Bacchus (ou Dionysos), s'il est connu pour son alcoolisme notoire et d'aucuns diraient pathologique, l'est moins pour son amour des tigres, attribut méconnu relatif aux origines orientales du roi de la picole.
L’automne greco-romain l’adouba comme son idole saisonnière sous les noms qui lui furent prêtés, Bacchus ou Dionysos, sans que cela ne modifie en rien l’essence même de ce personnage qui semblait tout destiné à vanter davantage les mérites des viticulteurs que ceux des sources d’Évian. Car Bacchus n’est porté ni sur les programmes detox ni sur la méditation de pleine conscience. Bacchus est au calme et à la sérénité ce que Tik Tok est à ton cerveau poreux : une arme de destruction massive.
Si l’alcootest renoncerait sans doute pas à qualifier le souffle éthylique de ce jeune ivrogne nudiste et jamais comateux, il faut tout de même admirer la prudence de Bacchus. Car si le slogan veut que le quidam choisisse sagement entre boire ou conduire, il est bien difficile d’imposer aux caprices divins les vicissitudes des mortels. Bacchus va donc comme bon lui semble et en l’occurrence, il va à dos de tigre ou de panthère. Une curiosité dont étonnement personne ne fait grand cas alors même que le félin n’est pas une espèce endémique de la Grèce non plus que de l’Italie.
Bacchus - Dionysos : fruit de l'union de deux abrutis
L’ignorance n’ayant pas le loisir d’être optionnelle, rappelons que Bacchus est la version romaine de Dionysos. C’est donc bien sur le passif de ce dernier qu’il faut se pencher pour élucider la présence des félins au côté d’un personnage concupiscent et régulièrement bourré à qui on hésiterait même à confier un canari.
Dionysos est le fils de Zeus et de Sémélé. Zeus, dont la constance et le bonheur marital sont à même de rendre les dieux très humains, a entrepris de pécho la ravissante mais néanmoins stupide princesse Sémélé, une cruche thébaine. Héra, l’épouse combattive de Zeus, ne tarde pas à constater l’infidélité de son dieu de mari – qui n’en est pas à sa première incartade – et décide donc de lui couper la cruche sous le pied.
Héra se métamorphose, qualité dont sont heureusement dépourvus les humains sans quoi les divorces seraient prononcés le surlendemain des cérémonies de mariage (les cabinets d’avocats étant fermés le dimanche). Héra choisit opportunément de prendre la forme de la nourrice de Sémélé et parvient sans peine à convaincre Princesse Neuneu d’exiger de Zeus qu’il apparaisse devant elle sous sa forme divine, entouré de la foudre, du tonnerre et tout le barda habituel.
Le divin amant, pas plus futé que sa maîtresse, accepte la demande de Sémélé qui se trouve instantanément calcinée par la divine lumière. Zeus, tout penaud d’avoir mésestimé la résistance ignifugée de sa maîtresse s’empresse de rattraper le coup en sauvant des flammes l’enfant demi-dieu qu’elle portait. Étant aussi peu porté sur les vêtements qu’il l’est sur la biologie, il place l’enfant dans sa cuisse en attendant que la gestation soit terminée.
L’instant cruel où s’accomplit le destin ayant unit auparavant une princesse peu communément idiote et un dieu ignorant les dramatiques conséquences du feu sur le corps humain fut un sujet de prédilection des artistes amateurs de palette lumineuse.
Le mythe est souvent l’illustration romancée d’un symbolisme plus profond. Et dans le cas de la naissance de Dionysos, il s’agit de remarquer qu’il est le fils de Zeus, dieu de la Lumière et de Sémélé, avatar de la déesse phrygienne de la Terre, Zemelo.
Quelques simples notions de jardinage révèlent qu’une terre fertilisée et richement baignée des rayons du soleil produit de la végétation et par extension de quoi nourrir ceux dont les sociétés n’ont pas encore créé les fastfoods. Le caractère et la qualité de Dionysos sont donc le résultat de ce processus : Sémélé en tant qu’avatar d’une déesse de la Terre mise en cloque par le dieu de la lumière, leur progéniture incarne naturellement la végétation et tout ce dont la terre est prodigue. Or il se trouve que toute cette abondance nourricière rejoint les tables à l’automne.
C’est une manière d’expliquer pourquoi échu à Dionysos de régner symboliquement sur la végétation, la vigne et les cultures. Cela n’explique rien de son goût pour les endroits excessivement sauvages dont la montagne et les forêts sont alors emblématiques, ou pour les activités frôlant dangereusement avec l’animalité comme la danse, la sexualité, sans même parler de l’ivrognerie et des excès en tous genres. Dans sa version romaine, Bacchus ne renie rien. C’est le Kurt Cobain du panthéon gréco-romain.
Dionysos après avoir échappé de peu au flamboyant décès de sa mère, termine sa gestation dans la cuisse de son père. Une fois terminée - ce qui est en soit un miracle - Zeus le confie à Silène qui lui-même le confie aux Hyades, les sœurs des Hespérides et des Pléiades. Très à l'écoute des nouvelles pédagogie mais moins regardantes sur les préconisations de la DDASS, les Hyades éduquent le rejeton au fin fond d'une grotte de montagne nommée Nysa, en suivant les préceptes de l'école Montessori.
Silène portant Dionysos enfant, copie romaine d’un original du second classicisme. Museo Chiaramonti, Braccio Nuovo. Musées du Vatican.
Le petit Dionysos grandit sans trop se préoccuper des injonctions vestimentaires de son époque avant que l’affaire ne se corse car il va sans dire qu’il n’était pas destiné à se la couler douce pour le restant de ses jours d’immortel.
Un corpus bien établi de textes met en liaison notre jeune éphèbe avec l’expédition orientale d’Alexandre le Grand car les personnages mythiques ne craignent jamais le ridicule d’une comparaison divine. Ces textes sont notamment ceux de Diodore (90 – 30 av. J.C), de Strabon (64 av. J.C – entre 21 et 25 ap. J .C), de Polyen (actif au IIe siècle après J.C) et d’Arrien (92-175). Ils vont soigneusement mettre en place une chronologie en trois actes et une intervention divine pour justifier la colonisation de l’Inde par Alexandre le Grand, leur champion macédonien dont on ignore tout de son goût pour la salade. Les auteurs soutiennent la légitimité et le droit d’Alexandre à coloniser l’Inde en revendiquant une colonisation grecque plus ancienne encore, celle de Dionysos. Si Dionysos l’a fait, Alexandre a bien le droit de le faire aussi.
Dionysos, Shiva et Pārvāti : un sitcom indien
Le texte d’Arrien relate l’arrivée d’Alexandre dans la ville de Nysa et sa rencontre avec Acusis, le chef de la ville. Alexandre menace de tout crâmer, ce qui relève moins chez lui de l’intimidation que d’un singulier hobby, mais le sage Acusis parvient à le dissuader de jouer du chalumeau en lui contant l’origine de la ville née de la présence d’un dieu regagnant la Méditerranée après avoir conquis l’Inde. Pour preuve affirme Acusis, ce lierre poussant partout dans une région qui en était dépourvue avant le passage du dieu. Alexandre est aux anges car l’horticulture rend parfois de fiers services à qui sait en tirer parti et le voilà s’en allant gaiement, gambadant dans le sable, ce qui est notoirement très difficile.
Le lierre de la ville de Nysa, s’il apparait à tes yeux impis comme un indice médiocre de quoi que ce soit si n’est d’un terrain pas trop pourri, semble pourtant pour tous les Antiques la preuve éclatante que les pas d’Alexandre ont suivi ceux du mythique Dionysos. En forçant un peu sur le symbolisme, Alexandre apparait désormais aux yeux de tous comme une sorte de continuateur du dieu. Un titre toujours prompt à bien servir une légende que l’on souhaiterait au mieux éternelle.
Diodore tient quant à lui à préciser qu’il faut prendre garde de distinguer trois Bacchus / Dionysos dont le premier est indien. C’est à ce dernier que l’on doit, d’après Diodore, l’usage du vin et la culture des fruitiers et par extension des liqueurs les plus originales.
C’est un point commun à tous les textes : Dionysos est un dieu qui apporte aux hommes la civilisation grâce à la culture des fruits et des céréales de la même manière qu’il leur apporte l’outil idéal de l’incivilité à partir de ces mêmes ingrédients fermentés : la picole.
Or, dans la région de l’Indus, quelques personnalités s’arrogent aussi bien ce titre de dieu sympathique et prompt à la beuverie, savant mélange de Keith Richards et de Gérard Depardieu si ce n’est qu’ici est proscrite toute entreprise de cuisson de ce qui ressemble de près ou de loin à un bovin.
Shiva est l’exemple par excellence des rivalités auxquelles risque de se frotter notre divin touriste greco-romain. Dieu des énergies cosmiques, Shiva incarne toutes les formes du monde primitif et n’est pas contre une transe dansante de temps à autre, une activité extra-scolaire sur laquelle ne crache pas Dionysos. Sous cette forme dansante et chaloupée, Shiva est appelé Shiva Natarāja (roi de la danse). Sans compter que Shiva est également lié à la montagne par sa consort Pārvāti, fille de Himavat, le roi des Montagnes.
Pārvāti ne se contente d’ailleurs pas de faire la potiche aux côtés de son chorégraphe de mari. Elle peut prendre, comme lui, de nombreuses formes dont celle de Durga, considérée comme une shakti (une énergie féminine puissante), incarnant la puissance de la procréation et de la destruction. Une personne avec qui il est de bon ton de ne pas trop plaisanter.
Et, voilà qui est intéressant, Durga se balade systématiquement à dos de tigre. Si l’on s’amuse à énumérer ses qualités et ses caractéristiques, force est de constater que Durga a tout d’une déesse mère. Or il se trouve que dans nombre de cultures indo-européennes, les déesses-mères se déplacent à dos de tigre ou de léopard selon la disponibilité des félins.
« Sur une statuette célèbre de Çatal Höyük, la déesse, obèse, enfante, assise sur des panthères qui lui servent de trône… Ainsi convergent donc les idées de fécondité, de maternité, de royauté et de maîtrise des fauves. Ce sont bien là tous les traits de la Déesse mère qui dominera le panthéon oriental jusqu’au monothéisme masculin d’Israël. » C’est ce qu’explique Jacques Cauvin, le célèbre archéologue préhistorien français. Un mec cool.
Le problème ardu auquel nous sommes confrontés ici tient en fait à peu de choses : Bacchus n’est pas une gonzesse. Si l’antiquité est absolument formelle sur un point, c’est bien celui du genre. On en compte grosso modo trois : homme, femme et entre les deux. C’est tout et ça suffit largement à expliquer et justifier à peu près n’importe quoi.
Dionysos ou la question du genre
Pratiquement tous les auteurs prêtent à Dionysos une apparence efféminée. À travers les Bacchantes d’Euripide notamment, Florence Gherchanoc a parfaitement démontré que Dionysos était à la fois homme et femme.
Pour rappel, cette tragédie écrite en 405 avant notre ère relate le retour de Dionysos à Thèbes, la patrie de son imbécile de mère et donc, la terre natale du dieu. Furieux des insultes que ses tantes ont fait à sa mère et en colère contre le roi Penthée, cousin de Dionysos, qui refuse de reconnaître son culte, le dieu décide de se venger de tout ce beau monde en même temps. Métamorphosé en mortel accompagné de bacchantes, il ensorcèle les femmes de la ville qui le suivent en délire dans la forêt pour une soirée orgiaque comme on n’en avait plus connu à Thèbes depuis bien longtemps. Un peu plus tard dans la tragédie, Dionysos insuffle une rage destructrice aux Bacchantes qui finissent par buter un nombre significativement inquiétant de personnes dans une transe tueuse tandis que la tragédie sert son lot de filicide involontaire et cathartique.
Pour parvenir à ses fins dans cette pièce, le dieu « prend une forme mortelle, se dote d’un corps masculin aux attributs masculins, mais il a l’apparence d’une femme ». Il est d’ailleurs décrit comme ayant le teint vermeil, les cheveux parfumés et « les yeux remplis du charme d’Aphrodite ». En termes greco-romains, on est sur de l’instagrameuse de première qualité.
À l’époque (qui n’a pas tellement changée finalement), ces codes sont clairement féminins et bien éloignés de l’idée que l’on se fait de la virilité. Dionysos parvient bien sûr à ses fins avec les jeunes filles. Mais demeure toujours l’idée de l’ambivalence de ce personnage dont la nature est homme mais qui porte les atours d’une femme, d’un personnage qui brouille les codes sociaux, ce qu’on tient pour acquis, comme la question du genre. Un sujet dont s’empare avec brio Hermès.
L’identité de Dionysos est double et, à bien y regarder, cette identité présente encore des points communs avec ses équivalents hindous. La forme Ardhanareshvara présentant un être moitié Shiva, moitié Pārvāti a de quoi troubler l’esprit du monothéiste réactionnaire le plus combattif. Or Ardhanareshvara n’est pas seulement une entité « sursexuée », elle incarne l’union ultime du masculin et du féminin, la symbiose parfaite des principes mâle et femelle dans l’Univers. La seule combinaison capable de répandre la vie.
Si Dionysos est autant homme qu’il est femme, s’il apporte la connaissance de la culture des céréales et des fruitiers aux hommes, s’il se balade à poil sur un tigre comme autant de déesses mères surpuissantes et régnant avec férocité (le félin l’incarne) sur la fertilité du monde, Dionysos n’est-il pas alors le mieux placé pour incarner l’automne ?
Lui, le fruit de l’union de l’avatar d’une déesse de la terre (parfois même de Déméter ou de Perséphone) et du dieu de la lumière, lui ce dieu ayant perdu une part de sa nature féminine au cours de son voyage de l’Inde vers la Grèce antique mais qui en a conservé son attribut majeur : son terrible compagnon félin.
Lorsqu’Alexandre revendiquait de coloniser l’Inde par l’antique présence de Dionysos sur ces terres, il eut été fort marri d’apprendre que les Indiens avaient davantage de légitimité à exporter le naan fromage au bord de la mer Égée que lui les feuilles de vigne farcies à Bombay. Ce long voyage de Dionysos et les influences qui l’ont façonné ont profondément enrichi ce dieu aujourd’hui étoffé de ses avatars à la fois masculins et féminins.
Entre le bassin méditerranéen, l’Orient et l’Inde de l’Antiquité, des cultes dionysiens enjaillèrent ça et là des populations qui entendaient célébrer dignement l’aide précieuse du dieu prodigue. Grâce à lui, on ne mourrait pas (trop) de faim, grâce à lui et/ou elle, la fertilité des sols garantissaient la pérennité de la vie humaine et son renouvellement.
L’automne n’est donc pas la saison morose dont tu te plains trop souvent. Tu te plains trop, de toutes façons. Certes, ton bronzage durement acquis s’affadit à mesure que les journées raccourcissent. Toi que Uber Eats épargne de la nécessité de récolter les fruits d’un dur labeur printanier et estival, te voilà bien étranger à cette célébration de l’automne. Pourtant, aussi bien que le printemps, cette saison porte la continuité de la vie essentielle aux humains depuis des milliers d’années. Ce Bacchus nudiste à cheval sur son tigre, une couronne de feuilles de vigne dans les cheveux, incarne par ses lointaines origines orientales, ce renouveau de la vie longtemps incarné par les seules Déesses mères. Le seul souvenir qu’il en garde tient à ce félin qui l’accompagne partout et qui, pour cause, n’est pas originaire de Grèce.
- CAUVIN Jacques, Naissance des divinités. Naissance de l’agriculture. La révolution des symboles au néolithique, Flammarion, Paris, 1998
- COULTER C.R., TURNER P., Encyclopedia of Ancient Deities, McFarland & Company, North Carolina, 2000
- VON COENEN D., Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, Brepols, Turnhout, 1992
- GHERCHANOC Florence, « Les atours féminins des hommes : quelques représentations du masculin-féminin dans le monde grec antique. Entre initiation, ruse, séduction et grotesque, surpuissance et déchéance», Revue historique 4/2003 (n° 628) , p. 739-791
- www.britishmuseum.org
- jfbradu.free.fr
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Magnifique article une fois de plus, je suis fan !
Très intéressant ce syncrétisme entre les mythes indous et grecs, développé avec les conquêtes d’Alexandre, ça me fait penser aux magnifiques sculptures gréco-bouddhiques du Gandhara.
Un vrai plaisir de vous lire, merciiiii !!!
Merci encore :))