Une fois les Conquistadores installés dans un territoire nouvellement baptisé Nouvelle-Espagne, l’art des objets précolombiens en plumes colorés ne disparaît pas mais subit de plein fouet la domination catholique. De nouvelles œuvres apparaissent : ces tableaux ou mosaïques de plumes illustrent désormais des sujets chers à l’Église.

Saint Pierre, Nouvelle Espagne, XVIIe siècle. Mosaïque de plumes et papier sur cuivre. Museo del Convento de Guadalupe Zacatecas. © Luisa Elena Alcalá

Tout cramer

Alors que les conquistadors espagnols soumirent peu à peu les populations sud et méso-américaines au XVIe siècle, les élites de ces illustres civilisations n’entendirent pas leur céder ce qu’ils avaient de plus précieux. Les plumes colorées faisaient partie de ces inestimables trésors.

Plusieurs chroniqueurs rapportèrent que les Incas firent brûler leurs parures, leurs vêtements et tous leurs ornements en plumes afin que ces derniers ne tombent pas dans les mains peu respectueuses des amateurs de tapas. Il serait néanmoins fâcheux de sous-estimer le talent des missionnaires catholiques en matière d’intolérance crasse et de destruction sauvage. Ces derniers eurent tôt fait de réduire en cendres d’innombrables sanctuaires, les idoles qu’ils contenaient, allant même jusqu’à brûler les momies des ancêtres. Le même phénomène se produisit en Méso-Amérique. Pour te donner une idée de la tragédie que fut, à n’en pas douter, la destruction de ces œuvres pour leurs propriétaires, je t’invite à lire cet article et celui-ci.

Détail de Saint François en prière, travail anonyme du XVIIe siècle. Nouvelle-Nouvelle-Espagne (Mexique). Hauteur : 25 cm © Rouillac

Or, bien qu’ils n’eurent pas la main leste sur le chalumeau, les Espagnols n’en furent pas moins éblouis par la magnificence de ces objets de plumes. Couleurs superbes et inimitables, brillance et iridescence rivalisaient avec tout ce que ces hommes habitués aux métaux et pierres précieuses connaissaient. Alors, une fois la conquête achevée, les artisans locaux furent réquisitionnés.

Dans la très humblement nommée Nouvelle-Espagne (couvrant le Mexique, toute l’Amérique centrale, plusieurs états américains actuels et les Philippines), les conquistadores placèrent sous tutelle les ateliers des amantecas (les artisans aztèques des plumes). Désormais, il n’était plus question de se répandre en fantaisies païennes. Serpents à plumes et autres jaguars n’étaient plus les bienvenus (aux yeux bienveillants des fanatiques catholiques). À l’aide des estampes déjà nombreuses en Europe, les missionnaires entreprirent d’évangéliser tout ce beau monde.

Syncrétisme forcé

Durant les premières années de la Vice-royauté de Nouvelle-Espagne (1535 – 1821), l’art précolombien fut incorporé au repartimiento, un système de travail forcé dans lequel les malheureux amantecas, peu ou pas rémunérés pour leur travail, étaient également soumis à l’anonymat. En usant de la précieuse symbolique et de la valeur des plumes aux yeux des autochtones, les colons entendaient opérer dans l’esprit de ces derniers un syncrétisme qui les mènerait tout droit vers Jésus qui n’est que tolérance et bienveillance, tout le monde sait ça. Désormais, toutes ces oeuvres de plumes seraient destinées à la seule figuration de sujets catholiques. 

La Sainte Famille, Nouvelle Espagne, XVIIe siècle. Plumes sur papier et cuivre. Capilla del Espíritu Santo, Catedral Metropolitana de Puebla (Capilla Ochavo) © Luisa Elena Alcalá

Cette évangélisation fourbe et forcée fut massivement appuyée par l’utilisation de gravures produites en masse en Europe et continuellement brandies par les missionnaires. Les rares œuvres subsistant sont la preuve même de cette influence. Les religieux exigeant que soient reproduites en plumes des peintures ou des estampes qu’ils donnaient pour exemple, les amantecas asservis s’exécutèrent sans chercher à apporter de trop grandes modifications. 

La stigmatisation de saint François, Nouvelle-Espagne, circa 1555, gravure sur bois. Mexique, 1571 © Luisa Elena Alcalá
Saint François, Nouvelle Espagne, XVIIe siècle. Mosaïque de plumes et papier sur cuivre. Museo del Convento de Guadalupe Zacatecas © Luisa Elena Alcalá

C’est ainsi qu’aujourd’hui, il est aisé de reconnaître les influences directes de ces oeuvres européennes sur cet art inédit méso-américain. Nombreuses sont les compositions de tableaux de plumes évoquant – voire reproduisant fidèlement – des éléments figuratifs du gravures sur bois bien connues de la fin du XVe siècle. 

Le trait noir de contour qui isole chaque élément est également le souvenir du trait noir des dessins imprimés.

Notre Dame du Rosaire, avec saint Dominique et saint Francis, Nouvelle Espagne, XVIIe siècle. Mosaïque de plumes et papier sur cuivre. Musée Franz Mayer, Mexico City © Luisa Elena Alcalá

Les œuvres graphiques ne furent pas les seules à influencer cette nouvelle production artistique. Le mobilier eut également un impact sur la création de ces tableaux de plumes. Un certain nombre de cadres feints imitent directement le mobilier de pierres dures très apprécié depuis la Renaissance. Quant à la mise en scène des paysages et des éléments urbains, les mosaïques de plumes semblent puiser dans la marqueterie les ressources nécessaires pour créer une impression de profondeur. 

Saint Jean le Baptiste, Nouvelle-Espagne, XVIIe siècle. Plumes et papier sur cuivre. Chapelle du Saint Esprit, Cathédrale de Puebla. © Luisa Elena Alcalá

Le business de la dévotion

Il est aujourd’hui difficile d’évaluer l’importance de cette production en Nouvelle-Espagne. L’absence d’inventaires n’aide pas. Plusieurs témoignages du XVIIe siècle suggèrent que l’acquisition de telles œuvres était extrêmement coûteuse, lente et difficile. Lente et difficle, on l’imagine lorsque l’on admire la complexité de ces tableaux. Si elles étaient effectivement coûteuses, il ne fait aucun doute que le brouzouf tombait directement dans les poches des soutanes et non dans celles des amantecas. Devenus en Europe des œuvres très appréciées des cabinets de curiosités des prélats et des grands princes, l’historien de l’art Pascal Mongne rappelle que le but de ces tableaux 

n’était pas seulement de montrer la qualité des arts que les missionnaires considéraient dignes des plus grandes réalisations de la Renaissance, mais – surtout – de représenter les progrès réalisés dans la conversion du Nouveau Monde et la volonté de la population locale d’accepter le christianisme.

Saint Pierre, Nouvelle-Espagne, XVIIe siècle. Plumes et papier sur cuivre. Chapelle du Saint Esprit, Cathédrale de Puebla. © Luisa Elena Alcalá

La petite taille presque systématique (environ une trentaine de centimètres de hauteur) des mosaïques de plumes offre un format quasiment identique à celui des estampes et des peintures sur cuivre. Ces deux derniers supports ont en commun d’être faciles à produire et très appréciés dans le cadre d’une large production d’images dévotionnelles au début de la période moderne. Ce consumérisme religieux s’appliqua-t-il également aux tableaux de plumes ? La plume et son symbolisme universelle de médiation avec le ou les dieux auraient probablement apporté une nouveauté sur un marché aux matériaux classiques (peinture, sculpture, gravure) bien ancrés. Certaines commandes spécifiques  tendent à laisser penser que ces plumes étaient, comme pour les autochtones, un matériau de luxe. Le caractère luxueux de ces tableaux tenaient certainement aussi à la mimésis privilégiant des genres artistiques qui étaient connus des riches collectionneurs. 

Saint Jean l'évangéliste (Nouvelle-Espagne, XVIIe siècle), mosaïque de plumes et papier sur cuivre (Collection Daniel Leibsohn, autorisation de Hirmer Verlag) © Hyperallergic

Si ces mêmes amateurs de tableaux religieux en plumes avaient été confrontés aux objets et accessoires des civilisations précolombiennes, peut-être auraient-ils reconnus la magnificence de l’effet sans pour autant adhérer au caractère païen (et peut-être les auraient-ils finalement écarté de leurs collections).

Or ces œuvres synthétisant l’artisanat de luxe des civilisations soumises et l’iconographie des pouvoirs politiques et religieux dominants ouvrirent un nouveau champs d’expression. L’opportunité fut donnée aux commanditaires européens d’ancrer leur prestige dans cette révolution culturelle que fut à l’époque la découverte puis la soumission des civilisations d’Amériques.

  • ALCALA Luisa Elena, "Reinventing the Devotional Images : Seventeenth Century Feather Paintings" in Images Takes Flight, Feather Art in Mexico and Europe 1400-1700, eds. Alessandra Russo, Gerhard Wolf, and Diana Fane. 2015.
  • BERDAN Frances, « Circulation of Feathers in Mesoamerica », Nuevo Mundo Mundos Nuevos [En ligne], Colloques, mis en ligne le 21 janvier 2006
  • Brown, Mary B., The Emergence of the Bird in Andean Paracas Art. c. 900 BCE - 200 CE (2016). CUNY Academic Works
  • Collectif, L'art de la plume en Amazonie, Mona Bismarck Foundations, 2001
  • Sous la direction d'Heidi KING, Peruvian Featherworks, Art of the Precolumbian Era, MET Publishing, distribué par Yale University Press, New Haven and London, 2012
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  • PREVOST B., L'ars plumaria en Amazonie, pour une esthétique minoritaire, in "Les apparences de l'homme", dossier coordonné par Gil Bartholeyns, 52-9, 2011 in Civilisations, Revue internationale d'anthropologie et de sciences humaines.
  • WILKINSON D., The influence of Amazonia on state formation in the ancient Andes, Antiquity Publications Ltd, 2018antiquity 92 365 (2018): 1362–1376