En Chine, fumer l'opium fut longtemps un art et le préparer l'était tout autant. Aperçu des objets accompagnant nécessairement les pipes à opium.

L'Attirail Nécessaire

L’article consacré aux pipes à opium t’a éclairé sur ce loisir chinois atypique de la fin du XIXe siècle, loisir qui concernait quasiment l’ensemble de la société chinoise. Or le matériel nécessaire et sa mise en œuvre étant onéreux et complexe, les fumeries pourvoyaient aux besoins de leurs honorables clients en déployant une large gamme de services allant du plus modeste au plus luxueux.

Ces différents services se devaient d’être visibles par les fumeurs et les passants depuis la rue permettant aux clients désireux d’exprimer leur rang social de le faire à travers leur pratique de l’opium. Or, tu le sais, les objets sont de parfaits vecteurs de statut social (bien que souvent trompeurs) des différents niveaux de richesse au sens pécuniaire du terme (et ce même si la véritable richesse vient de l’intérieur, les pubs pour les yaourts ne le répèteront jamais assez). Les fumeries d’opium passèrent ainsi maître dans l’art de faire cracher à leurs clients un paquet de blé en un temps record.

Les fumeries haut-de-gamme désignées par les termes gaodeng tanhuaguan ou shangdeng yanguan étaient des bâtiments importants et remarquables dans la ville car possédant plusieurs étages. Les duilian, de grands panneaux verticaux présents à l’entrée des commerces, informaient le passant des différentes qualités de services. Une large pièce joliment et sobrement décorée au rez-de-chaussée pouvait accueillir environ 40 fumeurs. Puisque la pratique de l’opium nécessitait d’être allongé, le fumeur pouvait louer une couchette individuelle pour la somme de 6 jiao. Le salaire moyen étant dans la seconde moitié du XIXe siècle d’environ 18 jiao par jour, cette somme était élevée mais peu rédhibitoire. Les pipes fournies étaient très simples, avec un tuyau en bambou ordinaire et un fourneau en céramique. Les accessoires nécessaires comme l’outil de métal permettant de curer la pipe et le fourneau, la lampe ainsi que le crachoir, la théière et sa tasse (pour se réhydrater car l’opium, paraît-il, assoiffe) étaient de facture modeste mais de bonne qualité.

La longue et fine aiguille servant à prélever l’opium présente en général une extrémité pointue et l’autre aplatie. Avec la première, le fumeur ou la personne aguerrie à l’art de préparer les pipes modèle la goutte d’opium au-dessus de la lampe de manière à obtenir une boulette percée en son centre du diamètre de l’aiguille.

L’extrémité aplatie permet de curer le fourneau et le tuyau de la pipe pour en retirer les résidus solides laissés par les vapeurs d’opium. L’aiguille mesure en moyenne 20 cm de longueur et peut-être aussi modeste que richement sculptée. Le fumeur aisé l’accompagnera parfois d’un outil plus épais ou torsadé, le « ringard » permettant de nettoyer plus facilement le tuyau de la pipe.

La lampe à opium fait l’objet de beaucoup d’attentions, elle doit permettre de transformer par un lent processus de chauffe la goutte d’opium en boulette solide qui pourra finalement être consumée par la pipe. Le manchon de verre est à lui-seul un morceau de technologie car sa forme ovoïde doit permettre l’uniformisation de la température à la sortie de la lampe. La mèche est systématiquement alimentée par de l’huile d’arachide inodore ne gâtant pas le parfum si caractéristique de l’opiacé. Cet objet participant pleinement de la consommation de l’opium, certains artisans talentueux devinrent célèbres pour la qualité de leur lampe.

Luxueuse lampe à opium en ivoire Chine, fin XIXe / début XXe siècle © Exposition « Mémoires d’Opiums » au Louvre des Antiquaires
Lampes à opium ouvragées Chine, début XXe siècle © Aguttes

La boîte à opium contient l’opium liquide duquel on se sert pour façonner la boulette qui sera placée sur le fourneau. Elle peut-être simple ou richement décorée, assortie à la pipe ou aux autres accessoires.

L’oreiller de porcelaine fait partie des indispensables du fumeur : il permet de reposer allongé et confortablement installé (ne doute pas que la porcelaine soit confortable) et fait aussi office de coffre dans lequel l’amateur d’opium plaçait ses objets de valeur comme son portefeuille. L’arrière ou un côté de l’oreiller était en effet ouvert, le fumeur y plaçait ses objets de valeur pour éviter d’être détroussé à la faveur de son manque cruel de réactivité une fois inhalées les vapeurs opiacées. L’ouverture de l’oreiller est ensuite obstruée lorsque ce dernier est placé sur la couchette ou contre le mur. Encore une fois, l’oreiller pouvait être plus ou moins décoré et ses motifs en contact avec la tête du fumeur devaient être favorables au repos ou à la rêverie. Il peut aussi être fait d’autres matériaux comme le bois laqué.

Oreiller à opium en porcelaine à l’imitation du jade Chine, XIXe siècle © Michael Backman
Oreiller à opium en bois gainé de cuir Tiroir fermant à clef et serrure camouflée Chine, début XXe siècle © Art Gallery of Greater Victoria, Colombie-britannique, Canada

Les nécessaires à opium en laiton ou bronze (parfois agrémentés d’argent) très sobres, parfois seulement décorés de motifs géométriques ou d’idéogrammes sont proposés aux clients ordinaires. Ces objets sont avant tout fonctionnels et pratiques, de petites tailles et aussi peu remarquables que leurs homologues de voyage.

Puis un astucieux jeu s’engage alors que le fumeur s’octroie le luxe de gravir les étages de la fumerie. Plus il s’élève dans le bâtiment, plus le prix de la location grimpe pouvant atteindre 1,5 yuan soit 15 jiao. Le client s’offrait ainsi le luxe d’étaler sa richesse devant les fumeurs de rang inférieur. Le client richissime louera la pièce la plus élevée de l’immeuble, la plus luxueusement décorée, dont il sera le seul à profiter à l’abri des regards. L’ostentation consiste à être vu réservant un espace privatif et montant les escaliers vers les pièces les plus coûteuses mais pas à y être observé.

Fumerie chinoise de luxe vers 1880 © Reddit

Maintenir ces pièces secrètes permettait d’attiser le désir des autres clients de pouvoir y accéder. Une fois parvenu dans sa pièce privatisée, le fumeur aisé pouvait à loisir jouir d’un espace souvent de petite taille mais où régnaient luxe, raffinement et préciosité. Des vases de pivoines ou de fleurs de pêcher étaient disposés sur des meubles en bois précieux. Des peintures et des calligraphies – idéalement de maîtres célèbres – accompagnaient le fumeur dans ses rêveries opiacées et, parfois, un ventilateur électrique ou du chauffage apportaient un confort supplémentaire car le fumeur, comme tout un chacun, était sensible aux variations de températures. Les accessoires étaient bien sûr à la mesure de ces pièces : lampes et cures-pipes en émaux cloisonnés, plaqués d’ivoire ou d’argent, en porcelaine fine ou parés de pierres semi-précieuses, rien n’était assez beau pour celui qui en avait les moyens.

Bling - Bling

Tout comme Las Vegas brandit sa Céline Dion comme une exclusivité mondiale, les fumeries d’opium chinoises attiraient leurs clients par la réputation de leurs pipes uniques et célèbres. Le succès d’un établissement ne tenait parfois qu’à ce seul objet pour lequel les propriétaires dépensaient des sommes exorbitantes. Le plus souvent une pipe devait sa célébrité à son grand âge, on la disait pluri-centenaire (mensonge éhonté puisque l’opium commença à être fumé à la fin du XVIIIe siècle) ou réalisée par un artisan célèbre. L’âge demeure cependant un critère de choix qui permet à la fumerie d’accéder à une certaine notoriété.

Faites de matériaux précieux, les pipes à opium devinrent rapidement des objets de convoitise et cibles de prédilection des voleurs.

Pipe en bambou plaqué d’écailles de tortues, fourneau en céramique émaillée
XIXe siècle. © Lotsearch

Les pipes les plus célèbres étaient ainsi affublées d’un nom poétique comme dans cette fumerie de Kankou où le client aisé pouvait manipuler la pipe « Tête de lion » ou « Senteur de mille Li ».

La richesse de ses matériaux pouvait être un critère déterminant bien qu’il écarta d’emblée les puristes qui ne juraient que par les tuyaux de bambou et surtout de bambou du Hunan. En effet, les qualités des pierres semi-précieuses comme le jade par exemple ne permettaient pas d’apprécier correctement les vapeurs d’opium. Seule une croyance ésotérique attribuant à l’opium la capacité de s’imprégner des vertus attribuées à un matériau et de les transmettre au fumeur pouvait convaincre ce dernier de troquer le bambou contre le minéral.

Néanmoins, la valeur des matériaux satisfaisait magnifiquement le besoin avide de reconnaissance des amateurs de bling-bling, espèce millénaire risquant peu l’extinction.Cette course aux pipes célèbres et aux accessoires de luxe avait cependant sa face obscure puisqu’à trop vanter la préciosité de son matériel et de son intérieur, la fumerie s’exposait aux larcins.

C’est ainsi que par un doux après-midi d’été 1930, une fumerie chinoise fut dépouillée de sa plus belle pipe estimée à 100 yuan (quasiment une semaine de salaire pour un travailleur moyen). Quatre ans plus tard, la presse de Canton rapporte que des voleurs nocturnes s’emparèrent de 23 pipes dans une fumerie de luxe pour une valeur totale estimée à 1000 yuan !

Cette pratique de l’opium dans tous les milieux sociaux chinois commença à être critiquée à la fin du XIXe siècle. Durant le XXe siècle elle perdura un temps avant de s’essouffler, victime de la répression. Les objets de l’opium sont aujourd’hui les vestiges d’une pratique sociale qui traduit l’importance du rang et du statut social dans la société chinoise.

  • Dikötter, Frank, et al. “NARCOTIC CULTURE: A Social History of Drug Consumption in China.” The British Journal of Criminology, vol. 42, no. 2, 2002, pp. 317–336.
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  • PAULES X., L’opium, une passion chinoise (1750 – 1950), Histoire Payot, Éditions Payot et Rivages, Paris, 2011
  • WIGAL D., La Mystique de l’Opium, Parkstone International, Paris, 2004
  • Zheng Yangwen, The Social Life of Opium in China, National University of Singapore, 2005
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