Inséparable de la légende du Far West, le revolver fut au XIXe siècle une arme révolutionnaire qui profita de nombreuses évolutions technologiques et participa de la création des États-Unis. Le revolver est pour l’Amérique un objet historique, culturel et artistique mêlant subtilement l’American Dream, Clint Eastwood et une très sanglante « conquête de l’ouest ». Un cocktail très exotique à nos yeux européens.
Nota bene : cet article est long bien qu’illustré d’images et clôturé par un admirable quiz final. Il ne saurait être plus court. Souviens-toi que tu n’as pas appris à lire, écrire ou marcher en 3 minutes. L’apprentissage requiert un peu d’efforts pour un résultat souvent gratifiant (tu peux également te faire des cadeaux pour te récompenser). L’article peut aussi être lu en plusieurs fois…
Un pur produit américain
Depuis l’invention chinoise de la poudre noire, les armes à feu n’eurent de cesse de se perfectionner. Partout dans le monde, de constantes innovations et améliorations augmentaient l’efficacité de ces armes et diminuaient mathématiquement la durée de vie des types qui n’innovaient pas. Au début du XIXe siècle, voilà près de 1000 ans que l’humain manipule laborieusement la poudre noire pour actionner des armes lourdes et massives, risquant régulièrement sa peau à vouloir dégommer celle de son voisin. Triste condition à laquelle un artiste anglais, Joshua Shaw (1776 – 1860) mit fin avec beaucoup de panache et un peu de plagiat – car Shaw perfectionna l’invention de son compatriote Alexander John Forsyth (1768 – 1843) et déposa un brevet en 1822. Alors que les pistolets fonctionnaient jusqu’ici avec un mécanisme à silex permettant d’enflammer la poudre noire et d’éjecter le projectile, Joshua Shaw invente de petites capsules de cuivre remplies de fulminate de mercure scellées par une goutte de vernis. La capsule est disposée sur une tige creuse (ou « cheminée ») et vissée sur la culasse. Lorsque le marteau de l’arme vient frapper la capsule, l’explosion du fulminate enflamme la charge principale.
D’une simplicité enfantine, ce système ouvrit la voie à la création des premiers revolvers et acta ainsi la fin des pistolets à silex à un ou plusieurs coups. Les cartouches ne tarderont pas à apparaître mais pour le moment, le tireur doit charger chaque chambre du barillet de poudre noire et d’un projectile (parfois d’une bourre mais cette dernière ne semble pas systématique durant les premières années. Par ailleurs, la bourre n’a ici rien à voir avec l’expression « être à la bourre », j’ai vérifié.)
Samuel Colt (1814 – 1862) fut le premier industriel à associer le concept du revolver (du latin revolvere puis de l’anglais to revolve, faire tourner) au système à percussion. En 1831, Samuel n’est heureusement suivi par aucun conseiller d’orientation. Il a 16 ans, travaille sur un navire de la marine marchande et fabrique son premier revolver, découvrant sa vocation qui eut été impitoyablement entravée par un conseiller malingre si notre jeune américain avait suivi un cursus ordinaire.
La légende veut qu’il ait imaginé son barillet tournant en observant le mécanisme de verrouillage du gouvernail du navire sur lequel il se trouvait. Attribuons aux embruns le bénéfice de cet éclair de génie pour le plaisir de l’histoire. Aujourd’hui, le Musée d’art de Wadsworth Atheneum conserve encore les prototypes en bois sculptés par Colt.
À l’aube de sa carrière flamboyante, Samuel Colt avait-il subodoré que ses créations joueraient un rôle déterminant dans l’histoire des armes et dans celle des États-Unis ? Quelle que soit la réponse, Colt essuya successivement plusieurs échecs retentissants qui auraient mis à terre le plus téméraire des start-uppers. Pourtant, tout bascula en 1847 grâce à l’entremise de Samuel Hamilton Walker (1817 – 1847). Le Colt Paterson – tout premier revolver fabriqué à partir de 1837 – avait été utilisé par quelques officiers de l’armée pendant la seconde guerre séminole opposant en Floride les États-Unis à des groupes amérindiens de 1835 à 1842. Les Texas Rangers avaient également tâter de la gâchette de quelques armes de Colt sur leur frontière avec le Mexique après 1823.
Samuel Hamilton Walker, Texas Ranger de son état et enthousiaste amateur du revolver créé par Colt s’associa avec l’armurier et dessina avec lui une nouvelle arme, le Walker Colt, dont l’armée américaine commanda 1000 exemplaires. Cent exemplaires supplémentaires furent destinés à être offerts à des personnalités ayant d’importantes fonctions militaires et donc susceptibles d’obtenir pour Colt de juteux contrats. Il offrit également quelques-unes de ces armes à des pontes actifs dans le commerce des armes civils afin d’atteindre un maximum de clients potentiels. Tout comme le Colt Paterson, le Walter Colt était un revolver simple action.
Si le mécanisme simple action porte par son nom l’évidence même de la simplicité, je te sais peu familier de ce type de système. Lorsque tu as entre les mains un revolver simple action, tu seras dans l’obligation d’armer le chien à la main (Clint Eastwood maîtrise admirablement bien cette manœuvre) afin de faire tourner le barillet et ainsi aligner une chambre chargée en face du canon. Appuie sur la queue de détente et le coup partira. Si en revanche tu es en possession d’un revolver double action, l’effort sera amoindri car en appuyant sur la détente tu feras d’une pierre deux coups (haha) en armant le chien et en faisant partir le coup. C’est un mécanisme que d’aucuns qualifieront de « mécanisme de feignasses » qui augmente néanmoins significativement la cadence de tir.
En 1851, Colt présenta à l’Exposition Universelle de Londres son Colt Navy, revolver simple action à carcasse ouverte (ce qui permettait de changer rapidement un barillet vide contre un barillet chargé que le cow-boy poussiéreux et désinvolte portait nécessairement à la ceinture amorçant peut-être, dans l’esprit dérangé d’un pacifique Quaker, la création de la banane qui ruinera, quelques cent ans plus tard, plusieurs siècles de stylisme).
Le Colt Navy fut un succès et valut à son créateur une commande du gouvernement britannique. Aux États-Unis, ce revolver fut un des modèles les plus populaires vendus aux civils.
Colt Navy modèle 1841 gravé par Gustave Young © Pinterest
Le modèle Lightning conçu en 1877 fut le premier revolver double action fabriqué par Colt.
Rapidement, un perfectionnement des munitions entraîna une nouvelle innovation. La seconde moitié du XIXe siècle cherchait à réunir l’amorce, l’agent propulseur et le projectile dans une seule munition désignée par « cartouche complète ». Une première solution apparait dans les cartouches à percussion annulaire dont l’amorce est contenue dans un « bourrelet » (anneau creux) à la base de la cartouche. Lorsque le percuteur frappe le bourrelet, l’amorce explose éjectant de fait le projectile hors de la chambre. La manipulation de cette cartouche ne brillait pas par sa sécurité puisqu’un choc suffisait à arracher la main du tireur maladroit (à qui déjà on était bien inconscient d’avoir confié une arme).
La seconde solution remporta quant à elle tous les lauriers. La cartouche à percussion centrale intégrait l’amorce chimique au centre du culot de la cartouche et ne présentait aucun risque douloureux, mis à part, évidement, pour celui qui se trouvait de l’autre côté du canon.
Cette invention impacta directement l’Histoire : en se passant du chargement manuel de poudre noire, le tireur gagnait un temps précieux et pouvait à loisir décharger son barillet sans se soucier de devoir passer sa soirée les mains dans la poudre à préparer des barillets de rechange.
L’armurier Rollin White (1817 – 1892) pensa quant à lui plus loin que le simple aspect pratique de cette nouvelle invention. Alors que tous les revolvers de l’époque étaient alors conçus avec des cheminées pour un chargement par la bouche, White entreprit de s’imposer sur le marché en déposant en 1859 le brevet d’un barillet perforé de part en part permettant un chargement par l’arrière, bien plus pratique et rapide. Smith & Wesson s’allièrent avec le petit malin et proposèrent en 1857 leur Model 1 puis le Model 2 sorti opportunément en 1861, première année de la guerre de Sécession (1861 – 1865).
Une fois le brevet de White expiré, les armuriers produisirent tous des revolvers à barillets forés. La poudre noire appartenait désormais au passé et l’avenir aux cartouches complètes. En 1873, le Colt Single Action Army (un de incontournables de la marque et ironiquement baptisé « Le Pacificateur » ) propose un barillet foré dans une carcasse fermée.
Ces nouvelles armes jouèrent un rôle crucial en faveur des soldats de l’Union durant la guerre de Sécession. Face à une cadence de tir de 14 coups par minute et une vitesse de rechargement inégalée à l’époque, les effectifs des Confédérés équipés d’armes à poudre noire sont décimés d’un quart lors de la bataille de Hoover’s Gap en 1863. Les Colt Navy qui équipaient alors les soldats de l’Union étaient de précieuses prises lorsque les soldats Confédérés parvenaient à s’en emparer. Jefferson Davis (1808 – 1889), président des États Confédérés portait d’ailleurs le 10 mai 1865, jour de sa capture en Georgie, un revolver du célèbre armurier.
À la suite de cette guerre civile d’envergure, Abraham Lincoln (1809 – 1865) put abolir l’esclavage sur tout le territoire des États-Unis, inspirant à Samuel Colt un slogan emblématique de la place des armes dans la société américaine :
Abe Lincoln a rendu les hommes libres, mais Sam Colt les a rendu égaux.
Une autre variante propose « Dieu créa les hommes, Samuel Colt les rendit égaux » ; on appréciera l’humilité d’une telle assertion.
Le rêve américain
Quel meilleur contexte que celui des États-Unis de la seconde moitié du XIXe siècle pour donner au revolver l’écrin de la respectabilité ? Il est l’objet que nous associons immédiatement aux mythiques cow-boys. Le revolver nous évoque un mythe bien plus proche de l’industrie du cinéma (et donc du récit) que de l’Histoire (et du quotidien des gardiens de vaches). Son histoire s’appuie pourtant sur des faits réels et sourcés : les revolvers Colt rencontrèrent un vif succès aussi bien dans le monde militaire que dans la vie civile. Ils furent les armes de prédilection (en particulier le Colt Simple Action Army de 1873) des colons américains et équipèrent des centaines de milliers de personnes. Peut-on imaginer un pareil phénomène dans un pays européen ? Envisage un instant ton fromager qui, après avoir soigné ses bêtes, installe sur l’étal du marché ses produits frais arborant, à sa ceinture, un revolver. Parfaitement inenvisageable. Pourtant, les images américaines abondent de personnages armés.
Lors de sa visite à Londres en 1851, Samuel Colt décrit lui-même son pays comme un vaste territoire peuplé de « hordes d’aborigènes » contre lesquels est engagé un « type particulier de guerre frontalière ». L’utilisation des revolvers par les habitants des plaines, les shérifs et les cow-boys, en plus d’être avérée, s’apparente donc à une utilisation « conquérante » dans un contexte de guerre territoriale. L’idée sous-entendue par Colt est qu’il est nécessaire de botter les fesses de ces emplumés d’Indiens qui entravent la liberté d’action des gentils Américains. Frederick Jackson Turner (1861 – 1932), historien américain, a d’ailleurs parfaitement défini ce surprenant état d’esprit qui fit bientôt du revolver – et de l’arme à feu en général – un emblème de liberté et un outil de sa défense (et par extension de celle du modèle démocratique américain).
Alors que les premiers immigrants arrivent au XVIIe siècle par la côté est, la « frontière » (la zone limite de l’implantation des populations d’origine européenne) est ce qui définit le Far West, ce qui est au-delà de cette zone. L’expansion tend naturellement à repousser cette frontière toujours plus à l’ouest à mesure que les populations immigrées s’installent sur de nouveaux territoires. Ainsi, au XIXe siècle, « l’ouest » était devenu synonyme de liberté car ouvrant des possibilités illimitées : du point de vue des colons, tout y était possible ou à inventer. La conséquence de ce mythe de la frontière fut un rejet de toute contrainte (les Amérindiens étant, bien sûr, considérés comme une contrainte majeure), rejet incarné par le revolver.
Pour gagner sa liberté, pour se libérer d’une pression quelle qu’elle soit, il suffisait d’aller plus à l’ouest et « d’éliminer » les contraintes. N’importe quel problème pouvait dès lors se régler simplement et le nom de « Pacificateur » d’un des revolvers fabriqués par Colt prend alors tout son sens… L’ouest était prometteur mais dangereux et pour gagner et protéger sa liberté, mieux valait être bien armé.
Puisque le revolver fut aussi banalisé aux États-Unis au XIXe siècle que ne le sont les coach de vie aujourd’hui (un de ces deux objets de consommation est plus stupide que l’autre, sauras-tu le reconnaître ?), quoi de plus naturel que de voir ces objets fabriqués à grande échelle ? Encore une fois, Sammy Colt fait figure de précurseur.
Ce fervent partisan de la standardisation ne fit pas qu’en vanter les mérites et l’appliqua dans ses manufactures à si grande échelle et de manière si performante que son exemple eut un impact conséquent sur les industries américaines et notamment sur celles fabricant des engins agricoles, des machines à coudre, des bicyclettes, des locomotives ou encore des automobiles. Ce mode nouveau de production rationalisé et la standardisation des pièces lui permirent de répondre rapidement à de grosses commandes américaines ou européennes. Cette standardisation industrielle offrait encore l’avantage de réparer plus facilement et à moindre coût une arme abîmée. Il proposera même d’améliorer d’anciens modèles grâce aux barillets amovibles, un peu comme lorsque tu fais la mise à jour de ton téléphone, il suffisait d’appuyer sur un bouton pour installer une nouvelle version. Ce mode de production moderne permit évidemment de limiter les coûts de production en offrant aux clients une arme fiable, précise, aisément réparable et peu onéreuse (en 1862, Colt vendait ses armes au prix 20$ en moyenne sachant qu’un ouvrier gagnait à la même époque environ 6$ par semaine pour environ 60h de travail). Samuel Colt vendait ses armes à quiconque était en mesure de le payer ce qui valu à certains belligérants de perdre l’avantage de l’effet de surprise face à l’ennemi.
Colt alimenta généreusement et avec un égal sérieux les deux principales parties adverses engagée dans la guerre de Crimée (1853 - 1856) à savoir les Russes et les Britanniques.
Revolver Colt, 3e modèle Dragoon, circa 1853. Acier, laiton, or et bois. Un revolver jumeau fut offert par Colt au tsar Nicolas Ier de Russie en 1854 et se trouve maintenant au Musée de l’Ermitage de Saint-Pétersbourg © MET Museum
Tout comme Rockefeller (1839 – 1937) ou aujourd’hui Kim Kardashian, Samuel Colt incarne l’American Dream et lui donne même son emblème. Industriel parti (presque) de rien, ayant enchaîné les échecs avant de connaître la richesse et la gloire grâce au revolver, Colt en banalisant le revolver, en le rendant accessible, mit à portée de main bien plus qu’une arme à feu. Il rendit accessible, palpable l’espoir d’un avenir glorieux. Il nourrira d’ailleurs cette image prophétique ; à Hartford (Connecticut) où était installée son usine, il fit construire un quartier nommé Coltsville pour loger ses employés à qui il donna accès à une bibliothèque et un centre communautaire. Les entreprises en lien avec l’industrie des armes à feu bénéficièrent également du succès de Colt : l’acier fournit par Thomas Firth fait écho au succès de l’armurier et chacun dans leur domaine, ils tirèrent profit des transferts de technologies allant de l’Europe vers les États-Unis. L’effervescence industrielle de cette époque n’est finalement qu’un des reflets du mythe de la Frontière, de la Conquête de l’ouest où tout semble possible.
Un autre détail de la production de Colt est révélateur : sur les premières armes fabriquées, la gravure ornementale du barillet est standard.
Samuel Colt, précurseur du design industriel, tient à ce que ses armes réputées les plus efficaces au monde aient une ligne reconnaissable et surtout une élégance formelle. L’attrait visuel est pour lui capital : chacun de ses clients doit pouvoir être fier de son revolver, de son efficacité et de la liberté qu’elle lui offre. De là à lier armes à feu et patriotisme, il n’y a qu’un pas…
Un objet d'art
Le goût de Colt pour les matériaux, les couleurs et la décoration de ses armes n’est pas propre à ce seul armurier. Depuis toujours, les armes n’étant pas dévolues à un usage militaire étaient ornées et / ou gravées. Depuis leur naissance en Asie jusqu’à leur plus récente évolution en Europe, les armes à feu furent des objets de haute technologie réservées au pouvoir et à une élite ayant les moyens de se les offrir. Au sein de ce cercle très fermé, les armes étaient comme n’importe quel objet, un support propre à refléter le statut social du propriétaire. Les musées regorgent d’armes d’apparat fabuleuses, couvertes d’or, d’argent, de pierres précieuses parfois et souvent parfaitement inutilisables. Il n’y a donc rien de surprenant à ce que Colt ait naturellement souhaité orner ses revolvers. Ce qui l’est davantage c’est cette volonté de standardiser l’ornementation qui renvoie, en partie, à ce fantasme du rêve américain. Pourtant, il est avéré que Colt et ses confrères proposaient, en plus des gravures standards à l’eau-forte, des armes finement gravées au burin et qu’ils conservaient en stock, ce qui sous-entend qu’ils s’attendaient à ce qu’on leur en fasse la demande.
Les pistolets Kentucky avaient déjà ouvert la voie à ce type de demande dans la seconde moitié du XVIIIe siècle puisqu’il est attesté que les armuriers américains faisaient parfois appel à des orfèvres pour embellir les éléments en fer des armes. Les motifs étaient souvent grossiers mais ils eurent le mérite d’engager une tradition de gravure sur armes aux États-Unis. Lorsque Colt produisit en masse les premiers revolvers en acier, la demande de graveurs spécialistes fut immédiate. En plus de la gravure standard de plusieurs modèles, Colt s’attacha les services d’un graveur considéré aujourd’hui comme le maître de la gravure d’armes au XIXe siècle aux États-Unis et dont les œuvres atteignent aujourd’hui des centaines de milliers de dollars en salles de vente : Gustave Young (1827 – 1895).
Immigré allemand débarqué en Amérique en 1846, le jeune Gustave trouva rapidement un emploi dans la manufacture de Colt. Les graveurs experts et travailleurs du métal sont alors une main d’oeuvre recherchée moins pour réaliser d’élégants motifs que pour créer les matrices nécessaires à la production d’armes à feu. Roy Jinks, historien officiel de Smith & Wesson détaille :
Le graveur avait pour mission de découper les matrices d’estampages des lettres et des chiffres, d’effectuer les tailles en diamant sur les chiens ainsi que celles des roues et platines portant le nom de l’armurier et permettant de faire tourner le barillet. La gravure et l’incrustation d’or étaient secondaires, conçues pour augmenter les revenus.
Gustave Young se démarqua rapidement de ses collègues et Colt flairant le talent dédia cet ouvrier à l’unique ornementation de ses commandes luxueuses. De formation classique européenne, Young conserva les goûts de sa première école. Les motifs qu’il grave sont influencés par l’art décoratif européen dont il continua de s’abreuver grâce à de nombreux livres de motifs et d’ornementation qu’il conservait dans son atelier. La chose n’était pas originale car ce type de répertoire publiés en Allemagne dans les années 1840 se retrouvait dans tous les ateliers de graveurs sur armes. Les graveurs puisaient aussi dans les images qui les entouraient au quotidien : journaux illustrés, pièces de monnaie et billets de banques, estampes ou livres d’images, tout était bon pour nourrir l’imagination et le talent de ces artisans.
Sur ce Colt Modele 1 Sidehammer de 1855, Young fait montre de tout son talent avec cette gravure en repoussé (le motif est tracé à la pointe au revers de la plaque et apparaît en relief sur l’avers) figurant un homme, deux revolvers à la main (des Colt à n’en pas douter) et affrontant pas moins de cinq Amérindiens belliqueux (ce fut, aux dires des colons, une regrettable constante chez ces gens-là) dont trois gisent à terre.
Young se démarqua par la grande finesse et la complexité de ses motifs d’enroulement de feuilles qui se dessinaient sur un fond pointillé extrêmement serré. Son travail laborieux et minutieux au burin témoigne d’une excellence que les clients aisés ne tardèrent pas à convoiter.
Détail du Revolver Double Action « Frontier » de Smith & Wesson. Modèle présenté à l’Exposition Universelle de Chicago en 1893, richement gravé et incrusté d’or par Gustave Young © Rock Island Auction
Une seule de ses armes porte sa signature mais il est connu pour avoir gravé presque systématiquement une tête de loup sur le chien. Encore sur le chien ou sur le pontet (la boucle de métal protégeant la queue de détente et dans laquelle on passe l’index pour tirer), il gravait un petit point par jour de travail passé à orner l’arme. Ainsi, plus le nombre de points est élevé, plus le travail d’ornementation est complexe.
Gustave Young ouvrit également sa propre boutique de gravure sur armes dans laquelle il s’occupait essentiellement des revolvers Colt mais offrait ses services aux usines d’armes de la région du Connecticut. Il œuvra ainsi sur quelques Winchester et Sharps ce qui lui permit sans doute de mettre du beurre dans les épinards (ou plutôt du cheddar dans le burger). À la fin des années 1860, Young entra au service de Smith & Wesson à Springfield dans le Massachusetts bien qu’il continua de graver pour d’anciens clients.
Young grava jusqu’à ses derniers jours et fut le mentor d’une génération de graveurs sur armes d’origine allemande tel que Herman Ulrich qui officia chez Winchester à partir de 1870. Louis Daniel Nimschke (1832 – 1904) est à compter au nombre de ces graveurs inégalés. Il réalisa le revolver Colt de Theodore Roosevelt (1858 – 1919) en mai 1883. Il grava et orna plus de 5000 armes chez les plus célèbres armuriers parmi lesquels Winchester, Smith & Wesson, Remington ou encore Sharps.
On recense pas moins de 2000 graveurs sur armes en activité dans la seconde moitié du XIXe siècle aux États-Unis, tous majoritairement issus de l’immigration allemande. Pourtant, moins d’une dizaine se distingueront par leur talent artistique et technique.
Cette activité de gravure témoigne en tous cas de la demande indiscutable de revolvers ornés, de la simple gravure à l’eau forte jusqu’au travail opulent des plus grands graveurs. Smith & Wesson s’associa même à Tiffany & Co de 1890 à 1909 comme en témoigne son Blue Book (le catalogue à la célèbre couleur turquoise) qui proposait alors :
Revolvers parmi les meilleurs, montés en argent, en ivoire, or, etc et ornés de décorations riches et élaborées, de 50 à 300$
Leur principale particularité fut de propager à travers les revolvers Smith & Wesson le goût pour l’Art Nouveau, un Unicum dans ce domaine puisque le goût pour les revolvers ornés s’éteignit peu à peu au XXe siècle, conservant le souvenir de l’âge d’or du XIXe où prédominaient d’élégantes volutes aux mouvements compliqués.
La sobriété des revolvers est aujourd’hui de mise bien que la coloration du métal soit encore pratiquée. Les superbes teintes de bleus jaspés sont encore les plus appréciées puisque le bronze, qui permettait d’obtenir de flamboyantes nuances fauves, n’est plus utilisé de nos jours. Ces teintes métalliques étaient et sont toujours obtenues par échauffement du métal. Ce dernier se colore en surface de teintes allant du jaune au bleu profond à mesure que la chaleur augmente.
Un savoir-faire considérable est nécessaire pour maîtriser la coloration et obtenir des nuances profondes et belles. Cet art particulièrement apprécié des amateurs de revolvers fut parfois remplacé à partir du XVIIIe siècle par des applications de solutions chimiques qui ne trompaient pourtant pas les fins connaisseurs hermétiques à ces pratiques hérétiques. Samuel Colt fut de ceux-là et produisit de superbes revolvers où l’association des matières, des motifs et des nuances métalliques devrait suffire à te convaincre de la grande valeur artistique de ces objets mythiques.
Tu sais pourtant que l’humain n’agit jamais sans raison (sans réfléchir oui souvent, mais pas sans raison. Différence entre raison et réflexion ? Tu as trois heures). Si Samuel Colt et les nombreux armuriers qui fournirent aux États-Unis et au reste du monde des milliers de leurs revolvers rehaussés de gravures et teintés de nuances délicates, ce n’était pas seulement pour l’amour de la belle ouvrage. La gravure avait d’abord pour fonction de « casser » la surface lisse et extrêmement réfléchissante du métal. En gravant un canon et un barillet, on offrait ainsi plus de confort au tireur en réduisant le risque d’être ébloui par les reflets du soleil sur le métal. Moins aveuglé, le tireur gagne naturellement en précision de tir. Par ailleurs, les fines entailles de la gravure dans le métal permettaient de retenir l’huile utilisée pour nettoyer le revolver, assurant un meilleur entretien et une pérennité plus grande des matériaux qui le composaient. La coloration du métal relevait de la même volonté : diminuer au maximum les reflets éblouissants et offrir une protection supplémentaire contre la corrosion. Car la coloration, et le bleuissement en particulier, offre par réaction chimique une protection efficace contre la détérioration du métal.
Quelque soit ton opinion sur les armes à feu, leur commerce et leur utilisation, j’espère te voir forcé de constater que le revolver occupe une place à part entière dans l’histoire des armes. Objet hautement technologique et artistique, au croisement des innovations entre Ancien et Nouveau Monde, le revolver absorbe les racines européennes de centaines de milliers de migrants et incarne cette liberté à laquelle ils aspirent sur un territoire où l’on pensait que le revolver Colt garantissait l’égalité…
- Collectif, Les Armes à Feu de Légende, Larousse, 2016, Chine.
- Collectif (Herbert G. Houze, Carolyn C. Cooper, Elizabeth Mankin Kornhauser), Samuel Colt : Arms, Art and Invention, Yale University Press, 2006
- COMBEAU Didier. « Les Américains et leurs armes. droit inaliénable ou maladie du corps social ? », Revue française d’études américaines, vol. no93, no. 3, 2002, pp. 95-109.
- CRAMER Clayton E., Lock, Stock, and Barrel : The Origins of American Gun Culture, Praeger, 2018
- Grancsay, Stephen V. “An Exhibition of Colt Percussion Revolvers.” The Metropolitan Museum of Art Bulletin, vol. 37, no. 2, 1942, pp. 30–33. JSTOR, www.jstor.org/stable/3256836.
- RANDELL, Jacqueline, Colt Culture: Examining Representations of the American West in Victorian London, Columbia University Journal of Politics and Society 25 (Automne 2014).
- WILSON R.L., Firearms Engraving in Nineteenth Century America, Bulletin of the American Society Collectors 28 (Automne 1973)
- www.nytimes.com
Autres articles :
Les clefs à système
17 décembre 2018
De la plus élégante à la plus létale, petit tour d'horizon des clefs à système, aussi ingénieuses qu'elles sont régulièrement inutilisables.
0 Commentaire9 Minutes
Histoire de la planche de surf
17 septembre 2018
Histoire de son origine hawaïenne et de ses différentes formes, entre hiérarchisation de la société et mythologie, la planche de surf est un objet de pouvoir.
2 Commentaires20 Minutes
Histoire du Barbecue
Objets du quotidien,Outils et techniques
5 août 2018
Souvenir ému des étés radieux, le barbecue éveille régulièrement d'innocentes joies culinaires. Il n'en fut pas toujours ainsi. Découvre l'histoire du BBQ.
2 Commentaires12 Minutes
Bonjour Marielle, article très intéressant bravo…quel livre conseilleriez-vous à quelqu’un qui veut s’intéresser à la naissance des armes à feu aux États-Unis et ailleurs…? merci par avance …Marc
Bonjour Marc,
Les Armes à Feu de Légende édité par Larousse est un très bon point de départ puisqu’il vous donnera une vue d’ensemble des technologies depuis la poudre noire jusqu’à nos jours.
Excellent.
Je découvre votre site à la recherche d’images sur Internet pour illustrer une actualité sanglante…
La qualité de votre « histoire du revolver » va guider ma curiosité et mon plaisir pour y découvrir d’autres sujets.
Merci.
Merci, j’espère que les autres articles vous plairont tout autant.
Bel article, belles photos, mais quelques petites erreurs ou omissions. Pas bien grave.
La cartouche métallique ne met pas fin à l’usage de la poudre noire, mais seulement au chargement par l’avant. Les poudres sans fumées apparaitront plus tard.
S. Colt n’a pas inventé le revolver, mais le barillet tournant, grosse évolution par rapport aux poivrières.
Remington invente le revolver à carcasse fermée, et le changement rapide de barillet (voir réponse de Jeannot) Le new model army 1858 est une des armes les plus vendues de l’ époque.
On peut préciser que Colt a refusé d’ acheter le brevet de R. White.
Merci pour votre article, très intéressant, j’ai apprécié à la fois votre style et la petite touche d’humour.
Du coup je jetterai sûrement un œil à vos autres articles, histoire de me cultiver un peu.
Merci Dominique pour votre message. J’espère que les autres articles vous plairont autant que celui-ci ! Bonnes lectures
Très bel article ! C’est rare de trouver un article aussi bien documenté en France sur ce sujet.
Par contre, on ne change pas facilement le barillet d’un Colt (avant 1873) et surtout pas dans le feu de l’action. D’autres armes ont permis cela à la même époque comme le Remington 1858.
Bravo pour vos brillants exposés, articles passionnants.
C’est un plaisir de vous lire quelque soit le sujet traité.
Encore bravo.
Un grand merci pour notre enrichissement.
Bien cordialement
Robert Lancman
Merci Robert ! Ravie que les articles vous aient plu ; j’espère que les prochaines vous plairont tout autant !