Suite et fin du triptyque consacré aux enseignes de chapeaux avec les enseignes profanes. Moins nombreuses et parfois plus énigmatiques que celles de pèlerinage ou de la Renaissance, elles n’en sont pas moins intéressantes.

Les enseignes de livrée

Préambule nécessaire : la livrée est au Moyen-Âge un vêtement aux couleurs d’une famille puissante ou d’un souverain. Elle est portée comme signe d’appartenance par le personnel de ces personnages puissants. C’est en quelques sortes l’ancêtre de l’uniforme des employés de Castorama ou celui, davantage seyant, des policiers et gendarmes. La livrée reprenait en général les couleurs du blason.

Par ailleurs, note bien que le Moyen-Âge édicta des règles strictes et complexes concernant la création des blasons et que ces règles s’enracinèrent dans les esprits. Les couleurs étaient limitées à l’or (jaune), l’argent (blanc), l’azur (bleu), le gueule (rouge), le sinople (vert), le sable (noir) et quelques couleurs secondaires. Les motifs étaient également récurrents puisque l’égo des seigneurs orientait davantage leurs goûts vers le lion plutôt que vers la taupe pour incarner la puissance de leur règne . Au XIVe siècle, ces emblèmes héraldiques devinrent de moins en moins lisibles ce qui favorisa l’apparition des badges puis de enseignes de livrée dont les compositions étaient tout à fait libres.

Les badges étaient personnels au seigneur. Fréquemment, on y retrouvait des symboles caractérisant l’individu (un animal, une plante ou un objet et, parfois, une devise ou une inscription). L’enseigne, d’abord conçue comme un bijou unique, fut bientôt dupliquée pour être offerte aux pécores sous la protection des puissants, un équivalent selon moi du cadeau de Noël impossible à revendre sur le Bon Coin. La livrée était déjà un outil fédérateur. L’enseigne de livrée devint un signe de reconnaissance politique et social.

Enseigne profane figurant un blason, XIIIe - XIVe siècle. Lille, Palais des Beaux-Arts © RMN-Grand Palais / Stéphane Maréchalle
Enseigne profane figurant un blason, XIIIe - XIVe siècle. Lille, Palais des Beaux-Arts © RMN-Grand Palais / Stéphane Maréchalle

Le vocabulaire employé dans la création des badges et des enseignes de livrée étant profane laissait libre court à aux fantaisies les plus érudites ou aux excentricités curieuses. D’ailleurs, le seigneur pouvait émettre autant de badges (ultérieurement déclinés en enseignes) que bon lui semblait. C’était à qui créait le plus beau, le plus érudit ou le plus drôle des badges. Un peu comme les gens rivalisent de Story Instagram aujourd’hui.

Les rébus étaient fréquents et les jeux de mots qui les composaient parfois incompréhensibles à notre esprit contemporain hermétique au second degré (coucou les réseaux sociaux).

Si l’enseigne de pèlerinage témoignait de l’engouement pour les grands sanctuaires et certains saints aussi adulés que Beyoncé, l’enseigne de livrée était quant à elle un formidable témoin des conflits violents et sanguinolents qui accompagnèrent joyeusement la guerre de Cent Ans (1337 – 1453).  Leur diffusion commença avec leur distribution à l’occasion des étrennes : le prince en faisait cadeau aux serviteurs de sa maison ou à ses compagnons les plus fidèles.

Enseignes de livrée au lion rampant de Castille. Fin du XIIIe siècle © Aleyma Tumblr

Immédiatement, ces bijoux – plus ou moins précieux selon le rang du porteur – étaient arborés de manière ostentatoire par les heureux élus. La qualité de ces objets allait du plomb et de l’étain pour le bas personnel à l’or, l’argent, les pierres précieuses et les émaux pour les personnages de haut rang. Le port ostentatoire de ces enseignes fut bientôt compris, en ces temps troublés, comme un signe de ralliement ou un objet partisan avec tout ce que cela comportait de fierté et de danger (puisque l’opposition au Moyen-Âge était régulièrement synonyme de mort foudroyante).

Nombre d’enseignes furent retrouvées au fond des fleuves et rivières si bien qu’on finit par nommer ces objets « Plombs de Seine ». Si le fait de jeter les enseignes de pèlerinage à la flotte peut trouver une explication dans une croyance apotropaïque, balancer les enseignes profanes relevait peut-être tout simplement de l’instinct de survie !

En pleine guerre de Cent Ans, le conflit entre Armagnacs et Bourguignons s’engage vers une guerre civile ponctuée de délicieuses exactions. Le pouvoir basculant rapidement dans un camp puis dans l’autre, il était peu opportun d’afficher ouvertement ses opinions à moins d’être d’un tempérament mélancolique et suicidaire. Car chaque camp offrait à tous les habitants (et surtout ceux qui ne demandaient rien) des enseignes de leur champion, Armagnac ou Bourguignon. Ces petits objets étaient de médiocre qualité en étain ou en plomb afin de répondre rapidement et en grande quantité aux exigences de deux maisons. Ceux qui les refusaient avec outrecuidance ou – pire ! – ceux qui ne portaient pas celles correspondant à la mode du moment étaient tout simplement tués ou balancés dans la Seine (inutile de préciser que la grande majorité ne savait pas nager).

Enseigne "Du Guesclin" distribuée par le clan Armagnac. Musée des termes de Cluny à Paris. Fin XVIe - début XVe siècle © RMN-Grand Palais (musée de Cluny - musée national du Moyen-Âge) / Gérard Blot
Enseigne du parti du Dauphin (Armagnacs), Fin XIVe / début XVe siècle © RMN-Grand Palais (musée de Cluny - musée national du Moyen-Âge) / Gérard Blot

L’auteur du Journal d’un Bourgeois de Paris rapporte que les Armagnacs distribuèrent leurs enseignes partout dans la ville

interrogeant dans les maisons si les habitants possédaient l’enseigne, si ce n’était pas le cas les hommes étaient tués et les femmes et les enfants noyés.

On comprend l’empressement de certains à balancer à la hâte leurs enseignes partisanes à l’onde parisienne… La distribution de tracts sur les marchés et à la sortie du métro devrait donc t’apparaître, je l’espère, comme un moindre mal et décupler ton amour pour la démocratie.

L’enseigne profane, modeste ou luxueuse, s’attache à inclure l’individu qui la porte dans une communauté ou bien à le prémunir de forces malveillantes. Cet "œil" symbolisait la sagesse et devait permettre d'écarter le mal. Cira 1520.

© Museum fur Kunst und Gewerbe, Hambourg

Les enseignes ne furent pourtant pas réservées aux seuls champs de la religion ou de la politique. Toute la société était concernée par ces objets.

Les enseignes profanes

Les enseignes profanes sont incroyablement nombreuses. En plus des enseignes politiques, elles furent longtemps le signe d’appartenance à une communauté. Dans cette société médiévale très structurée et hiérarchisée, l’apparence est importante car elle permet d’identifier, de reconnaître et de « classer » un individu (sinon hop au bûchééééééé #kaamelott). Les seigneurs ont leurs propres enseignes mais le peuple possède également les siennes. Les groupes de métiers et d’artisans notamment conçoivent leurs propres enseignes, enseignes qui se transformeront au cours du Moyen-Âge et de la période moderne pour devenir les crochets de tablier encore fréquents chez les artisans de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle.

Sachant que tu n’es pas le dernier pour la gaudriole (la fréquentation de l’article sur l’histoire des godemichets me l’a prouvé), voici un type d’enseignes dites « érotiques ». Elles se retrouvent en France ainsi qu’en Angleterre ou aux Pays-Bas :

Phallus ailé bipède à clochette. XIVe - XVe siècle. © RMN-Grand Palais (musée de Cluny - musée national du Moyen-Âge) / Michel Urtado

Le motif du phallus ailé aussi comique soit-il n’est pas un thème propre au Moyen-Âge, preuve en est celui-ci datant de l’époque romaine et retrouvé lors de fouilles archéologiques à Poitiers. Encore aujourd’hui, le motif perdure avec autant de ténacité qu’une huître s’accroche à son rocher.

Ces enseignes sont très fréquentes et communes (et pas seulement sur les portes des toilettes des collèges). Parfois ces phallus, non content d’être ailés, sont aussi bipèdes et portent une clochette (concernant ce détail je ne saurais trop te recommander la lecture du mini-article sur les clochettes). Il ne s’agit pourtant pas ici d’une publicité de mauvais goût à la gloire d’un spectacle interlope de Pigalle ou de Las Vegas.

Depuis l’Antiquité des vertus protectrices, des vertus de fertilité et de fécondité sont prêtées au phallus. À Rome, ce motif fut associé à Priape et se diffusa au fur et à mesure que s’étendait l’empire romain. Son héritage dans l’iconographie du Moyen-Âge est indéniable mais sa présence dans certaines églises tend également à prouver que le phallus ailé possédait partout une valeur apotropaïque (même chez Dieu où pourtant c’est rarement la fête du slip).

Pendentif à forme de phallus en bronze d'époque gallo-romaine. Découvert à Poitiers. © Alienor.org, musées de Poitiers
Modillon phallique de l'église romane de Sainte-Colombe en Charente. XIIe siècle © Pinterest

Dans un autre genre, des enseignes figurant des femmes nues exhibant leur sexe à la manière des Sheela-na-gig (figures grotesques médiévales très présentes en Angleterre) semblent porter elles aussi une valeur apotropaïque.

Enseigne profane figurant une femme nue exhibant son sexe. Étain XVe siècle. © RMN-Grand Palais (musée de Cluny - musée national du Moyen-Âge) / Michel Urtado

Plusieurs centaines d’enseignes de toutes sortes furent retrouvées à l’occasion des dragages des fleuves et rivières d’Europe au XIXe siècle. D’abord peu considérées, ces enseignes se révélèrent riches d’enseignement sur la culture médiévale du XIe au XVIIe siècle. Il serait vain de prétendre en faire le tour mais j’ose espérer que ces trois articles t’auront éclairé sur ces objets trop peu connus et pourtant fort passionnants !

  • BERGER J., Les enseignes de pèlerinage du Puy, épreuves extraites de : Jubilé et culte marial (Moyen Age - époque contemporaine), B. Maes, D. Moulinet, C. Vincent (dirs), (actes du colloque international organisé au Puy-en-Velay, du 8 juin au 10 juin 2005), Saint-Etienne, 2009, p. 87-114.
  • BRUNA D., “De L'agréable à L'utile : Le Bijou Emblématique à La Fin Du Moyen Age.” Revue Historique, vol. 301, no. 1 (609), 1999, pp. 3–22
  • BRUNA D., Les enseignes de pèlerinage et les coquilles Saint-Jacques dans les sépultures du Moyen Age en Europe occidentale. In: Bulletin de la Société Nationale des Antiquaires de France, 1991, 1993. pp. 178-190
  • BRUNA D., Les récentes acquisitions d'enseignes de pèlerinage et d'enseignes profanes au Musée national du Moyen Age. In: Bulletin de la Société Nationale des Antiquaires de France, 1995, 1997. pp. 349-360
  • BRUNA D., Témoins de dévotion dans les livres d’heures à la fin du Moyen-Âge, Revue Mabillon, n.s., t.9 (= t.70), 1998, p. 127 – 161.
  • BRUNA D. Un moule pour enseignes de pèlerinage à l'image de la «Belle Vierge » de Rastisbonne. In: Bulletin de la Société Nationale des Antiquaires de France, 1992, 1994. pp. 317-324;
  • BURKARDT A., L'économie des dévotions: Commerce, croyances et objets de piété à l'époque moderne, Presses universitaires de Rennes, Rennes, 2016
  • CAHANIER S., Les boutons-enseignes, un groupe original d’enseignes religieuses des XVe et XVIe siècles. Article paru dans Revue Mabillon, n. s. t. 18 (= t. 89), 2017, p. 173-215.
  • GAUMY T., Chapeaux, chapeliers et autres couvre-chefs à Paris (1550-1660) Aspects économiques, sociaux et symboliques. Thèse présentée à l’École des Chartes en 2012
  • HACKENBROCH Y., Enseignes : Renaissance Hat Jewels, SPES (août 1996)
  • LABAUNE-Jean F., « Quelques enseignes de pèlerins et des moules de production de petits objets en plomb découverts à Rennes », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest
  • STAHULJAK Z., Pornographic Archaeology: Medicine, Medievalism, and the Invention of the French Nation, University of Pennsylvania Press, 2013
  • THUAUDET O., La pratique du pèlerinage en Provence à la fin du Moyen Âge et au début de l’époque moderne d’après les enseignes et les ampoules. Archéologie Médiévale, CRAHAM, 2017, 47, pp.89-129
  • WARDROPPER, Ian. “Between Art and Nature: Jewelry in the Renaissance.” Art Institute of Chicago Museum Studies, vol. 25, no. 2, 2000, pp. 7–104.