Elle envahit chaque été ton fil d’actualité Instagram et les piscines. Elle fait l’objet d’un nombre incalculable de selfies : la bouée à forme d’espèce aviaire défoncée à l’ecstasy est de retour à chaque hausse de mercure. Histoire rapide de la bouée et de ses dérives (haha).
Sortir la tête de l'eau
L’être humain, comme ta sagacité l’aura déjà noté, n’est muni ni de nageoire ni de branchie. Mais l’être humain, aussi malin que prétentieux, a fait preuve d’imagination pour rester en surface plutôt que de sombrer involontairement au-dessous. Or, la première vague que son rafiot épongea le confronta à une cruelle réalité impliquant la grande difficulté à reprendre son souffle par vent de force 10 sur l’échelle de Beaufort. Certains apprirent à nager et d’autres proposèrent d’attacher des objets flottants à des cordes reliés aux embarcations. En cas de chute, le malheureux avait ainsi un faible espoir de sauver sa peau.
Il semble que les Norvégiens, via la culture Viking, aient été les premiers à mettre en place des dispositifs de sauvetage en usant de ceintures faites de blocs de bois ou de liège permettant de flotter tant bien que mal en surface.
C’est à Léonard de Vinci (1452 -1519) que l’on doit vraisemblablement la première bouée de sauvetage.

Il faut toutefois attendre le XIXe siècle avant que la modernité se préoccupent des bouées. Apparaissent alors deux types de bouées : la bouée de jour et la bouée de nuit.
La bouée de jour est un disque en liège recouvert ou non de tissu ciré et traversé par un tube métallique vertical. Un ingénieux mécanisme permet de faire sortir de ce tube un drapeau rouge dès que la bouée tombe à l’eau. De cette manière, le malheureux est plus facilement repérable et donc, « repêchable ».
La bouée de nuit connut plusieurs versions mais la plus aboutie fut inventée par les dénommés Seyferth et Silas (ce dernier était archiviste à l’ambassade de France) à la fin du XIXe siècle. Les deux savants utilisèrent les propriétés du phosphore – qui émet une lumière au contact de l’air – aux nécessités du sauvetage en mer. Ils imaginèrent une bouée similaire à la bouée de jour mais pourvue d’une cavité dans laquelle était placé un tube de phosphore. Il suffisait au naufragé d’ouvrir le tube pour qu’une réaction chimique se produise et émette de la lumière, lumière imperturbable que ni l’eau ni le vent ne pouvait souffler ou éteindre.


Sur les 48 bouées que comptait à son bord le Titanic, plusieurs étaient équipées d’un dispositif lumineux inspiré de celui de Silas. Néanmoins, vu la température de la flotte lors de cette triste nuit du 14 avril 1912, il aurait bien pu y avoir autant de bouées que de passagers, les morts auraient été tout aussi nombreux puisque la plupart ne moururent pas de noyade mais de froid. La cryothérapie a ses limites.
Les 48 bouées du Titanic étaient en liège et recouverte d’un tissu ciré blanc. Elles ne portaient aucune inscription et ressemblaient plus ou moins à celles exposées au Musée du liège de Maureillas-las-Illas.
Les ponts des grandes villes disposèrent longtemps de bouées que le passant pouvait aisément lancer à l’eau s’il repérait une personne en détresse. À Berlin, elles sont encore nombreuses mais celles de Paris ont disparu, en partie à cause des Parisiens cleptomanes et autres touristes amoureux. La ville, fatiguée de constamment les remplacer, a renoncé à ses bouées. Mais elle a créé Paris Plage. On ignore toujours s’il s’agit ou non d’une punition.
Sur les quais parisiens, le promeneur attentif pourra repérer cette boîte à bouée du Canal Saint Martin © Karambolages, Arte

Avant d’en venir à la bouée à paillettes de Hipster et son histoire fluorescente, l’actualité exige que l’on considère la bouée de sauvetage comme un objet tristement contemporain et trop absent en Méditerranée, et ce depuis maintenant plusieurs années.
Seule bonne nouvelle dans ce triste horizon, la bouée de sauvetage est l’objet de toujours plus de perfectionnement. Comme ton smartphone. Mais en mieux.
La société portugaise Noras Performance a ainsi créé la bouée USafe (lire you safe, « tu es sauf »), une bouée télécommandée en forme de fer à cheval dont chaque branche est équipée de propulseur jet. Elle permet ainsi à n’importe qui de sauver des vies : le sauveteur dirige grâce à un joystick la bouée télécommandée vers la personne à secourir et la ramène en sécurité sur terre ou sur le bateau, toujours à l’aide du joystick. Une innovation portée par un trailer à l’américaine dont je ne me lasse pas.
Toucher le fond
Aujourd’hui, la bouée est un business. Savant mélange de pop culture, de maîtrise du plastique, de travail à bas coût et d’un égocentrisme détraqué, la bouée est l’accessoire qui va upgrader tes photos, celui qui va rendre ses 15 ans à Geneviève de la compta (mentalement seulement), celui qui va transformer tes vacances à la Grande Motte en séjour à Ibiza et tes coups de soleil en bronzage Kardashian.
Licorne géante, cygne doré, flamand rose défoncé à l’acide : qui sont-ils ? Quels sont leurs réseaux ?
Tout commence il y a un siècle environ. Dans les années 1920/1930 la France vit ses Années Folles : période nécessaire d’insouciance après une guerre éprouvante (1914 – 1918). Les gens n’ont pas envie, ils ont besoin de se marrer. Les loisirs se développent et avec eux les piscines publiques dont une vingtaine sont construites durant cette période.
Avant elles, les bains et les bassins étaient synonymes d’hygiène, on s’y rendait pour ne pas sentir le chien mouillé et pour voir du monde. Certains bassins en rivière permettaient l’apprentissage de la natation mais n’étaient pas financièrement accessibles à tous.
La bouée déclinée en fauteuil est au XXe siècle un véritbale symbole de richesse car les piscines privées font figures de rareté et sont l'apanage des catégories sociales les plus aisées.
Quasar Khanh, Le Chester, collection Aerospace, 1968. © AD Magazine

En 1924, la première piscine uniquement dédiée à la natation et au jeu écarte la notion d’hygiène de celle du loisir. À partir de cette date, les activités aquatiques se développent, du bain de mer aux cours de natation dans les piscines publiques, le phénomène prend de l’ampleur.
Dans les années 1960, les premières piscines privées font leur apparition et sont assurément un symbole de richesse. Symbole qui s’accompagne naturellement d’autres signes ostentatoires afin d’écarter toutes formes de doute quant aux comptes bancaires radieux du propriétaire du bassin azuré.

C’est à un Vietnamien que nous devons ce qui est aujourd’hui devenu un indispensable de la piscine : la bouée de loisir.
Nguyen Manh Khanh (1934 – 2016), qui adopta plus tard le nom de Quasar Khanh, fut le mentor de Philippe Starck. Cet ingénieur des Ponts-et-chaussées né à Hanoï – dans ce qui est alors le Tonkin français – débarque à Paris en 1949.
C’est un peu par hasard qu’il découvre que l’air comprimé dans un volume de plastique devient un matériau d’une grande solidité.
L’air est constructible : matière englobant toutes les autres matières, il peut être contenu au lieu d’être rempli et servir ainsi de brique élémentaire.
Partant de cette constatation, le designer de génie lance en 1967 sa marque de mobilier gonflable nommée Quasar. Sa ligne de mobilier Aerospace est un pur produit de son époque : inspirée par la conquête spatiale qui marque les sixties, les lignes sont fluides et jouent la transparence. Comme les fusées (ou la fumée des pétards des hippies) l’époque exige de la légèreté, de l’insouciance. En voyant se réaliser ce rêve de gamin d’aller sur la Lune, le jeune des sixties tombe dans un besoin régressif où la couleur est partout, joyeuse et insouciante.


Instantanément (et sans Instagram) le mobilier Quasar devient une icône de la culture pop. Il est symbole de modernité, d’avant-garde grâce notamment à cette nouvelle matière plastique allant à l’encontre des codes des générations précédentes, encore guindées dans le bois et le bronze doré.
C’est une élite jeune qui s’empare de ce mobilier que l’on retrouve en 1968 dans le film Le Cerveau de Gérard Oury. Tout y est : David Niven dans le rôle du mafieux financièrement à l’aise dans une piscine (de riche) buvant du champagne (de riche) dans un fauteuil Chester (de riche) de la ligne Aerospace.
Bientôt, le mobilier de piscine gonflable se démocratise, s’adapte aux goût de son époque puis se ringardise. Un temps. Jusqu’au jour où Instagram naquit et avec lui ses stars dont la vie filtrée et photoshopée fit de ta vie un cliché pâle et sans saveur aussi triste qu’un supermarché le dimanche matin.

Ce que l’on pensait kitsch et ringard reprend du galon et revient à la mode. Il est à nouveau désirable. Le mobilier gonflable adopte des formes nouvelles en conservant les couleurs régressives et le caractère naïf qui avait fait le succès de Quasar.
Si la race aviaire gonflable proliférant par temps chauds sur les réseaux sociaux semble emprunter tous les codes qui accompagnent la naissance du mobilier gonflable durant les sixties, tu noteras tout de même que ces objets sont désormais au service d’une esthétisation de la réalité qui perd, de fait, toute réalité.


Le design de Quasar faisait au contraire entrer une sorte d’irréel (le futur avec la conquête de l’espace, les nouveaux matériaux, les couleurs dans la télévision – et la télévision !) dans le quotidien.
Mais il est vrai que ne rien foutre sur une grosse bouée gonflable demeure une activité intemporellement délicieuse.
- de JARCY Xavier, Les années Quasar Khanh, inventeur gonflé du fauteuil gonflable, article paru sur Télérama.fr le 2 mars 2017
- DEMEURE Yohan, USafe, voici la bouée de sauvetage du futur, article publié le 10 février 2017 sur le site Sciencepost.fr
- Karambolages, consultable ici
- Le Bas Antoine, « Des piscines et des villes : genèse et développement d'un équipement de loisir », Histoire urbaine, 2000/1 (n° 1), p. 145-162. DOI : 10.3917/rhu.001.0145.
- LEPORTOIS Daphné, Pourquoi vous voyez des bouées flamant rose partout cet été, article paru sur Slate.fr le 19 août 2017 (consultable ici)
- de Saint-Michel P., La Nature - Revue des sciences, 1, nos 1 à 26, (p. 241-242)
- www.velvet-galerie.com
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