Elle envahit chaque été les fils d’actualité Instagram et les piscines, fait l’objet d’un nombre incalculable de selfies, la bouée à forme d’espèce aviaire défoncée à l’ecstasy est de retour à chaque hausse de mercure. Histoire rapide de la bouée et de ses dérives (haha).

Sortir la tête de l'eau

Si L’Origine des Espèces laisse augurer toutes sortes de métamorphoses fascinantes dans les siècles à venir, elle ne promet rien qui n’aille vite. Il ferait beau voir que l’être humain soit sous peu doté de tout ce qu’il faut pour se déplacer amphibie. D’ici là, il est pour lui impératif de rester en surface plutôt que de sombrer sans matériel adéquat.

Aucun doute n’existe quant au fait que la première embarcation flottante jamais construite se vit rapidement opposer un mouvement aqueux d’une mouvante verticalité : une vague. Pour la première fois de l’humanité, le tout premier rafiot de son espèce écopait d’une nouvelle et cruelle réalité bientôt comptabilisée sur l’échelle de Beaufort.
Si pour se prémunir de ces mésaventures certains de la race des sportifs apprirent à nager, d’autres se contentèrent d’accrocher des chapelets d’objets flottants sur leur corps de sorte qu’ils remontaient au-dessus des flots comme des bouchons, sacrifiant bien naturellement l’allure à la vie. Le premier choix n’excluait pas le second et augmentait d’ailleurs les chances de s’en tirer sain et sauf. Raison pour laquelle l’ingénieuse idée fit florès.

Il semble que les Norvégiens, trempant dans la culture des solides Vikings au pied marin, aient été les premiers à mettre en place des dispositifs de sauvetage usant de ceintures faites de blocs de bois ou de liège et permettant de flotter autant que faire ce peut à la surface des flots.

Mais c’est vraisemblablement à Léonard de Vinci (1452 -1519) que l’on doit la première bouée de sauvetage et tout un tas d’autres saloperies qui connurent diverses postérités.

Esquisse de Léonard de Vinci. Manuscript B de Paris, f. 81 v entre 1488 et 1490. Institut de France, Paris

Il faut toutefois attendre le XIXe siècle avant que la modernité ne se préoccupe des bouées et créé, à l’instar des habits, un modèle de jour et un modèle de nuit. Point de coquetterie ici mais une prise de conscience salutaire : la nuit réduit la visibilité tandis que le jour l’augmente. À nouveau, la puissance intellectuelle de l’Homme moderne foudroie le quidam de son éclatante évidence. Observons un peu ces deux modèles de génie.

La bouée de jour est un disque en liège recouvert ou non de tissu ciré et traversé dans son épaisseur par un tube métallique vertical. Un ingénieux mécanisme permet de faire sortir de ce tube un drapeau rouge dès que la bouée tombe à l’eau. De cette manière, le malheureux ne goûtant pas les joies du grand large est plus facilement repérable et donc « pêchable ».

La bouée de nuit connait quant à elle plusieurs versions mais la plus aboutie est inventée à la fin du XIXe siècle par Seyferth et Silas (ce dernier était archiviste à l’ambassade de France). Les deux savants utilisent les propriétés du phosphore – qui émet une lumière au contact de l’air – pour servir les nécessités du sauvetage en mer. Ils imaginent une bouée similaire à la bouée de jour mais pourvue d’une cavité dans laquelle est placé un tube de phosphore en lieu et place du drapeau rouge.
Une fois le naufragé en sécurité sur sa bouée, il lui suffisait d’ouvrir le tube pour qu’une réaction chimique se produise et émette une imperturbable lumière contre laquelle l’eau ou le vent ne pouvaient rien.

Système de bouée de SilasLa Nature - Revue des sciences, 1, nos 1 à 26, 1873 (p. 241-242), article rédigé par P. de Saint-Michel
Bouée de sauvetage en liège revêtu de toile peinte. Musée du liège de Maureillas-las-Illas © Domaine de la Tourasse

Sur les 48 bouées que comptait à son bord le Titanic (qui transportait environ 2200 passagers), plusieurs étaient équipées d’un dispositif lumineux inspiré de celui de Silas. Néanmoins, considérant la température de la flotte et de l’air lors de la nuit du 14 avril 1912, il aurait bien pu y avoir autant de bouées que de passagers, les morts auraient été tout aussi nombreux puisque la plupart ne moururent pas de noyade mais de froid. La cryothérapie a ses limites.

Les 48 bouées du Titanic étaient en liège et recouverte d’un tissu ciré blanc. Elles ne portaient aucune inscription et ressemblaient plus ou moins à celles exposées au Musée du liège de Maureillas-las-Illas.

Bouées des villes

Pendant longtemps, les ponts des grandes villes étaient équipés de bouées que le passant pouvait aisément lancer à l’eau s’il repérait une personne en détresse.
À Berlin, elles sont encore nombreuses mais celles de Paris ont disparu, en partie à cause des Parisiens cleptomanes et des touristes amoureux. La ville, fatiguée de constamment les remplacer, a renoncé à ses bouées. En guise de représailles, Paris Plage a été imaginé.

Bouée de sauvetage sur les bords de la Tamise, à Londres © Pilote Moulard
Bouée de sauvetage sur les bords de la Tamise, à Londres © Pilote Moulard

Avant d’en venir à la bouée scintillante d’influenceur pédant, l’actualité exige (encore, même après les mises à jour de cet article paru en 2018) que l’on considère la bouée de sauvetage comme un objet tristement contemporain et trop absent en Méditerranée et ce, depuis maintenant plusieurs années.

Seule bonne nouvelle dans ce triste horizon, la bouée de sauvetage est l’objet de toujours plus de perfectionnement. Comme ton lave-vaisselle mais en mieux.

La société portugaise Noras Performance a ainsi créé la bouée USafe (lire you safe, « tu es sauf »), une bouée télécommandée en forme de fer à cheval dont chaque branche est équipée d’un propulseur jet. Elle permet ainsi à n’importe qui de sauver des vies. Le sauveteur dirige grâce à un joystick la bouée télécommandée vers la personne à secourir et la ramène en sécurité sur terre ou sur le bateau, toujours à l’aide du joystick. Une innovation portée par un trailer à l’américaine dont je ne me lasse pas.

Toucher le fond

Si jusqu’à la moitié du XXe siècle, « les noyades étaient devenues la première cause de décès en temps de paix », comme l’explique M. Axel Lamotte, fondateur du Syndicat national professionnel des maîtres-nageurs sauveteurs (SNPMNS), ce n’est plus la cas de nos jours.

La bouée, en changeant de statut avec l’évolution des habitudes de société, s’adapte à de nouveaux besoins.
D’abord nécessaire, elle devient transitoire dans l’apprentissage de la natation à l’échelle d’une personne ou d’une nation. Lorsque les congés payés ouvrent la voie aux loisirs et à un commerce qui les accompagne, la bouée devient un objet aussi emblématique que la chaise longue. Du liège au plastique, de la peur de l’eau profonde aux concours de plongeon, la bouée incarne l’évolution d’une société, des innovations et des goûts d’une époque.

Il est d’ailleurs intéressant de noter qu’avec l’invention et la popularisation du plastique, la bouée passe esthétiquement d’un objet opaque à un objet transparent. Alors que son esthétique importait moins que son usage lorsqu’il s’agissait de naufrage, les possibilités offertes par le plastique se gardent longtemps de reproduire l’opacité des premières bouées. La transparence est de mise et l’on pourrait se demander si cette dernière n’est pas une dernière et rassurante sécurité : si la bouée ne sert plus à sauver, elle permet toujours de flotter et de voir littéralement si « l’on a pied »… Tant que l’on voit ses pieds, le danger est écarté.

Aujourd’hui, la bouée est un business. Savant mélange de pop culture, de maîtrise du plastique, de travail à bas coût et d’égocentrisme détraqué, la bouée est l’accessoire qui signe avec le plus d’assurance les photos de l’été. Elle est démesurée et n’est acceptée que dans les piscines privées, elle est colorée et fait ressortir par contraste un bronzage savamment travaillé, tout est fait pour signaler un statut social élevé. Qui aurait pu prédire que la bouée deviendrait la Rolex des espaces chlorés ?

La bouée et la piscine : ostentation synchronisée

Licorne géante, cygne doré, flamand rose défoncé à l’acide : qui sont-ils ? Quels sont leurs réseaux ?

Tout commence il y a environ un siècle. Dans les années 1920 et 1930 la France profite outrageusement des Années Folles, nécessaire période d’insouciance après une guerre éprouvante (1914 – 1918). Les gens ont besoin de se marrer. Les loisirs se développent et avec eux les piscines publiques dont une vingtaine sont construites durant cette période.

Avant elles, les bains et les bassins étaient synonymes d’hygiène, on s’y rendait pour ne pas sentir le chien mouillé et ils étaient une bonne excuse pour rencontrer des gens (tandis que, quelques dizaines d’années plus tard, les boîtes de nuit proposeront précisément l’inverse). Certains bassins en rivière permettaient l’apprentissage de la natation mais n’étaient pas financièrement accessibles à tous.

La bouée déclinée en fauteuil est au XXe siècle le symbole d'une réussite sociale. Les piscines privées sont l'apanage des privilégies et les objets qui lui sont liés, la preuve d'une vie aisée.

Quasar Khanh, Le Chester, collection Aerospace, 1968. © AD Magazine

En 1924, la première piscine uniquement dédiée à la natation et au jeu écarte la notion d’hygiène de celle du loisir. À partir de cette date, les activités aquatiques se développent, du bain de mer aux cours de natation. Dans les piscines publiques, le phénomène prend de l’ampleur.

Dans les années 1960, les premières piscines privées font leur apparition et sont assurément un symbole de richesse. Elles s’accompagnent de mobilier et d’objets qui permettent de lever tout à fait le doute quant au compte bancaire radieux de l’heureux propriétaire du bassin azuré.

Quasar Khanh très content de lui dans son fauteuil Chester Club 55, Saint-Tropez, 1967 © Telerama

Grâce soit rendue à ce designer Vietnamien à qui nous devons la bouée de loisir. Nguyen Manh Khanh (1934 – 2016) – qui adopte finalement le nom de Quasar Khanh – fut le mentor de Philippe Starck. Cet ingénieur des Ponts-et-chaussées né à Hanoï – dans ce qui est alors le Tonkin français – débarque à Paris en 1949. C’est un peu par hasard qu’il découvre que l’air comprimé dans un volume de plastique devient un matériau d’une grande solidité.

L’air est constructible : matière englobant toutes les autres matières, il peut être contenu au lieu d’être rempli et servir ainsi de brique élémentaire.

Partant de cette constatation, le designer de génie lance en 1967 sa marque de mobilier gonflable nommée Quasar. Sa ligne de mobilier Aerospace est un pur produit de son époque : inspirée par la conquête spatiale qui marque les sixties, les lignes sont fluides et jouent la transparence. Comme les fusées (ou la fumée des pétards des hippies) l’époque exige légèreté et insouciance. En voyant se réaliser ce rêve de gamin d’aller sur la Lune, le jeune des sixties tombe dans un besoin régressif où la couleur est partout, joyeuse et insouciante.

Scène de la piscine du film Le Cerveau, 1968 © Mag Les Grands Ducs
Scène de la piscine du film Le Cerveau, 1968 © Mag Les Grands Ducs
Jane Birkin n’échappe pas au phénomène Quasar © shhhp.tumblr.com
Jane Birkin n’échappe pas au phénomène Quasar © shhhp.tumblr.com

Instantanément (et sans Instagram) le mobilier Quasar devient une icône de la culture pop. Il devient symbole de modernité, d’avant-garde grâce notamment à cette nouvelle matière plastique allant à l’encontre des codes des générations précédentes, encore engoncées dans le bois et le bronze doré.

C’est une élite jeune qui s’empare de ce mobilier que l’on retrouve en 1968 dans le film Le Cerveau de Gérard Oury. Tout y est : David Niven dans le rôle du mafieux financièrement à l’aise dans une piscine (de riche) buvant du champagne (de riche) dans un fauteuil Chester (de riche) de la ligne Aerospace.

Bientôt, le mobilier de piscine gonflable se démocratise, s’adapte aux goûts de son époque, avant de se ringardiser ; un temps seulement. Car Instagram vient bientôt réveiller le bouée endormie. Remise à l’eau, la bouée adopte de nouvelles couleurs, toujours très vitaminées, mais conserve ce matériau qui a fait son succès. À nouveau, elle est l’indispensable des privilégiés, transformant la vie de l’ordinaire humain en un cliché pâle et insipide, aussi déprimant qu’une zone commerciale de ville moyenne un dimanche matin (ou n’importe quel autre jour).

Fauteuil Satellite, polychlorure de vinyle translucide rose,1968 © Télérama

Ce que l’on pensait kitsch et ringard reprend du galon. À nouveau désirable, le mobilier gonflable adopte des formes à la mode sans se départir des couleurs régressives et du caractère naïf qui ont fait le succès de Quasar.

Si la race aviaire gonflable proliférant par temps chauds sur les réseaux sociaux semble emprunter tous les codes qui accompagnent la naissance du mobilier gonflable durant les sixties, notons tout de même que ces objets sont désormais au service d’une esthétisation de la réalité qui perd, de fait, toute réalité.

Un jour ordinaire où tu profites de ce flamand rose gonflable pour relire ton bilan comptable de l'année. © Bigmouthinc
Une photographie pleine de naturel où la dame n'est ni crispée, ni photoshopée © Funboy Instagram

Le design de Quasar Khanh tenait à faire entrer une sorte d’irréel (le futur avec la conquête de l’espace, les nouveaux matériaux, les couleurs dans la télévision – et la télévision !) dans le quotidien. Aujourd’hui, on flirte quotidiennement avec des images irréelles qui se font passer pour la réalité. J’en veux pour preuve les bouées Licorne qui synthétisent toute cette mouvance. Les internautes ont beau savoir que tout cela n’est que retouches opportunes et cadrages étudiés, il n’en demeure pas moins que la bouée rime avec privilégié ; du moment qu’elle se fait excentrique et hors norme. Les bouées improvisées, les pneus en caoutchouc ou les ballons un peu dégonflés n’ont pas cet effet.

L’objet de l’été a sans doute de fascinant qu’il doit exprimer sur une très courte période (deux ou trois mois) une démesure qui s’étire avec moins de fantaisie tout le reste de l’année. Pour condenser en un seul objet autant de projections sociales et symboliques, la bouée est sans aucun doute l’accessoire le plus adapté.

  • de JARCY Xavier, Les années Quasar Khanh, inventeur gonflé du fauteuil gonflable, article paru sur  Télérama.fr le 2 mars 2017
  • DEMEURE Yohan, USafe, voici la bouée de sauvetage du futur, article publié le 10 février 2017 sur le site Sciencepost.fr
  • Karambolages, consultable ici
  • LE BAS Antoine, « Des piscines et des villes : genèse et développement d'un équipement de loisir », Histoire urbaine, 2000/1 (n° 1), p. 145-162. DOI : 10.3917/rhu.001.0145.
  • LEPORTOIS Daphné, Pourquoi vous voyez des bouées flamant rose partout cet été, article paru sur Slate.fr le 19 août 2017 (consultable ici)
  • de Saint-Michel P., La Nature - Revue des sciences, 1, nos 1 à 26,  (p. 241-242)
  • www.velvet-galerie.com