Tristement en voie de disparition dans nos villes modernes, le heurtoir caractérisa longtemps les maisons et par extension leurs habitants. Puis vint le fléau électronique : la sonnette. Histoire des heurtoirs, monstres défenseurs des portes.

Heurtoir à tête de lion et serpents, Hôtel des Monnaies, quai de Conti à Paris. © Eugène Atget

Puisque tu ne l’as pas demandé, je vais te donner mon avis : les heurtoirs sont sans commune mesure avec les sonnettes moches. Imposants, ils occupent avec force le devant d’une porte et sont propres à effrayer les témoins de Jéhovah. La sonnette, objet d’une remarquable insignifiance, n’a pas même le loisir d’émettre un son agréable.

Difficile de dire depuis quand existent les heurtoirs (évidemment depuis qu’il y a des portes, merci). Néanmoins, nous savons que ces objets furent d’abord de petits maillets suspendus à l’extérieur de la dite porte. Les marteaux venaient frapper sur une tête de clou plantée dans le bois ou bien directement sur ce dernier. À partir du XIIe siècle, un certain raffinement apparaît dans le domaine de la porte et les heurtoirs deviennent des œuvres de forgerons et de sculpteurs ciseleurs. D’abord en fer forgé, les plus exceptionnels furent réalisés en bronze, en laiton puis en acier au XIXe siècle.

Pourtant le heurtoir perd aujourd’hui du terrain au profit des sonnettes électroniques, elles-mêmes venues remplacer les sonnettes à tirage. Quoiqu’il en soit, la fonction de ces objets restent la même : avertir de la venue d’un étranger au seuil de la maison.

Il s’agit là de la fonction pratique et première du heurtoir (ou de la sonnette) mais l’être humain est, tu le sais, toujours en proie à faire le mariole. C’est pourquoi le heurtoir possède également une fonction ostentatoire et une fonction protectrice. Aussi fanfaron soit-il, l’être humain n’en mène pas large au moindre bruit inhabituel émanant de l’extérieur de sa maison. D’autant plus s’il fait nuit noire.

Heurtoir parisien © Reddit

Tire la chevillette, la bobinette cherra

Le principe même de la porte d’entrée est d’obstruer, nous sommes tous d’accord sur ce point. Or, un autre principe accompagne la porte :  d’un côté ou de l’autre de la porte, on y trouve toujours un inconnu. En général l’inconnu est à l’extérieur de l’espace obstrué par la porte c’est-à-dire à l’extérieur de l’espace privé, de la maison ou de cette cabane abandonnée au fin fond de la forêt des Carpates sans aucun moyen de communication ni éclairage dans un film de série B.

Cette obstruction de la porte est à la fois sa première qualité et son défaut majeur. Le heurtoir fut donc inventer pour permettre à « l’étranger » de s’annoncer, de prévenir de sa présence ce que l’on comprend comme une première preuve de bonne foi. Le heurtoir permet d’entrer en contact et de demander l’autorisation de pénétrer dans l’espace privé. Naturellement, rien ne garantit que la personne de l’autre côté soit digne de confiance.

C’est pourquoi on ne rechigna pas à pimenter l’objet d’un peu d’ostentation, la démarche s’appuyant sur le même principe que le roulage de mécaniques.

Après l’architecture extérieure, le heurtoir est le premier marqueur social qui annonce le rang de l’habitant au visiteur. Un heurtoir finement ciselé aux généreuses proportions prévient l’inconnu qu’il a à faire au gratin. Mieux vaut donc ne pas être la source de problèmes : les propriétaires possèdent les moyens de se défendre.

À l’inverse, un maillet pourri sur une petite porte moche imposera un respect très relatif. D’ailleurs, le heurtoir ne sera pas accessible aux pécores pendant plusieurs siècles pour la bonne et simple raison que leurs maisons furent longtemps équipées d’huis (les portes dont la partie supérieure est désolidarisée de la partie inférieure, permettant d’ouvrir l’une indépendamment de l’autre).

Heurtoir au lion et au serpent, Paris © Paris insolite

L’ostentation fait d’ordinaire très bien son job. Mais il est des choses que l’ostentation n’impressionne pas : les gens déterminés, les fantômes, les esprits malins et autres joyeusetés invisibles. Pour empêcher l’intrus de pénétrer, le heurtoir abat sa dernière carte : la fonction apotropaïque (fonction qualifiant la capacité à éloigner le mauvais sort et à conjurer le mal).

Le heurtoir est d’abord vu puis actionné par la main. C’est dire que le premier contact visuel se doit d’être suffisamment impressionnant pour passer l’envie aux intrus et autres êtres malveillants d’entrer dans la maison sans y être invité. Si l’inconnu persiste à vouloir entrer, le contact de sa main sur le heurtoir lui doit être suffisamment inconfortable pour abandonner définitivement toute velléité envers le propriétaire. Raison pour laquelle certaines personnes, à cause d’un heurtoir trop efficace, vivent dans la solitude la plus profonde.

Le heurtoir de porte adopte la forme d'êtres monstrueux dont la seule image éveille la peur. Une personne mal intentionnée se risquerait-elle à porter la main sur ces créatures semblant prêtes à bondir hors de la porte ? (La réponse est normalement "oui")

Heurtoir romain figurant une Méduse (dépressive). © Rick Casey

J'ai vu une grosse bête

Une agréable promenade dans n’importe quelle ville de France et de Navarre te permettra d’apprécier la multitude de formes, la diversité des modèles et des dimensions des heurtoirs. Quelques motifs se distinguent cependant : le lion et les têtes de Méduse auxquelles nous pouvons lier toutes sortes de monstres serpentiformes.

Commençons par Méduse. Pour ceux qui l’ignorent, il ne s’agit pas de ces animaux visqueux, filamenteux et souvent urticants. Ton manque patent d’assiduité en cours de littérature m’oblige à te rappeler que Méduse est une des trois Gorgones. Les deux autres étant ses sœurs Euryale et Sthéno (qui n’est pas la sainte patronne de la sténographie). Malheureusement, notre sémillante Méduse se fit lâchement décapiter par Persée. Cette chaleureuse famille de Gorgones vit en Libye (c’est important). C’est dingue de devoir te réexpliquer ça, à ton âge.

Voici un selfie de Méduse peint par le Caravage (1571 – 1610) en 1598.

Méduse vient d’être décapitée et son portrait est peint sur un bouclier, opérant une sorte de mise en abyme. Persée a pu décapiter Méduse en regardant le reflet de cette dernière dans son bouclier. Le bouclier fait donc office de miroir. Or le reflet dans le bouclier/miroir est celui du regardeur du dit miroir, à savoir ici le peintre : Caravage. Cette Méduse est donc un autoportrait de Caravage. Élémentaire mon cher Watson.

Huile sur cuir marouflé sur un bouclier en bois de peuplier (60 X 55 cm). L'œuvre est aujourd'hui conservée à la Galerie des Offices à Florence en Italie.

Ces trois ravissantes gorgones ont en commun plusieurs caractéristiques. Elles présentent des traits inhumains et terrifiants, leur tête est recouverte d’écailles de serpent quand les dits serpents ne sont pas enroulés autour de leur taille ou font office de chevelure. C’est d’ailleurs le cas dans la version que nous propose le Caravage, portrait étant, ne t’en déplaise, une version plutôt sexy de Méduse. Ajoutons à cela de grands crocs d’entre lesquels sort une langue démesurée dans une bouche en rictus. Les yeux exorbités et terrifiants forment un regard qu’on ne peut croiser sous peine de mourir pétrifié.

La simple description de Méduse suffit à démontrer que ce personnage possède toutes les qualités requises pour faire figure de heurtoir. Seulement ce n’est pas si simple. En effet si le stratagème fonctionnait parfaitement, même les propriétaires n’oseraient plus entrer chez eux. Or, la tête de Méduse est avant tout destinée à effrayer les étrangers à la maison, pas ses habitants.

Qui est vraiment Méduse ? Quels sont ses réseaux ?

Lorsque Persée décapita Méduse, le sang jaillit des deux veines de son cou. De la veine gauche coula un sang empoisonné tandis que de la veine droite s’écoula un sang capable de ressusciter les morts. De cette blessure ensanglantée naquirent Pégase, le cheval ailé transgénique, et Chrysaor, équidé tout à fait ordinaire.

Méduse est donc un personnage équivoque. Même morte, elle est capable de foudroyer de mort ou de (re)donner la vie par le seul pouvoir de son sang.

Antoine Bourdelle (1861-1929), Marteau de porte figurant la tête de Méduse. Plâtre, 1925. © Musée Bourdelle

Souviens-toi qu’elle est couverte de serpents. Or le serpent possède précisément les mêmes pouvoirs que Méduse : sa morsure peut être fatale et on l’a longtemps soupçonner d’hypnotiser les humains (car le serpent n’a pas de paupière ce qui lui donne un regard persistant). Enfin, son venin est depuis des temps immémoriaux l’ingrédient nécessaire à de nombreux médicaments.

Par ailleurs, Méduse résidait en Libye. C’est également en Libye que l’on retrouve la trace d’une des plus anciennes déesses-mères dont la principale caractéristique est d’être liée au culte du serpent, un animal chtonien apparenté à la naissance, à la mort et à la renaissance. La preuve en est qu’on trouve un serpent dans quasiment tous les mythes fondateurs de toutes les religions (pense aux deux naturistes qui écoutent les conseils diététiques de la bestiole au début d’un bouquin connu).

Méduse serait donc l’avatar d’une déesse-mère libyenne, aussi dangereuse qu’elle peut-être protectrice. Or, il existe de nombreuses déesses-mères issues de ces régions d’Asie mineure, toutes étroitement liées au culte du serpent (beaucoup sont des avatars les unes des autres, ce qui laisse penser à des adaptations régionales d’un seul et même concept religieux).

Parmi elles sont Astarté, Ishtar, Inanna ou encore Cybèle. Toutes présentent de fortes analogies avec Artémis au début de son introduction dans la mythologie par les Grecs. Artémis semble avoir été fortement imprégnées par les divinités autochtones d’Asie mineure auxquelles elle finit par se substituer. C’est sur le temple d’Artémis à Corfou que l’on retrouve notre Méduse :

Fronton du temple d’Artémis à Corfou, vers 590 – 580 avant notre ère.

Voici l’image de Méduse dans toute sa puissance : elle protège et défend la divinité (à laquelle elle est associée) ainsi que les visiteurs en gardant l’entrée du temple. Elle les protège comme elle pourrait tout aussi bien les tuer. Comme les serpents autour de sa taille, elle est le symbole de la vie et de la mort. Croiser son regard c’est croiser le divin et risquer d’éprouver sa puissance destructrice.

La question se pose : es-tu assez digne et pur pour prétendre regarder le divin dans les yeux ? Bien sûr que non. Méduse est donc LE motif qui tue (haha) pour un heurtoir classe et efficace.

Félindra, tête de tigre !

Deux gros félins accompagnent notre Gorgone de Cordou. J’ai déjà évoqué le lien très fort qui unit les déesses-mères aux félins dont l’espèce n’est d’ailleurs pas bien définie. Panthères, tigres ou lions ont des rôles évidents de protection aux côtés des déesses. Ces motifs que l’on rencontre à Suse en Iran vers 2200 avant notre ère, mais aussi en Crète à l’époque minoenne (2700 – 1200 avant notre ère) et dans la culture hittite au IXe siècle avant notre ère, voyagent et pénètrent en Europe via la Turquie. Ils étaient manifestement moins disciplinés que le nuage de Tchernobyl.

Le motif du félin protecteur – et particulièrement du lion – infuse dans toutes les cultures européennes au point d’en retrouver deux dans la tradition chrétienne, encadrant le trône de Salomon, près de la porte du Paradis.

Ces deux lions se nomment Terror Demonum et Terror Inimicorum (« celui qui fait peur aux démons » et « celui qui fait peur aux ennemis »). Des noms sans équivoque indiquant avec limpidité que les deux félins ne sont pas là pour bouffer du whiskas chaton. Ils font office de repoussoir à relous devant la porte du Paradis. En revanche, ils n’ont pas leur mot à dire concernant le choix de ceux qui peuvent ou non passer la porte. Un motif parfaitement adapté aux heurtoirs ainsi qu’à Fort Boyard (où les tigres remplacent gaiement les lions).

Bible française de la bibliothèque cantonale et universitaire de Fribourg Première moitié du XIVe siècle.

Il existe d’innombrables formes de heurtoirs de porte mais ces motifs de Méduse et de lions sont certainement les plus usités jusqu’au XIXe siècle. Ils portent une forte dimension symbolique et apotropaïque qui, même si elle n’est pas envisagée dans toutes ses références culturelles, évoque un inconscient collectif trouvant un parfait écho sur la porte d’un espace privé.

Les figures de Méduse et du lion sont des protecteurs à la fois rassurants et terrifiants. Ces nouveaux interphones équipés de caméra qui les remplacent aujourd’hui ont exactement le même rôle.

Heurtoir de l'époque romaine tardive ou du début de l'empire byzantin, entre le IIIe et le VIe siècle de notre ère. © LiveAuctioneers

Ces créatures tout à côté du divin (Méduse, Artémis ou Salomon) « jugent » de leur regard féroce la sincérité et l’absence de velléité du visiteur. Le regard étant le premier contact avec l’espace privé, tendre la main vers ces heurtoirs pour les « saisir » suppose des intentions aussi pures que du cristal sous peine d’être immédiatement foudroyé par la mort.

  • Berthier François. Le voyage des motifs. I. Le trône aux lions et la porte aux lions. In: Arts asiatiques, tome 45, 1990. pp. 114-123
  • DIBIE P., Ethnologie de la porte: des passages et des seuils, Éditions Anne-Marie Métailié, Paris 2012
  • Pellizer Ezio. Voir le visage de Méduse. In: Mètis. Anthropologie des mondes grecs anciens, vol. 2, n°1, 1987. pp. 45-61.
  • Ragusa, I. (1977). « Terror Demonum and Terror Inimicorum: The Two Lions of the Throne of Solomon and the Open Door of Paradise. » Zeitschrift Für Kunstgeschichte, 40(2), 93-114.
  • RAISI E., La figure de Méduse, réécritures ovidiennes entre le XVIe et le XVIIe siècle, thèse pour le doctorat de recherche des littératures de l’Europe Unie, Université de Bologne, 2011
  • TRIVELLONE A., Têtes, lions et attributs sexuels : survivances et évolutions de l’usage apotropaïque des images de l’Antiquité au Moyen Âge, Actes du colloque Actualité de l’art antique à l’époque romane, XXXIX Journées romanes de Cuxa, Cahiers de Saint-Michel de Cuxa, 39 (2008), p. 209-221
  • http://expositions.bnf.fr/atget/index.htm
  • http://art.rmngp.fr/fr