Dès la plus haute antiquité, les yeux des sculptures firent l'objet d'un traitement particulier par des artistes spécialisés "car si le visage est le miroir de l'âme, les yeux en sont les interprètes." Cicéron ne s'y trompe pas, le regard traduit la vie.

"T'as d'beaux yeux tu sais"

Les sculptures grecques antiques n’étaient pas, à leur naissance, aussi blanches et pures qu’on voudrait bien nous le faire croire. Loin s’en faut. Elles étaient au contraire aussi bariolées qu’une Jet-Setteuse de la côte d’Azur et leurs yeux magnifiques insufflaient vie à l’oeuvre. Ces yeux précieux de métal ou de pierres rares s’éveillaient au contact de la lumière. Les rares exemples qui nous sont parvenus sont presque dérangeants de réalisme.

L’archer Pâris sur le fronton ouest du temple d’Aphaïa, vers 505-500 av. J.-C. Aujourd’hui conservé à la Glyptothèque de Munich.
L’archer Pâris tel qu’il devait être in situ durant l’Antiquité. Les couleurs ont été reconstituées grâce au travail de l’archéologue Vinzenz Brinkmann (né en 1958 en Allemagne) à partir de pigments retrouvés sur les sculptures. ©Sciences et Avenir

Les marbres et ivoires dans lesquels étaient sculptés les corps étaient teints de différents pigments propres à rendre la carnation des chairs. Ces palettes allant du rose au brun étaient par conséquent bien éloignées du blanc diaphane idéalisé de la Grèce antique. Les chevelures étaient parfois faites de métal tandis que les yeux étaient peints, sculptés dans la pierre ou fabriqués indépendamment.

Aujourd’hui, la peinture des sculptures a disparu, le marbre s’est usé et le bronze s’est oxydé : les héros, déesses et dieux sont quasiment tous aveugles. Or, le regard était capital pour les artistes grecs et les traces de ce qui donnait à une sculpture son âme et sa personnalité sont aujourd’hui rares mais éloquentes.

Ces deux yeux de petites tailles (environ 4 cm de hauteur et 5 cm de longueur, cils compris) sont faits de bronze, de marbre, d’obsidienne, de quartz et de fritte (matériau utilisé aussi dans la fabrication du verre et de la céramique). Ils sont datés du Ve siècle avant notre ère et donnèrent certainement vie à un portrait de bronze.

Détail du regard d'une sculpture égyptienne en bois de la VIe dynastie (2374-2140 avant notre ère). Alliage de bronze et ivoire d'hippopotame.

© ArtifactLab Penn Museum

Il faut imaginer ces yeux faits de pierres semi-précieuses, polies et brillantes, venant compléter le portrait d’un haut dignitaire, d’un dieu, d’une déesse ou d’un héros. Le brillant de l’œil, la lumière jouant sur les matières devaient rendre la sculpture plus vraie que nature faisant de l’artiste un ingénieux Dédale sans doute mieux connu aujourd’hui pour la création du Labyrinthe (résidence du Minotaure) que pour ses exceptionnels talents de sculpteur.

Ces œuvres aussi vraies que nature firent rapidement de lui le patron officiel des sculpteurs. Or le talent de Dédale à donner vie à ses statues le place en parallèle du dieu Héphaïstos (dieu du feu, de la métallurgie et des volcans) qui créa la première femme humaine : la tristement célèbre Pandore.

Dédale et Héphaïstos sont tous deux des démiurges, des créateurs d’une humanité qu’ils façonnent, qui de marbre, qui d’argile, donnant la vie grâce à des pouvoirs magiques.

Posséder la capacité d’animer et de donner vie à une image dessinée ou façonnée est une croyance mythologique commune à de nombreuses cultures. Le créateur artisan et démiurge insuffle la vie qu’il transmet à son œuvre inerte en soufflant dans son nez ou dans sa bouche. Or de nombreuses traditions témoignent de cette pratique durant les rites funéraires de diverses cultures.

Insuffler la vie à un corps inanimé, c’est éveiller son âme au monde (qui se dit en grec pneuma signifiant littéralement « souffle »). Dans le cas d’un corps mort, c’est lui offrir un second souffle, éveiller son âme à un autre monde.

Ouvrir les yeux

L’ouverture des yeux est le signe physique indubitable qu’un être vivant s’éveille. Il acte l’ouverture de son être au monde qui l’entoure. Le terme même « éveiller » et son étymologie témoignent de cette « veille » passive de l’âme qui s’anime au contact visuel du monde.

Les rites funéraires égyptiens miment cet éveil lors de la cérémonie du Ka au cours de laquelle l’énergie vitale est transmise aux statues funéraires afin qu’elles puissent, dans l’autre monde, « voir  » (le dieu démiurge égyptien) et donc vivre face à leur créateur ! En Babylonie ou en Inde, ces mêmes rituels se reproduisent dans des contextes religieux différents. Les images ou sculptures à l’effigie d’un défunt ou d’un dieu doivent être imprégnées d’un souffle vitale pour « s’éveiller », devenir vivantes et pouvoir ouvrir les yeux. Les yeux ouverts et brillants attestent de la vie. Au Bengale, le brahmane est chargé du « don à l’image des yeux et de la vie » ce qui se traduit matériellement par le dessin de la pupille – par l’officiant – sur l’image ou le sculpture qui alors seulement sera considérée comme vivante.  Au Cambodge, la fête de « l’ouverture des yeux du Buddha » consiste en la consécration d’une statue du Buddha : elle marque l’ouverture de la conscience et de l’âme de la sculpture. Les yeux du Buddha ne sont alors plus ceux d’une anatomie quelconque mais les yeux de la Vérité, les yeux du Maître qui nous observent, dans lesquels on peut pieusement se plonger.

Oeil en verre et gypse. Entre 1540–1070 avant notre ère. © Getty Museum
Oeil égyptien en calcaire et bronze. © Musée du Louvre / C. Décamps

En Chine, la légende de Zhāng Sēngyóu, peintre de la dynastie Liang (502 – 557) témoigne de ce lien entre la représentation des yeux et l’éveil à la vie.

Le peintre se vit confier par l’Empereur la décoration d’un temple bouddhiste. Sur les murs, il peignit quatre superbes dragons. Les fidèles venus faire leurs dévotions ne cessaient de vanter les mérites de l’artiste et la beauté des dragons. Pourtant, tous reprochaient au peintre de n’avoir pas peint les prunelles des yeux des animaux. Zhāng Sēngyóu affirma que s’il le faisait, les dragons prendraient vie et s’échapperaient ce qui était, convenons-en, assez dangereux. Incrédule, le public somma le peintre de terminer son œuvre ; ce qu’il fit. Mais à peine eut-il peint les prunelles des bêtes fantastiques que le ciel s’assombrit et la pluie tomba en trombe alors que les dragons prenant vie se dégageaient des parois tremblantes pour s’échapper.

Depuis, « l’ouverture des yeux du dragon » est en Chine un rituel voulant que l’on peigne les yeux du monstre avant d’entamer la Danse du Dragon célébrant le printemps ou l’automne. Symboliquement le Dragon qui s’éveille est synonyme du retour de la vie dans la nature et de la vie qui se poursuit grâce aux récoltes.

Donner des yeux aux sculptures, c’est leur donner vie. Les matériaux choisis permettent à la lumière de jouer sur les matériaux, créant des reflets changeant et donnant le sentiment d’un regard vif, vivant. Ces yeux merveilleux fait de pierres colorées, de verres délicatement teintés ou de bronze poli ont apporté, partout dans le monde, la vie à des œuvres inertes.

À l’image des héros démiurges qu’il a lui-même créés, l’Homme s’arroge le statut de créateur (qu’il est depuis toujours) : donnant vie à la matière inerte et permettant aux morts de ressusciter dans l’autre monde. Ce qui devrait, je l’espère, changer ton regard sur ton ophtalmo, ce héros.

Le regard azuréen du Scribe accroupi au Musée du Louvre Les yeux sont de quartz et de cuivre Exposé au Musée du Louvre, Aile Sully
Ici, les yeux furieux de la sculpture sont réalisés en cristal de roche et cerclés de filigranes en métal Sans eux, cette tête de Gardien en bronze n’aurait certainement pas la même puissance d’expression. Japon, époque Kamakura (1185 – 1333) © Brooklyn Museum
  • Deonna Waldemar.Les yeux absents ou clos des statues de la Grèce primitive. In: Revue des Études Grecques, tome 48, fascicule 225, Avril-juin 1935. pp. 219-244;
  • Leclère Adhémar.Le Lakkhana préas Putthéa rûp, ou Canon de la statue du buddha au Cambodge. In: Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 42e année, N. 3, 1898. pp. 368-376;
  • metmuseum.org