Le malheureux martin-pêcheur ne suscita pas seulement la convoitise par son plumage luxuriant dans lequel des esprits inventifs voyaient déjà les plus beaux bijoux qui soient. La vie de couple du volatile attira très tôt l'attention des Chinois admiratifs. La renommée de l'oiseau semblait le promettre à un bel avenir. Ce fut dans les faits son arrêt de mort.
Bijoux en plumes de martin-pêcheur : un art traditionnel chinois
Aucune civilisation ne fut plus experte que celle de la Chine dans l’art de maintenir par d’élégantes épingles des coiffures aussi périlleuses que compliquées. L’Empire du Milieu avait, depuis bien longtemps, une longueur d’avance non négligeable en matière de virtuosité capillaire. Si la coiffure était époustouflante, elle le devait avant tout à ces épingles permettant à l’ensemble de courageusement braver les lois de la gravité. En ce sens, les créateurs des dits accessoires étaient coutumiers de pratiques qui n’auraient jamais obtenues l’aval de la PETA aujourd’hui.
Les ornements de cheveux, et particulièrement les épingles, ne sont pas une nouveauté en Chine, même dans son histoire la plus antique. Déjà vers 1200 av. J.C., la reine Fu Hao, épouse du roi Wu Ding de la dynastie des Shang, fut enterrée avec pas moins de 527 épingles à cheveux en os ou en jade. Une collection suffisante pour coiffer plus de 250 jeunes filles au bas mot, et près du double si chacune d’elles acceptait une coiffure négligemment retenue par une unique épingle.
Ce genre d’accessoires n’était en aucun cas une mince affaire et les richesses découvertes dans la tombe de la reine Fu Hao indiquent clairement que les épingles avaient toute leur place dans la parure ostentatoire des femmes de pouvoir badass (la dame fut nommée Générale par son roi de mari et placée à la tête d’une armée de 25 000 soldats, tous parfaitement coiffés).
L’épingle à cheveux – bien plus que les coiffes, couronnes et autres diadèmes – est un indispensable, un basique, du quotidien capillaire de la société chinoise, et ce à toutes époques. Tout comme au Japon, le chevelure en Chine (et ailleurs) fait l’objet de nombreuses croyances et superstitions. Le cheveu est pour l’humain une bien curieuse affaire. Imputrescible, il est également synonyme de vitalité car il pousse sans cesse, même quelques temps après la mort. Trop long et en bataille, il nous rapproche dangereusement de l’animalité dont on essaie tant bien que mal de s’extirper. Trop court, il est une rigueur inquiétante ou une volonté de marquer son indifférence impérieuse (et presque toujours vaine) au temps qui passe, aux vanités et à la sexualité (les moines en sont l’exemple). Imprégné de phéromones aphrodisiaques, il est l’incarnation du désir diabolique pour des intégristes religieux à la pilosité bien trop souvent suspecte. Il est donc parfaitement logique que l’ornement des cheveux soit tout, sauf anodin.
Pressentant la sûreté de l’adage moderne « less is more », la culture chinoise se saisit de l’épingle dans sa plus simple expression pour la transformer en un support extravagant acceuillant l’art le plus étrange qui ait impliqué des volatiles. Régulièrement en forme de baguette ou d’une épingle à deux branches, les épingles à cheveux chinoises se parèrent d’une incroyable variété de motifs et d’une débauche de matériaux dont l’emploi indiquait sans équivoque qui avait des tunes et qui en était dépourvu. Cette méthode qui jusqu’à aujourd’hui n’eut jamais à supporter aucune contradiction s’est pourtant étonnement attachée à des matériaux pourris, comme le plastique, dont la valeur était seulement augmentée par l’application d’un logo, lui-même aussi pourri que son support.
D’ailleurs, si l’épingle à cheveux est communément l’apanage des femmes, elle n’en est pas moins appréciée de la gente masculine, celle qui, en un heureux sursis, n’est pas encore frappée de calvitie. Tout de même, l’épingle, jusque dans son nom, renvoie davantage aux femmes qu’aux hommes, dans une société alors épargnée par le débat stérile du non-genré. Durant l’antiquité, l’épingle se dit jī (笄), signifiant à la fois « épingle » et « jeune fille », une dénomination sans doute héritée de la tradition qui voulait que l’on offrit une épingle à cheveux à la jeune fille de 15 ans, alors en âge de se marier, avant d’être vieille et nulle, vers l’âge de 17 ans. Cela atteste en tous cas – et j’enfoncerai le clou tout à l’heure – que le lien entre l’objet et sa charge symbolique est intimement associé à la chevelure.
La malchance du martin-pêcheur
Dans bien des domaines, les Chinois eurent le soin de ridiculiser par la technologie ou l’esthétique nombre de cultures pourtant animées d’un redoutable esprit de compétition. La poudre noire en fut un exemple notoire, les bijoux et épingles en plumes de martin-pêcheur en furent un autre.
L’art dit tian-ts’ui, signifiant littéralement, « parsemé de martin-pêcheur » n’a pas d’équivalent à la hauteur de son raffinement et de l’ampleur du massacre nécessaire pour y parvenir. Ce laborieux et onéreux procédé ne sembla pas passionner les foules car trouver une description vraisemblable et sérieuse de la technique est une gageure. Gageure que je t’épargne, par pur altruisme. Mary Parker Dunning (née aux Etats-Unis en 1879) eut pour nous le bonheur de décrire cet artisanat dans son ouvrage Mrs. Marco Polo Remembers :
« J’ai acheté une épingle en plume de martin-pêcheur. La base de l’épingle se compose d’argent bon marché. Puis, le merveilleux artisan, un patient lunetier chinois, saisit une barbe de l’aile de l’oiseau [nda : précisons que la bestiole est morte à ce moment précis], la passe dans un peu de colle et l’étend sur la base d’argent. Puis une nouvelle barbe, qu’il étend à côté de la première. Puis une autre et une autre encore, sans fin, causant mal de tête et fatigue des yeux, jusqu’à ce qu’il ait disposé les filaments de l’aile de l’oiseau si proches les uns des autres qu’ils semblent être une pièce d’émail. »
Si les Européens s’accordaient la palme des idées tordues avec la marqueterie Boulle faite d’écailles de tortue et de laiton, les Chinois avaient tout le loisir de gentiment leur rappeller qu’en matière de techniques chelous, ils dominaient le sujet bien avant que les ébénistes d’Europe de l’ouest ne commencent à s’amuser avec leurs premiers trusquins.
Et reconnaissons que le résultat de cet art plumassier est à la hauteur des misères innombrables qui advinrent aux malheureux martins-pêcheurs d’Asie.
Comme l’a esquissé Mary Parker Dunning, il faut, pour créer un tel bijou, que l’artisan commence par préparer une plaque d’argent. Sur cette plaque, il soude des fils de fer qui forment les contours du motif dans lequel il placera les plumes. Il s’agit, pour sa préparation, d’un art qui emprunte à la création des émaux cloisonnés. Puis, il faut coller sur cette plaque les plumes bleues et vertes de l’oiseau.
La colle permettant de maintenir les fines barbes de la plume est le plus souvent composée de poisson et d’algues. Cette colle spéciale très transparente s’applique chaude et permet d’obtenir un aspect vitreux rappelant, encore une fois, les émaux.
Le travail est long, méticuleux, laborieux et exige beaucoup de concentration. Il réunit ainsi tous les critères propres à faire exploser le prix de vente. Curieusement, c’est pour son travail mêmement pointilleux mais ramené à un coup honteusement bas que la Chine est aujourd’hui connue. Une caractéristique contemporaine inverse à la célébrité de son art plumassier d’antan.
Aussi, le martin-pêcheur n’ayant pas le gabarit gras et généreux d’une poule de Barbezieux, un nombre considérablement élevé de ces volatiles fut nécessaire pour parvenir à réaliser des pièces comme celles somptueuses que l’on peut parfois admirer dans les musées ou dans de rares collections privées.
À la taille de l’oiseau s’ajoutait un intérêt mono maniaque et obsessionnel pour seulement une seule des couleurs de son plumage : le vert bleuté de son dos et de ses ailes. Le reste, poubelle.
L'iridescent vert-bleuté fascine depuis toujours les millions d'yeux de l'Empire du Milieu. Les poètes chinois médiévaux encensaient déjà ce bleu-vert chatoyant de l’oiseau dont on ne se lassait pas d'admirer la grande beauté.
Coiffe en plumes de martins-pêcheurs. Chine, dynastie Qing (1644 – 1912), XIXe siècle © MAD Paris
Affublés d’un sens aigu du cynisme et de l’ironie, les Chinois cultivèrent ces traits aussi singuliers qu’enviables en ne manquant pas de souligner régulièrement la malchance du martin-pêcheur. Tellement beau qu’il attise la convoitise de l’homme et de ses filets, l’oiseau signe son arrêt de mort par sa livrée colorée qui le fait admirer de tous. Cet embarrassant problème fut notoirement – et de tout temps – épargné aux pigeons.
La vie de couple aviaire comme un modèle de vertu : la fatale exemplarité du martin-pêcheur
Bien qu’il ne fasse aucun doute que la couleur de son plumage soit la raison première de son massacre, il existe tout de même une autre raison pour laquelle le martin-pêcheur avait toutes les chances de ne pas devenir à Pékin l’équivalent d’un rat bionique à Paris.
Le martin-pêcheur est très présent en Chine durant la saison chaude mais la bestiole est frileuse et ne demande pas son reste dès que se font ressentir les premiers frimas. Pour d’évidentes raisons de confort climatique, le volatile s’envole vers le sud. Malheureuse coïncidence, son retour migratoire en Chine coïncide avec le printemps et l’éclosion de la fleur de lotus sur laquelle il se pose joliment. Le tableau est charmant mais bien malin celui qui saurait le saisir sur le vif puisqu’à peine posé, l’oiseau se fait plumer. Pourtant, ce ravissant thème artistique est un classique de l’art chinois et le martin-pêcheur posé sur son lotus raisonne comme l’évocation poétique du retour de l’été dans nombre d’œuvres chinoises.
L’affaire aurait pu en rester là. Mais il fallut que l’oiseau choisisse précisément ce lotus épanoui comme scène de théâtre pour ses parades nuptiales. Il n’en fallait pas plus à la culture chinoise : ni une ni deux, l’oiseau sur son lotus devint un symbole de vertu et de fidélité conjugale. Car ce lotus, fleurissant élégamment en s’élevant au-dessus du limon, incarne le symbole parfait de la pureté, de la perfection et de la fertilité. Il est également le trône de Bouddha et le symbole de l’immortelle He Xiangu. Or, une fois connues et croisées les symboliques des deux protagonistes de l’allégorie de l’été, apparaît avec netteté une délicieuse métaphore de la parfaite petite épouse (de 15 ans) !
En prêtant (de mauvaise grâce) le vert-bleuté lumineux et éclatant de ses plumes aux bijoux féminins, le martin-pêcheur devint un symbole de féminité. D’autant que les épingles les plus raffinées étaient sans surprise réservées aux femmes.
Reprenons : les femmes doivent tendre vers un idéal de pureté et de fertilité (deux notions parfaitement contradictoires qui ne laissent aucune chance aux représentantes du genre de se voir épargnées du qualificatif de « putain », sauf évènement littéralement miraculeux). Les femmes doivent donc prendre modèle sur le lotus (de là à dire qu’elle doivent faire figure de plante décorative, il n’y a qu’un pas). En ce sens, leur chevelure joue un rôle capital (souviens-toi de la cérémonie qui voit une jeune fille en âge de se marier recevoir une épingle à cheveux). Or quoi de mieux qu’une épingle faite du plumage même de l’oiseau vertueux et fidèle par excellence ? La prophylaxie est convoquée pour faire de la future épousée un modèle de moralité, de chasteté, de fécondité. Des attentes, sommes toutes, mesurées et parfaitement raisonnables.
Et de plumer à tout va le malheureux volatile pour orner les plus excentriques coiffes de mariage, les vêtements les plus luxueux et les accessoires les plus raffinés.
Cet artisanat essentiellement chinois s’éteignit dans les années 1940, au moment où le communisme entendait détrôner le lotus en tant que modèle de vertu. Puisqu’elles exigeaient beaucoup de plumes de ce si petit oiseau, ces œuvres plumassières furent la cause d’un massacre à grande échelle des martins-pêcheurs de Chine. Il n’en resta bientôt plus un seul et les Chinois durent s’approvisionner auprès des Cambodgiens. À leur tour, ces derniers massacrèrent méticuleusement les oiseaux qu’ils vendirent à bon prix aux Chinois. Ce commerce florissant fut tel qu’il est à compter comme une contribution non négligeable à la richesse de l’empire Khmer.
- BJAALAND WELCH P., Chinese Art: A Guide to Motifs and Visual Imagery, Tuttle Publishing, USA, 2013
- CLARK I., Chinese hairpins, “Rhapsody in Blue”, Magdalen College, University of Oxford. Pitt Rivers Museum.
- JACKSON B., Kingfisher Blue : Treasures of an Ancient Chinese Art, Ten Speed Press, USA, 2001
- PIMPANEAU J., Chine, culture et traditions, Picquier Poche, Paris, 2015
- www.britishmuseum.org
- www.guimet.fr
- maas.museum/
- www.metmuseum.org
- www.ichibanantiques.com
- photographyhides.co.uk
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Superbe ! 🤩