (ou sa région, sa ville, sa maison, etc).

La Mésopotamie possède une ressource naturelle à la source de ce qui deviendra la travail d’archiviste : la terre argileuse. L’argile est la matière première du quotidien : elle sert de matériau de construction et permet de fabriquer les objets usuels. Les fleuves Tigre et l’Euphrate en fournissent en quantité et il n’y a littéralement qu’à se baisser pour en ramasser.

Matière humble, elle n’en est pas moins noble : les penseurs antiques mésopotamiens lui attribuent la qualité d’élément primordial né de l’Apsû (la masse d’eau douce sur laquelle flotte le monde). C’est de cette même argile que naquit le dieu Enki. Ce dernier modela de la même manière le premier homme dans l’argile. À noter tout de même qu’il s’agissait dans notre cas d’une argile discount dépourvue d’immortalité que le dieu mêla au sang d’un dieu sacrifié. C’est ce que nous conte le mythe d’Atra-hasis :

Par la chair divine, l’esprit sera en lui,
(à jamais) il le gardera vivant auprès de lui,
et par l’esprit qui est [en lui] il sera préservé de l’oubli.

Le genre humain est terrorisé à l’idée d’être oublié. Consciemment ou pas, cette seule idée lui fait déployer des trésors d’inventivité pour qu’on se souvienne de lui. La création de récits démiurgiques ou l’élaboration de systèmes et de supports d’écriture sont de ces idées lumineuses.

Le support d'écriture fait d'argile, la matière considérée comme élément primordial (et par conséquent éternelle) ne vient que renforcer cette symbolique d'immuabilité de l'écriture.Une réflexion singulière qui permis pourtant à ces tablettes de parvenir jusqu'à nous malgré une évidente fragilité...

Tablette portant le texte du mythe de création sumérien « Enki et Ninhursag ». Basse Mésopotamie, IIIe millénaire avant J.C., Sumer
Paris, musée du Louvre
© RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Franck Raux
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Tri sélectif

Les tablettes d’argile qui nous sont parvenues traduisent les contraintes du support. La taille de chaque tablette permettait au scribe de la tenir dans sa main tandis qu’il écrivait sur la première face. La matière alors malléable adoptait au verso la forme de la paume de sa main. Pour écrire sur la seconde face sans effacer ce qu’il venait d’écrire sur la première, le scribe s’arrangeait pour tenir d’une autre manière la tablette.

C’est la multiplication des tablettes écrites qui engendra progressivement un besoin de rassembler et d’organiser les différents documents pour y accéder plus rapidement. De la même manière que l’écriture cunéiforme se diffusa en Mésopotamie, l’organisation en archive connut le même succès.

Tablette cunéiforme, Mésopotamie, site de Fara, période présargonique, dynastie archaïque, 2900-2340 av. JC. Argile, 9,5 x 9,5 cm © Auction

D’après des découvertes archéologiques dans l’antique cité de Mari, il apparaît que « les nombreux lieux d’accumulation ou de dépôt d’archives soient clairement reliés aux principales fonctions du gouvernement de Mari » (in Les archives de la civilisation mésopotamiennes, Martine Hardy). C’est précisément ici que notre archiviste apparaît. Responsable de la « mémoire » de ses contemporains, il optimise le rangement des documents de plus en plus nombreux en élaborant des techniques d’entreposage et d’identification.

[Clique pour agrandir] Les premiers États et les premières écritures dans le Moyen-Orient antique. © hg-bnex.fr
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[Clique pour agrandir] Palais de Zimri-lim Mari, Syrie. Vers 1760 avant notre ère © Encyclopedia Universalis, 1993

Trois systèmes sont alors créés : le système des casiers (qui sera le plus populaire), celui des étagères ouvertes et le système des récipients.

Et guess what ? Aujourd’hui nous utilisons toujours le système d’étagères ouvertes !

Tablette en argile gravée d'inscriptions cunéiformes mentionnant des instructions de Shamash-Nasir à l'attention de Nabi Shamash. Intacte. Argile (7cm x 4,5cm x 2 cm) © Artcurial

Les archives sont des lieux de conservation de l’Histoire humaine. Les archivistes la collectent, la classent, la conservent et la partagent. Elles permettent de comprendre des civilisations, des pensées, d’éclairer et de mettre en perspective notre histoire par les petits et les grands évènements qui la constituent. Sans elles, nous serions condamnés à une amnésie perpétuelle, chaque génération ignorant la vie de la précédente. Les story sur Instagram (et beaucoup d’autres divertissements rapides et éphémères) sont en cela leur parfaite antithèse. Je ne saurais trop te suggérer de prendre 5 minutes pour réfléchir à tout ça…

  • Martine Hardy, 
Les archives de la civilisation mésopotamienne, travail réalisé à l’EBSI, Université de Montréal, dans le cadre du cours ARV 1050–Introduction à l’archivistique donné au trimestre d’hiver 2009 par Sabine Mas (remis le 21 avril 2009).
  • http://classes.bnf.fr/index.php