Cloches et grelots accompagnent fidèlement les célébrations religieuses. Depuis fort longtemps, leur tintinnabulement annonce l’inhabituel et l’extraordinaire.

Clochettes et grelots : dérèglement imminent

Les bouquets de grelots introduisant chaque année les envolées vocales de Mariah Carey illustrent mieux que n’importe quel discours l’ambivalence de ces objets sonores. À mi chemin entre l’impatience et la peur, la clochette et le grelot sont le prélude à l’imminence de l’inhabituel dans l’environnement quotidien. Qu’il soit Père Noël, entité divine ou démon chantant américain, l’inhabituel est ambivalent par définition : personne ne sait ce qu’il réserve. Clochettes, cloches et grelots sont l’apanage de personnages équivoques et inquiétants dont sont le Diable, le Père Noël ou encore le terrifiant et fantomatique Hellequin (mythique chasseur à cheval) et sa Mesnie (sa horde) de cavaliers rugissant et furieux.

Le grelot est aussi l’attribut du fou du Carnaval, personnage trouble dont on ne sait jamais s’il cherche l’amusant ou le terrifiant, s’il est seulement maladroit ou cruel, s’il manie l’humour ou le cynisme. Le Joker ennemi de Batman ou le Clown de Stephen King n’ont rien de réjouissant… bien qu’ils soient tout deux intrigants. Les personnages liés aux cloches et aux grelots dissimulent, déguisent, ne disent pas tout. Ils fascinent véritablement, ce qui les rend influents et parfois même séduisants. Ils inquiètent par ce qu’ils savent et qu’ils prétendent ignorer. Ils donnent à entendre, presque littéralement, deux sons de cloche à leur auditoire. Ouvertement différents du commun des mortels, ils présentent quelque chose de boiteux, ils ont quelque chose qui cloche. Il est pourtant difficile de précisément définir ce qu’ils ont d’inhumains. Ils sont comme ce tintinnabulement dont on saisit la présence sans jamais pouvoir circonscrire son action. La faute à l’écho qui double sans fin le son dont il provient.

Clochette médiévale en bronze © Furnish Your Castle
Grelot médiéval en bronze

L’ambivalence n’est pas nouvelle. Dès l’Antiquité, la cloche possède des vertus apotropaïques. Elle est dite capable de préserver son porteur de l’influence malfaisante d’esprits peu recommandables (raison pour laquelle, en plus de l’aspect pratique pour leur éleveur et pour le team building bovin) les vaches portent encore des cloches à leur cou).
La clochette et le grelot se sont imprégnés, de l’Asie à l’Europe en passant par l’Afrique et l’Amérique précolombienne, des caractéristiques du son qu’ils produisent. Ce son cristallin, mais jamais franc, car son écho sourd ou aigu demeure longtemps. Alors, la longue portée de ces instruments s’apprécie bien plus loin que ne laisse souvent imaginer la taille de l’objet. Ce son particulier est l’assurance d’être entendu et annoncé. Mais lorsque le son des clochettes et des grelots tintent, celui qui l’entend ignore à qui et à quoi il doit s’attendre. Personne ne connaît jamais les intentions d’un inconnu avant de l’avoir véritablement rencontré. Si les cloches de Pâques déversent joyeusement leurs générosité, celles qui annoncent le passage des pestiférés n’est assurément pas de bon augure.

Par précaution, mieux vaut imiter les vaches et s’entourer de grelots et de clochettes. Certains costumes traditionnels en portent le souvenir. Plus souvent, ce qui permet de se déplacer sur de longues distances est prudemment équipé de clochettes ou de grelots, comme sur les attelages, le collier et les martingales des cheveux, jusqu’aux voitures hippomobiles elles-mêmes. C’est une manière de se prémunir des personnages inquiétants, tintinnabulants et systématiquement extraordinaires, à mi chemin entre deux mondes. En imitant le bruit qui accompagne ces créatures, le porteur se prémunit de leur malfaisance, se camoufle sous la même apparence qu’eux. Il les trompe en quelque sorte.

La résonance propre au son de la cloche imite le trouble semé par ces personnages dont on ne souhaite pas croiser la route. L’objet devenu prophylactique laisse espérer qu’à la manière du tintement de cloche et de son antropie – le son résonne puis s’affaiblit irrémédiablement – l’incertitude qui accompagne ces êtres étranges et extraordinaires s’estompera elle aussi, au profit de l’apaisement une fois l’ordinaire enfin revenu.

La cloche est un instrument de résonance aussi que l'un des plus anciens instruments créés par l’homme ; son caractère sacré est attesté depuis au moins l'Antiquité.

Clochette de harnais en bronze. Époque romaine, 40 – 80 après J.C. © National Museum Wales

Tempus fugit

La chasse fantastique d’Hellequin, les démons enquiquineurs de bovidés, les fous sautillant du Carnaval, les clowns des cirques ou le Joker de l’univers DC Comics, jusqu’à la Fée clochette du Peter Pan de J. M. Barrie, tous incarnent des personnages inhabituels, entre deux mondes, assurément celui des vivants et celui des morts. La cloche, la clochette ou le grelots permettent seuls de relier ces deux univers par leur son insaisissable qui semble infini, aussi insondable que ces créatures équivoques. Celles de l’église n’y dérogent pas. Marquant les heures ou les temps importants de la messe, elles rappellent aux mortels que leur temps est compté avant de rejoindre leur créateur. Leur vie peut d’ailleurs se résumer à des tintements de cloches, de la venue en ce bas monde au départ pour l’Autre, du baptême à l’enterrement.

Le son des cloches, clochettes et grelots n’est jamais originellement entendu comme humain. Son écho infini ne laisse pas aux mortels le temps d’en saisir l’ampleur ; en tous cas, pas avant qu’ils ne meurent.

  • BAUDOT J., Les cloches : étude historique, liturgique et symbolique, Bloud, Paris, 1913
  • UELTSCHI K., Histoire véridique du Père Noël, du traineau à la hotte, Imago, Paris, 2012