La seule paire de chaussures estivale est aussi l'un des plus anciens modèles de chaussures que l’homme ait créé. Histoire des sandales ou de comment l’humain s’est toujours plus ou moins senti en vacances.

Nota bene : cet article est long mais as-tu autre chose à faire en vacances que de lire ? Par ailleurs, cet article est gratuit (ce qui signifie que je fais tout ce travail sans être payée seulement parce que je t'apprécie).

Cette superbe paire de sandales en sauge, quasiment flambant neuve, fut retrouvée dans la Fort Rock Cave, grotte de l’Oregon aux Etats-Unis. Elle fut sans doute le modèle unique d’une production de chausseurs qui ne souffraient pas encore des caprices de la mode. Il y a 10 000 ans (Mésolithique), l’humain commençait à domestiquer les chiens et à éprouver la sensibilité de sa voûte plantaire.

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Sandales en sauge de la grotte de Fort Rock Mésolithique. Oregon, USA © The Museum of Natural and Cultural History

La sobriété de l'Égypte antique

L’Égypte semble la première à se distinguer singulièrement de l’humble sandale végétale pour lui préférer les ors d’un modèle très Neuilly-sur-Seine.

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Une des trois paires de sandales en or retrouvées dans la tombe de trois épouses de Thoutmosis III. Wadi Gabbanat el-Qurud, Wadi D. MET Museum © MET Museum

Comme le port des chaussettes dans les sandales caractérise et ne tolère que la population nordique, le port de la sandale en Égypte antique était réglementé. Agissant comme un des symboles du pouvoir royal, elles attestaient du lien entre la personne divine incarnée par le Pharaon et le sol, territoire sur lequel il exerçait son pouvoir.

Certains chercheurs dont l’éminent égyptologue Alan Henderson Gardiner (1879 – 1963) a proposé que le hiéroglyphe désignant le Ânkh (un emblème du pouvoir en Égypte) et signifiant « Vie » soit la représentation d’une lanière de sandale remontant le long du pied et enserrant la cheville. À première vue étrange aux yeux curieux du béotien, l’égyptologue avance de solides arguments avec notamment la remarque pertinente invoquant que la même écriture hiéroglyphique est utilisée pour « vie » (ânkh) et sandale : ˁnḫ. (traduction phonétique du hiéroglyphe).

Ânkh en faïence à glaçure bleue. Règne de Thoutmosis IV © MET Museum
Ânkh en faïence à glaçure bleue. Règne de Thoutmosis IV © MET Museum

Pour les Égyptiens, la vie est mouvement. En témoigne le titre du plus célèbre livre de l’Égypte antique souffrant par nos contrées d’une piteuse traduction : le Livre des Morts est moins celui des maccabées qu’une encourageante assertion égyptienne à « Aller de l’avant chaque jour ». Le sujet même n’est pas tant celui de la mort que celui de la vie éternelle. D’aucuns liront dans la traduction occidentale les désastreux effets d’une consommation par trop élevée de Xanax.

Aller de l’avant c’est avancer, or ce qui symbolise le mieux le fait d’avancer, ce sont les sandales que l’on porte aux pieds.

Dans un pays où le principal revêtement du sol consiste en un sable brûlant le jour et bien trop frais la nuit, les sandales n’étaient pas un intemporel unisexe et quelconque. Au contraire, elles étaient le privilège des hommes libres. Les esclaves en étaient privés et allaient pieds nus.

Les hiéroglyphes semblent indiquer que ce pied naturiste était le lot d’une majeure partie de la population bien que certains portent des sandales en fibre végétale, en feuilles de palmier ou en papyrus. Ce dernier végétal étant, nous dit Hérodote (480 – 425), l’unique matière tolérée pour les sandales des prêtres dans les temples.

Aux plus fortunées vont les Pierre Hardy des sandales, des modèles plus ou moins luxueux selon son rang et ses moyens. Précurseuse d’une expression à la fortune universelle, l’Égypte posa les premiers jalons de l’art de « cirer les pompes » en déléguant à un homme une des fonctions administratives d’alors les plus respectées : le Porte-sandales. L’heureux élu – dont je te sais rire sous cape de sa fonction à tes yeux modernes ridicules – était pourtant un des personnages les plus influents du royaume. Lui seul accordait ou pas les audiences auprès du Pharaon et dans les représentations hiéroglyphiques, l’influent Porte-sandales était toujours placé au plus près du Pharaon.

Porteur de sandales sur une des faces de la palette à fard de Namer Schiste vert 3200 – 3000 av. J.C. Musée égyptien du Caire, Égypte
Porteur de sandales sur une des faces de la palette à fard de Namer Schiste vert 3200 – 3000 av. J.C. Musée égyptien du Caire, Égypte

Foin des plus luxueuses sandales de l’Égyptien prospère, les plus belles paires sont à porter au-delà du trépas. Faites d’or et destinées à chausser les illustres bien emmaillotés de la tête aux pieds (dont on se demande comment dans ce cas, ils auront l’aisance de marcher) ces rutilantes sandales entendent protéger le défunt dans son voyage vers l’Au-delà. Puisque de lourds arguments pèsent en faveur d’une assimilation intellectuelle des sandales à la vie – l’écriture du mot qui les définit chacune est identique – alors les sandales garantissent la permanence de la vie pour celui qui vient de passer l’arme à gauche.

Déposer auprès du défunt des sandales en or (métal aussi précieux qu’impérissable), c’est lui permettre d’ « aller de l’avant » (l’alternative heureuse au titre mortifère du Livre des Morts). Sandales aux pieds, le malheureux empaqueté reste en mouvement ; et donc en vie. Éternellement.

De là à juger de l’ambition de quelqu’un en fonction de la qualité de sa paire de tongs, il n’y a qu’un pas (haha). Une leçon qui me fait espérer que tu prendras désormais le temps de la réflexion avant d’acquérir benoîtement une paire de tongs en plastique moche.

Faire les choses à moitié : le monosandalisme grec

Au temps de l’Antiquité grecque, dont le riant climat offre les perspectives délicieuses d’un hâle naturel aussi bien que d’un régime crétois profitable, la sandale offre les avantages hygiéniques du rafraîchissement opportun du pied ainsi que les subtilités de bronzage inhérentes au tressage de la chaussure eu égard aux lanières disposées et attachées avec plus ou moins d’application du pied à la cheville.

Il semble que certains modèles en cuir aient déjà été joliment colorés. Boucles et perles pouvaient également venir égayer la chaussure. Déjà, on renforçait les semelles en disposant plusieurs couches de cuir les unes par dessus les autres. Le complexe de petite taille n’étant pas l’apanage de notre époque moderne, il était possible d’ajouter quelques tranches de liège à la semelle afin de faire gagner quelques centimètres au porteur nabot.

Dans la mythologie grecque, la sandale est un accessoire récurrent, bien loin d'être anodin.

Détail de la sandale de la Diane de Versailles, possiblement inspirée d’un original grec du IVe siècle av. J.-C. par Léocharès. Marbre, œuvre romaine d’époque impériale.

Musée du Louvre, Paris
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S’il te semble bien naturel de chausser chacun de tes pieds en hiver comme en été, il en va différemment dans la Grèce antique où le monosandalisme est une pratique répandue. Le monosandalisme n’est pas la lubie sexuelle boiteuse d’un fétichiste en toge mais une manière pour le porteur de l’unique sandale de signifier son dévouement à une divinité dont il attend qu’elle soit sympa avec lui.

Cette pratique trouve son origine dans la mythologie où de nombreux héros se chaussent d’une unique sandale aux pouvoirs magiques. Note que les dieux sont quant à eux doublement chaussés.

Deux exemples célèbres : Jason et Persée. La mission de Jason : récupérer le trône d’Iolcos, que Pélias, le demi-frère de son père, a dérobé. Pour corser l’aventure, un oracle prédit à Pélias qu’il sera détrôné par un homme qui se présentera à lui ne portant qu’une unique sandale. L’oracle visant toujours juste, la prophétie se réalise. Alors que l’ambivalent Hermès avait offert ses sandales à Jason, le bellâtre aussi séduisant qu’idiot trouve le moyen d’en perdre une lorsqu’il se voit obliger de traverser un fleuve sur la route qui le mène à Pélias.

Quant à Persée, il est chargé d’aller buter la Gorgone Méduse. Encore une fois, le généreux Hermès – dont le dressing est décidément fort bien fourni – fait cadeau à Persée de ses sandales ailées, ses merveilleuses talaria. Or Hérodote précise que Persée laisse dans un temple l’une des deux sandales. Bien que les représentations du Persée héroïque le montre convenablement chaussé, il semble pourtant significatif qu’il n’en ai porté qu’une.

Car, à l’instar de Jason, le port d’une unique sandale est révélateur de la position instable du héros grec.

Pélias reconnait Jason à sa sandale manquante. Ier siècle après J.C. Casa di Giasone, Pompéi
Détail des pieds de Jason dans la fresque précédente. Ier siècle après J.C. Casa di Giasone, Pompéi © Carlo Raso

Ces deux personnages humains mythiques accomplissent des actions héroïques avec l’aide de certains dieux. Ces héros se trouvent ainsi à mi-chemin entre l’humanité banale (toi, moi… ah non pas moi #ego) et les divinités (Zeus et toute sa clique).

Pour manifester cette instabilité, il suffit de regarder lequel de leur pied porte la sandale. Les Grecs accordent une grande attention aux significations associées à la gauche et à la droite, au moins autant que toi aujourd’hui en politique.

Le côté gauche est lié au terrestre et aux divinités chtoniennes (infernales, redoutables et souterraines), à la mort aussi. À l’inverse, le côté droit est associé aux divinités célestes, bienfaisantes et à la vie. Or le pied chaussé est toujours le pied droit. Le choix ne tient pas au hasard. Le pied déchaussé au contact direct du sol renvoie à la nature humaine (terrestre et mortelle) tandis que le pied droit évoque lui le caractère divin (éthéré, immortel, surtout lorsque la sandale chaussée par le héros est celle d’Hermès).

Étrange coïncidence, les héros sont systématiquement chaussés d’une seule sandale à l’aube de la première grande action de leur vie, à l’aube de ce qui s’annonce comme une sorte de rite de passage. La sandale unique annonce ce basculement imminent, ce moment préliminaire à un instant décisif pour le porteur.

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Pied colossal d’un empereur cuirassé Bronze, vers 75 – 125 Clermont-Ferrand © C2RMF, D. Bagault

Le pied en contact avec le sol touche à la terre nourricière tandis que celui chaussé « s’élève », pour ainsi dire, au-dessus d’elle. Ce symbolisme de transition, de passage d’une condition à une autre, se retrouve dans les sandales de la déesse Hécate.

Hécate à cette particularité de se présenter sous trois formes. Elle est la déesse de la Lune et des carrefours et ses sandales traduisent sa nature instable et son aspect changeant. Et, selon la phase lunaire qu’incarne Hécate, les sandales ne sont pas faites du même matériau : elles sont d’or pour la nouvelle Lune et de bronze à la pleine Lune.

Des matériaux de choix précisément car la tradition grecque veut que le bronze soit associé à la terre tandis que l’or est immanquablement réservé aux divinités. Raison pour laquelle les sandales d’or d’Hécate l’élèvent dans le ciel pour faire d’elle la nouvelle Lune (ou Lune noire) tandis que ses sandales de bronze lui permettent de redescendre sur terre à la pleine Lune. Hécate circule entre ciel et terre et ses sandales en sont la preuve et le moyen.

Cette instabilité de la déesse, cette circulation entre deux territoires (ciel divin et terre humaine) qu’incarne ses sandales est renforcée par l’association de la déesse aux carrefours et aux lieux de rencontres inconnus (et possiblement dangereuses), aux lieux de séparation.

Dans la Théogonie d’Hésiode, Zeus honore Hécate au-dessus de tous les dieux, et suivant son exemple, les habitants de l’Olympe et les hommes respectent cette déesse singulière et lui rendent hommage. Car son influence est de tous les domaines :

Son lot est à la fois sur la terre et la mer inféconde et en même temps elle a part aux privilèges qu’offre le ciel étoilé (Théogonie 413s.).

Hécate incarne une fonction de limite, elle qui « traverse la ligne de démarcation qui sépare les générations Titanne et Olympienne ».

Je t’épargne l’explication du lien ténu unissant Hécate à Déméter et Coré, l’impliquant dans la succession des saisons et dans la symbolique de vie et de mort.

L’important pour l’histoire des sandales est qu’elles jouent dans la pensée grecque un rôle symbolique d’incarnation de l’instabilité, un rôle de transgression, de mouvement et de changement.

Hermès à la sandale dit « Cincinnatus » Marbre, 2e siècle après J.-C., d’après un original grec vers 300 avant J.-C. Musée du Louvre, Paris © R.M.N./H. Lewandowski
Hermès à la sandale dit « Cincinnatus » Marbre, 2e siècle après J.-C., d’après un original grec vers 300 avant J.-C. Musée du Louvre, Paris © R.M.N./H. Lewandowski

Ce symbolisme imprègne aussi bien les sandales du dieu Hermès, symbolisme que tu as déjà entrevu dans le rôle attribué à la sandale droite des héros Persée et Jason.

Hermès, tu le sais parfaitement, est le messager des dieux. Son emploi consiste se rendre très rapidement entre différents espaces, entre le Ciel, la Terre et le monde souterrain afin de transmettre ses messages. Hermès est la fibre des privilégiés de l’Antiquité grecque.

Pour parvenir à remplir sa mission, il chausse de superbes sandales ailées, similaires à celles d’Hécate. Avec ces allées et venues entre terre et ciel, on ne peut s’étonner de voir Hermès jouer un rôle psychopompe (je te sais beaucoup aimer ce mot). Autrement dit, un de ses rôles est de conduire les âmes des morts vers l’Au-delà, les faisant donc passer d’un état à un autre, de vie à trépas, de terre à sous-terre.

Mercure attachant ses talonnières. Les sandales ailées du dieu sont nommées Talaria. Jean-Baptiste Pigalle, 1753. Plomb, Musée du Louvre © Roderick Lonsdale
Mercure attachant ses talonnières. Les sandales ailées du dieu sont nommées Talaria. Jean-Baptiste Pigalle, 1753. Plomb, Musée du Louvre © Roderick Lonsdale

Il est amusant de remarquer que dans un contexte qui ne relève pas de sa mission ordinaire, comme des scènes de vie privée par exemple, Hermès est soit pieds nus soit chaussé d’une ordinaire paire de sandales. Seules les précieuses sandales ailées marquent l’instabilité et le passage d’un état à un autre.

Zeus et Hermès à la naissance de Dionysos Vase attique à figure rouge ca 470 – 460 avant J.C. Museum of Fine Arts, Boston, USA © Museum of Fine Arts, Boston
Zeus et Hermès à la naissance de Dionysos Vase attique à figure rouge ca 470 – 460 avant J.C. Museum of Fine Arts, Boston, USA © Museum of Fine Arts, Boston

Les héros monosandaloï et le monosandalisme grec sont tout sauf des pratiques anodines, la mythologie nous le confirme. Chausser un de ses pied et laisser l’autre nu, c’est délibérément en appeler au monde divin autant qu’au monde chtonien. C’est humblement reconnaître sa nature terrestre et mortelle autant que « s’élever » vers une nature plus éthérée, plus pure en protégeant volontairement un de ses pieds de la vulgarité du sol.

Dans le domaine militaire, le monosandalisme fait partie du quotidien des guerriers ; moins pour d'héroïques incantations que pour protéger le pied le plus exposé aux coups.

Pied droit chaussé d’une sandale. Marbre, Ier siècle après J.C.

© MET Museum
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En Afrique, l’ambivalence des sandales n’envie rien à la culture grecque. Ainsi, c’est la divinité chtonienne yoruba du nom de Sakpata qui matérialise sa présence par une sandale solitaire trouvée sur le sol. Le contact avec la terre justifie explicitement le rapport entre la sandale et cette divinité « d’en bas » considérée comme perturbatrice et créatrice d’instabilité (coucou les Grecs).

La sandale protégeant l’homme de la (sa) nature terrestre imparfaite est également une facette importante et bien ancrée dans le rituel musulman. Lorsque le pèlerin entreprend de faire sacrifice d’un animal, il est recommandé de suspendre au cou de la victime une ou deux sandales (ou à défaut un morceau de cuir les incarnant). Ibn Munir (XIIe siècle) expliquent précisément comment les Arabes considèrent les sandales, qu’ils nomment na’l, comme les montures de l’homme. Les sandales protègent celui qui les porte de l’inégalité, de la dureté du sol et des impuretés qui le jonchent.

Les na’l protègent l’homme chaussé des impuretés du sol et sont par conséquent ce que l’homme porte de plus impur sur son corps. Suspendre les na’l au cou de sa victime sacrificielle revient à symboliquement se débarrasser de cette part impure qui colle à la peau humaine.

Ce n’est donc pas un hasard si les sandales sont longtemps l’apanage des rois et des chefs. Il semble naturellement primordial de prémunir ces êtres de lumière de toucher la terre des pécores, ce sol impur capable d’altérer leur sagesse et leur mansuétude. La survie de la communauté dépend de la sûreté des jugements du dirigeant. Je te vois jeter un œil différent sur ces sandales à scratch, dont tu tolères la laideur pour la valeur de leur confort. Heureusement, nos aïeuls n’eurent pas ce genre de préoccupations iniques, refusant de concéder soit à l’esthétique soit au confort. L’excellence exige les deux. Les sandales demeurent ainsi longtemps des articles de luxe et un infaillible indice de noblesse comme en témoigne dans ses écrits le poète al-Nābiġa al-D̠ubyānī (né au milieu du VIe siècle – mort en ?).

Pouvoir et podologie : les sandales règnantes

Les sandales comme incarnation du pouvoir ne sont pas étrangères à la culture hindoue. Dans le Rig Veda composé entre le VIIIe et le Xe siècle avant notre ère, on retrouve régulièrement le mot pada signifiant « pied ». Et il est peu de dire que les pieds dans cette culture sont d’importance : les divinités manifestent leur pouvoir aux mortels humains grâce à leurs pas de danse.

Lorsqu’il accomplit sa danse cosmique Shiva Naṭarāja (Shiva seigneur de la danse) détruit ou créé l’Univers (ce qui est plus ou moins la même chose mais trop long à t’expliquer mais que tu peux comprendre en philosophant quelques instants). C’est donc par ses pas – ses pieds donc – que Shiva utilise et manifeste sa puissance.

C’est pourquoi il n’y a rien d’étonnant à ce que les sandales de Râma occupent une place prépondérante dans l’épopée du Râmâyana. Lorsque le père de Râma intime à son fils de quitter la ville d’Ayodhya dont il aurait du hériter du trône, c’est à contre-cœur et au profit d’une de ses épouses, Kaikeyi, la belle-mère de Râma. Kaikeyi parvient ainsi à placer son fils Bharata dans l’ordre de succession en lieu et place de Râma.

Paduka de mariage en argent et or plaqués sur âme de bois, Inde vers 1800 © Victoria and Albert Museum, London
Paduka de mariage en argent et or plaqués sur âme de bois, Inde vers 1800 © Victoria and Albert Museum, London

C’était sans compter la révérence que Bharata porte à son demi-frère. Alors que Râma doit s’exiler pour quatorze longues années, Bharata le rattrape et le prie de revenir à Ayodhya, pour prendre place sur le trône qui lui revient. Râma refuse de revenir avant la fin de son exil. Alors Bharata lui demande ses sandales, ses paduka, qu’il entend couronner à la place de Râma et les tenir comme objets de vénération et de pouvoir en attendant le retour du prince désormais déchaussé.

De retour à Ayodhya, Bharata règne en tant que représentant de Râma. Les sandales du prince exilé incarnent donc ici son autorité de souverain légitime et ce même durant son absence.

En Inde, les padukas ont une semelle surélevée ou non et seulement équipée d’un bouton souvent sculpté qui se glisse entre les deux premiers orteils du pied afin de le maintenir chaussé.

Version hardcore des paduka : paduka de fakir Inde, entre 1871 et 1920 Science Museum, Londres © Science Museum
Version hardcore des paduka : paduka de fakir Inde, entre 1871 et 1920 Science Museum, Londres © Science Museum

De la même manière, la vénération des pieds de Bouddha est une habitude répandue et ordinaire de l’Inde ancienne. Un des gestes rituels les plus communs dans les textes bouddhiques consiste à se prosterner aux pieds de Bouddha (de sa statue donc) en posant sa tête sur ses pieds. En plaçant sa tête sur les pieds, soit la partie du corps la plus impure d’une personne, on admet une hiérarchie reconnaissant la supériorité de la personne vénérée. S’incliner et poser sa tête sur les pieds d’une personne c’est reconnaître comme plus pure que soi la partie la plus impure cet autre être. Il s’agit d’un geste de soumission et de dévotion par excellence.

Empreintes des pieds de Bouddha. Temple Wat Bowonniwet Vihara, Bangkok, Thailande
Empreintes des pieds de Bouddha. Temple Wat Bowonniwet Vihara, Bangkok, Thailande

Aussi, il est dit que dans le pied sacré de Bouddha se retrouve, telle une cartographie, le corps tout entier de l’humain. Le bouddhiste voit donc dans la partie la plus impure de Bouddha le corps humain tout entier. L’être humain, forme impure, est toutefois immanente de la pureté de Bouddha. Cette mise en abyme permet de comprendre que tout un chacun possède en son sein la capacité de devenir Bouddha. Se prosterner aux pieds de Bouddha c’est comprendre (ou essayer de comprendre) l’entièreté de l’être humain et s’élever au-dessus de sa condition de mortel, au-dessus de ces pieds pour devenir Bouddha.

Carte des pieds et des points de pression © automassagedepuislamaison.com
Carte des pieds et des points de pression © automassagedepuislamaison.com

Cette « empreinte » sacrée du pied de Bouddha mène tout droit à la réflexologie asiatique. Or s’il est une sandale asiatique qui doive être citée, il s’agit bien de la sandale japonaise Kenkoh qui porte en elle un pan important de la médecine orientale.

Prendre son pied : les sandales japonaises

Si tu es né avant les années 2000, le souvenir édulcoré des piscines municipales et de leurs maîtres nageurs chaussés des inénarrables sandales à picots massants te donnent déjà une idée de ce que sont les sandales Kenkoh

Ces sandales bienfaisantes sont l’œuvre du Japonais Kyu-Kichi Yamanashi. Né en 1927, il travailla dans de difficiles conditions sur les voies ferrées de Mandchourie en Chine avant de revenir enfin dans son pays natal. Une fois de retour dans son archipel, il fallut bien gagner sa vie et le voici entreprenant la fabrication de geta, ces sandales de bois traditionnelles japonaises dont toutes n’avaient pas la vertigineuses hauteur sur laquelle se perchaient les courtisanes (souviens-toi du film Mémoires d’une Geisha)

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Paire de Nimaiba geta (sandales de courtisanes). Paille, bois laqué et velours. Japon, fin du XIXe siècle. © Peabody Essex Museum

Hélas, l’artisan contracta la tuberculose. Après l’ablation d’un poumon, Kyu-Kichi eu tout le mal du monde à se remettre sur pied (haha). Fort heureusement, la visite de son très cher ami le docteur Sho-Ichi Akitsuki allait changer sa vie et celle des maîtres nageurs de France et de Navarre. Sur recommandation de l’ami praticien, Kyu-Kichi se résolut à la pratique assidue d’une méthode taïwanaise consistant à se tenir debout sur un morceau de bambou puis à le faire rouler sous ses pieds. Cette technique sommaire d’acupression se nomme AodakeFumi, littéralement « marcher sur un bambou ». Si le nom de baptême de cette méthode ne remporte pas la palme de l’originalité, on peut lui reconnaître nombre de vertus qui excuse largement cette paresse nominative.

Les résultats de sa pratique quotidiennes furent si rapides et spectaculaires que Kyu-Kichi Yamanashi se passionna pour l’AodakeFumi et contribua à rendre célèbre la pratique traditionnelle japonaise du Sokushindo, la plus ancienne forme de massage des pieds au Japon.

Il orienta alors sa production de sandales Geta vers des modèles intégrant les techniques et les bienfaits de ces traditions d’acupression de la médecine asiatique. En 1970, la marque Kenkoh et ses légendaires semelles à nodules de bois voient le jour et remportent immédiatement le succès qu’on connaît.

Sandale Kenkoh © Kenkoh

Dernière précision d’une importance capitale : le mot « tong » serait une déformation américaine du mot vietnamien thong signifiant « lanière » et désignant les sandales utilisées pour aller dans les rizières. Le mot déformé par les Yankees se serait répandu comme une trainée de poudre pendant et après la guerre du Vietnam (1955 – 1975).

Si l’étymologie du mot est sujette à discussion, j’aime assez cette version et je te propose d’en faire ce que tu veux.

  • ARCHAMBAULT de BEAUNE S., « De la beauté du geste technique en préhistoire », Gradhiva [En ligne], 17 | 2013, mis en ligne le 27 mai 2013.
  • BERLEANT R., Paleolithic Flints: Is an Aesthetics of Stone Tools Possible?,Contemporary Aesthetics, Volume 5, 2007 (https://quod.lib.umich.edu/c/ca/7523862.0005.006?view=text;rgn=main)
  • LORBLANCHET M., « L'origine de l'art », Diogène, 2006/2 (n° 214), p. 116-131.
  • MORRISS-KAY, Gillian M. (Department of Physiology, Anatomy and Genetics, Oxford, UK), The evolution of human artistic creativity, Journal of Anatomy (2010) 216, pp 158–176
  • PIEL-DESRUISSEAUX J-L, Outils préhistoriques, de l’éclat à la flèche, Dunod, Paris, 2016
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