La mode est aux kigurumi (si tu ignores ce terme, demande à Google). Si tu en es un fervent défenseur, voici de quoi convaincre ton employeur que les costumes de félin sont loin d’être un sujet de guignol (en Chine seulement. Mais ça recrute pas mal là-bas).

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Chapeau à forme de tigre, Chine du nord. XIXe siècle Collection Privée © Silk Road Collection

Le chinois pour les nuls

Ce genre de chapeau enfantin à forme de tigre était encore très courant au début du XXe siècle en Chine. Le chapeau à tête de dragon étant réservé aux enfants de l’empereur, celui prenant l’apparence d’un tigre était dès lors le plus fréquent dans les classes populaires, le tigre venant après le dragon dans l’ordre des animaux puissants et auspicieux. L’astrologie chinoise devrait t’en convaincre puisqu’il n’est pas rare en Chine de prévoir la conception d’un enfant de manière à ce que la naissance tombe l’année de l’un ou l’autre de ces deux bestioles.

Le lien qui unit le tigre aux enfants découle de la richesse de la langue chinoise et d’un goût prononcé pour l’homophonie : si deux mots se prononcent de la même manière, les Chinois auront tendance à lier les deux termes, par jeu de mot. Ces jeux de mots sont ainsi à la source de symboliques culturelles. Un exemple pour que tu comprennes : le mot chauve-souris se prononce fú. Il est donc très proche du mot  qui signifie abondant, riche. La chauve-souris est donc un symbole auspicieux très utilisé en Chine.

Le mot qui signifie tigre en chinois est . Ce terme signifie également « intimider » (hǔ), « protéger » et « défendre » (hù). Il est intéressant d’observer que les caractères de ces trois mots sont graphiquement proches :

Logiquement le tigre est donc en Chine un animal symboliquement protecteur par la proximité du mot qui le désigne avec d’autres termes. Néanmoins, les Chinois ne sont pas naïfs et le tigre est aussi considéré  – et c’est déjà plus l’idée que nous nous en faisons – comme un énorme chat pour qui tu aurais l’allure d’une boîte de Whiskas foie gras. Mais le Chinois est poète.

Sur le front du tigre, on observe régulièrement trois rayures noires. Ces dernières furent interprétées en Chine comme le caractère wáng « roi » (et aussi « cocu » mais là n’est pas la question), le désignant naturellement comme roi des animaux (et le roi des cocus des animaux ? L’histoire ne le dit pas).

Te voilà conscient des raisons qui font du tigre une des quatre créatures « supers intelligentes» avec le phénix, la tortue terrestre et le dragon.

Note maintenant qu’à chacun de ces quatre animaux étaient attribués une saison, une couleur, un des cinq éléments ainsi qu’un point cardinal (la liste est longue concernant leurs attributs, on peut par exemple faire correspondre une saveur à chacun d’eux). Au tigre a été attribué l’ouest, l’automne, le métal et le blanc et c’est par « Tigre blanc de l’ouest » que l’on désigne la constellation d’Orion qui est particulièrement visible en automne.

Chapeau tigre de la culture Han. Fin XIXe / début du XXe siècle. © Textile Museum of Canada

Néanmoins, de la même manière que le terme hu désigne l’ambivalence du tigre, intimidant autant que protecteur, le terme wáng est homophone de wǎng signifiant « ancien », « passé » et de wáng dont la définition est « décédé », « défunt », « fuir » ou « se sauver ».

Dans la société chinoise, un seul personnage possède les mêmes caractéristiques que le tigre : à la fois protecteur et terrifiant et consacrant son pouvoir à tous les membres de la société chinoise ainsi qu’à ses défunts. (Non ce n’est pas Jacky Chan.)

Le chapeau tigre chinois transforme l'enfant qui le porte en un petit exorciste. En portant sur lui la puissance protectrice et intimidante du tigre, le tigre roi (wáng) fait fuir (wáng) les démons grâce au jeu d'homophonie ; l'enfant est en sécurité et à l'abri des esprits malveillants.

Chapeau tigre de la culture Han. Fin XIXe / début du XXe siècle.

© Textile Museum of Canada
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Un bon exorciste : bien mieux qu'une carte vitale

En Chine, l’exorciste se nomme Fangxiangshi et s’il est aujourd’hui difficile à trouver, il se rencontre encore dans le théâtre de Nuo où il est représenté comme un personnage masqué. Ce qui était aussi le cas dans la réalité. Si l’origine de son nom demeure énigmatique, il est communément admis qu’il signifiait quelque chose comme « Celui qui voit dans les quatre directions » ou « Celui qui scrute les démons dans toutes les directions ». Les quatre directions étant bien sûr celles du tigre, du dragon, du phénix et de la tortue, les quatre points cardinaux. L’exorciste occupe quant à lui le cinquième point cardinal central correspondant au Qilin – une sorte de licorne –  qui n’apparaît qu’à la naissance d’un empereur…du Milieu (au centre donc. Suis un peu).

Le Fangxiangshi intervient notamment dans le rituel « d’ouverture des passes ». Ce rituel important s’applique aux enfants, spécialement dans le sud de la Chine.

À cause de la très grande mortalité infantile qui a longtemps sévi en Chine, on considère que l’enfance est un parcours semé d’embûches. Les « passes » sont des « portes ». Des guān peuvent entraver l’ouverture de ces passes, c’est-à-dire empêcher le bon déroulement de la vie de l’enfant. Ces guān peuvent prendre la forme de maladies, d’accidents ou d’évènements particuliers. Les almanachs communs chinois en recensent une trentaine. Ils traduisent bien la peur que les parents chinois ont de perdre leur enfant.

En Chine, peut-être plus qu’ailleurs, l’enfant est une richesse inestimable qui garantit l’avenir et la pérennité de la famille. L’enfant permet de maintenir pérenne le culte des ancêtres et prend soin de ses parents dans leurs vieux jours. L’enfant est ainsi l’objet de toutes les sollicitudes. Il est primordial d’assurer sa protection par tous les moyens possibles car assurer son avenir c’est assurer l’immortalité de la famille. Il est par conséquent indispensable de le prémunir contre les guān les plus fréquents comme celui de la voiture ou de l’eau trop profonde. Cependant les guān peuvent s’incarner dans des divinités, des démons ou même l’esprit d’un mort qui erre sans trouver le repos. Et dans ce cas, il est autrement plus compliqué de protéger l’enfant que de lui apprendre à ne pas se jeter sous les roues d’un Twingo.

L’exorciste, le Fangxiangshi est dans ce cas le seul habilité pour permettre à l’enfant d’ouvrir les guān, de les dépasser, de s’en débarrasser.

Pour se différencier des hommes, le Fangxiangshi prend une forme terrifiante, mi-homme, mi-animale. Cette allure lui vient du qitou (signifiant « tête affreuse ») qui est une figurine dévoreuse de démon placée aux côtés du défunt dans sa tombe afin de le protéger.

Figure protectrice de tombeau identifiée à un Fangxiangshi. Dynastie des Han de l'est. Entre 25 et 220 de notre ère.

L’érudit chinois Guo Moruo (1892 – 1978) a déterminé que le phonème qi du mot qitou a le sens de « yeux » ou « visage ». Il en a conclu que le qi désigne donc un homme portant un masque. Il s’apparente ainsi à une figure liée au rituel mortuaire, la figure de Taotie (Tāo tiè).

La différence entre bête et homme au cours de l’exorcisme se veut ainsi extrêmement ténue et le masque semble être le medium permettant d’acter cette différence.

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Un masque de Taotie en bronze. Dynastie Zhou de l’ouest. © Sothebys

Or, le Taotie prend régulièrement l’apparence d’une tête de tigre ; la mythologie le définit comme un glouton (tiè) qui dévore les offrandes rituelles. Sa figure orne fréquemment l’entrée des tombes. Le philologue allemand Carl Hentze (1834 – 1908) le comprend comme une bête de régénérescence. En ingurgitant les offrandes et les défunts qui entrent dans la tombe (figurée par la gueule béante du Taotie), la créature permettrait leur émergence dans le royaume des morts. Une digestion originale mais peu flatteuse pour les mortels que nous sommes.

Par ailleurs, il y a une forte association étymologique entre gui (« esprit », « fantôme ») et qitou (la « tête affreuse », le masque) puisque ce dernier est formé à partir de gui :

Enfin, le mot wei signifiant « craindre/avoir peur » emprunte à gui (« esprit », « fantôme ») et à hǔ, notre tigre !

Récapitulons.

Le masque effrayant qui transforme l’homme en exorciste a souvent l’aspect du Taotie, lui-même prenant fréquemment l’apparence d’un tigre. Or ce masque effrayant de l’exorciste emprunte à la crainte des esprits, des fantômes et du tigre !

L’exorciste mi-homme, mi-tigre grâce au masque Taotie est donc une forme « augmentée » de l’humain. À la manière du tigre intimidant les hommes, l’exorciste et son masque effroyable ne sont pas rassurants et entendent intimider les démons malfaisants.

Chapeau d’enfant à forme de tigre. Chine, Dynastie Qing, fin XIXe siècle © RMN

L’idéogramme du mot « crainte » qu’inspire l’exorciste est construit des termes désignant les fantômes et le tigre : les fantômes sont chassés par le félin (qui est ici un homme déguisé en tigre), et la crainte disparaît.

Le tigre permet peut-être aussi la régénérescence puisque hù, tu l’as appris plus hautsignifie à la fois protéger et défendre. Le tigre permet donc de continuer à vivre et de se protéger du mal.

De l'inefficacité de ton pyjama Tigrou

Tu n’es plus sans ignorer que les enfants sont une grande richesse pour les familles chinoises. Il en va de la pérennité familiale que de protéger les enfants. Le costume de tigre peut alors s’apparenter à un costume d’exorciste qui favorise l’ouverture des passes et surtout le prémunit contre les méchants guān.

La valeur prophylactique des chapeaux et des chaussons à forme de tigre sont à la fois l’arme de défense et la manifestation de la « crainte » qui, comme expliqué précédemment, est constituée par des gui (esprits, fantômes) craignant le hǔ, le tigre.

Pour protéger l’enfant, le tigre a tout ses sens en éveils : ses yeux protubérants voient les gui, ses oreilles grandes ouvertes entendent le danger approcher et sa gueule aux crocs acérés est prête à dévorer tout agresseur.

Chapeau tigre. Chine, XIXe siècle
© Chinese Historical Society of America

Parfois, certains éléments comme les oreilles sont réalisés en tissu rembourré pour donner plus de réalisme à l’animal. Et le motif est aussi décliné en chaussons…

Les couleurs vives (qui sont souvent celles correspondant aux cinq points cardinaux : vert, rouge, jaune, blanc et noir) ainsi que les motifs décoratifs qui caractérisent ces chapeaux et ces chaussons sont désignées par huā (signifiant « multicolore », « décoré », « à motif ») qui par un jeu de mot s’apparente à huà qui peut être traduit par « changer », « transformer ».

C’est en effet, le costume du tigre qui permet à l’enfant de grandir en sécurité et de se transformer en adulte. Une fois adulte, l’enfant quitte son chapeau de tigre comme l’exorciste quitte son masque pour redevenir humain. Ce qui laisse penser que dans la pensée chinoise, on ne naît ni adulte ni humain mais on le devient…

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  • guimet.fr
  • chine-nouvelle.com/outils/dictionnaire.html