Bien mieux que la perche à selfie, la carte électorale est le meilleur instrument pour distribuer du like. Longtemps discriminante - ce qui fait d'elle un objet hype - avant d’avoir tardivement bénéficié d’une démocratisation totale et sans condition, ce bout de papier mérite toute ton attention.

Carte d'électeur pour la Convention, département de Paris, 1792 © Paris Musées Collections

Passage de pouvoir

L’été 1789 à Paris fut au pouvoir royal ce que la mini jupe en skaï fut à l’élégance : une agression. À Versailles, on découvrit une toute nouvelle amertume au goût des truffes et, pressentant que ces ingrats de gueux allaient bientôt couper court – un peu trop littéralement – à la perruque poudrée, nombre d’aristocrates s’empressèrent de plier bagage pour aller voir là-bas s’ils y étaient. Les nouvelles idées politiques n’étant pas franchement favorables au maintien d’une monarchie de droit divin, le roi dût accepter certains compromis mais donna finalement et littéralement de sa personne pour acter l’avènement d’un nouveau système politique en France.

Dès 1790, une nouvelle organisation administrative se met en place. On réalise brutalement que Dieu ne serait pas vraiment le grand faiseur des souverains régnants et qu’il s’agirait, selon les sources, d’une sournoise escroquerie échafaudée par des mecs un peu plus malins que les autres, préférant le champagne et les parties de chasse à l’eau croupie et la famine. Compréhensible. Reconnaissons d’ailleurs que le tiers-état manque alors cruellement de raffinement (et d’hygiène).

Finalement, on se met d’accord pour que les choses changent, mais pas trop. Le nouveau système est sans difficulté moins élitiste que la monarchie de droit divin dans son mode de fonctionnement. Mais la discrimination demeure par tradition et favorise une certaine bourgeoisie qui se voit assez bien récupérer les privilèges et les richesses des aristocrates sans avoir à porter les perruques mitées de la noblesse.

Dorénavant, tous les citoyens sont considérés comme égaux, car ça ne coûte rien. Mais la participation à la vie publique et au gouvernement requiert l’indépendance (financière) et l’instruction. Les heureux élus dits « citoyens actifs » sont donc pour la plupart des propriétaires aisés. Pressentant que certains crieraient à l’inégalité, l’Assemblée constituante mit en place un régime d’étagement des droits politiques d’après des seuils fiscaux ; une sorte de large spectre donnant plus ou moins de pouvoir selon qu’on possède plus ou moins de brouzouf. Par pure logique, ces seuils excluaient les pauvres. Parce que les pauvres, non contents d’être pauvres, étaient nuls aussi (probablement un lien de cause à effet).

Les citoyens « passifs » rassemblent sans surprise les femmes, les personnes en état d’accusation, les faillis, les insolvables et les domestiques.

Carte d’électeur pour la Convention, département de Paris, 1792
© Paris Musées Collections
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Ces individus passifs, on s’en doute, recevaient en échange de leur incapacité civique le privilège de la reconnaissantes ; non pas des actifs mais envers eux, puisque rien n’est plus délicieux que de sacrifier sa vie « secondaire » pour des personnes qui, elles, sont importantes. Nul besoin dans ce cas de leur demander leur avis ou leur sentiment concernant le sujet électoral, l’ingratitude étant alors un mal répandu, ils auraient pu être négatifs.

Égalité relative

L’impartiale et superbe égalité ayant fait son devoir, les « citoyens actifs » se virent remettre une carte civique, attestant de leur droit au vote. Cette carte est l’ancêtre de nos cartes d’électeurs. Son aspect est laissé au bon soin de chaque commune laissant la porte ouverte à une organisation la plus chaotique qui soit.

L’objet est d’abord une convocation à une « assemblée » ou à une « réunion d’électeurs » s’adressant à un individu identifié par quatre indicateurs qui fondent l’identité civique : le nom, les prénoms, la date de naissance et la demeure ou domicile. On trouve même pendant longtemps la profession de l’électeur. Il s’agit ni plus ni moins que d’un recensement (mais de ceux qui comptent. Encore une fois les femmes, les domestiques, les pauvres ou tout autre individu quelconque ne peuvent décemment pas être pris en compte).

Quant à l’aspect de ces premières cartes, on compte une multiplicité de formes (horizontale ou verticale) et de couleurs, variant selon les villes et trahissant les tâtonnements de l’État dans la mise en place d’un système uniforme et impartial.

Verso d'une carte d'électeur pour la Convention, département de Paris, 1792 © Paris Musées Collections
Verso d'une carte d'électeur pour la Convention, département de Paris, 1792 © Paris Musées Collections
Carte de citoyen actif établie par la section parisienne du Luxembourg pour
Carte de citoyen actif établie par la section parisienne du Luxembourg pour "M. Le Roy", le 1er juillet 1790. © L'histoire par l'image

En 1848, on passe du suffrage censitaire au suffrage universel. Dorénavant, on ne fait plus de distinction de classe sociale, de revenus ou d’éducation, c’est merveilleux on dirait un Walt Disney. D’ailleurs, comme dans les Disney (d’avant les années 2000), les femmes et quelques individus comme les indigènes d’Outre-mer sont considérés comme inférieurs (non pas ouvertement mais dans les faits) pour des raisons très floues et contradictoires (dans les faits et non pas ouvertement).

Peu importe finalement : ces personnes étant majoritairement exclues du système éducatif, on table sur le fait qu’elles ne réaliseront pas ce qu’il se passe. On se gausse bien de même imaginer qu’elles puissent penser !

Pour marquer le coup, les listes alphabétiques des citoyens sont refondues et on engage une production de masse de cartes individuelles d’électeurs. Pour la première fois, un objet représente symboliquement le corps électoral bien que son uniformisation matérielle ne soit pas encore d’actualité.

Cette d'électeur de la ville d'Orléans en 1910. © Archives municipales d'Orléans

La standardisation des informations présentes sur la carte d’électeur fut instaurée tardivement. La loi du 10 mars 1924 précisait que les cartes devaient être distribuées directement au domicile des électeurs par le maire. Les informations obligatoires sur cette carte furent fixées par une circulaire du 6 avril 1932 : « le nom de l’électeur mais aussi ses prénoms, profession, résidence ou domicile, avec indication de la rue et du numéro partout où il existe. »

Cette manière de procéder était déjà monnaie courante, au moins dans les villes, mais devenant bientôt une obligation légale, on veilla à son application dans toutes les communes.

Avant la loi du 13 novembre 1936, les municipalités étaient libres de choisir la forme et la couleur des cartes ainsi que l’imprimeur chargé de l’opération. Après cette date, la production sera prise en charge par l’État. Cette uniformisation visuelle parfaite participait et participe toujours au principe d’égalité des citoyens. Égalité encore toute relative puisque les femmes n’obtenaient finalement le droit de vote qu’en 1944.

Carte d'électeur dans le département de l'Allier en 1830 © Archives d’Orléans
Carte d'électeur dans le département de l'Allier en 1830 © Archives d’Orléans

Une fragile liberté

La carte d’électeur est toujours un support de revendication, un objet d’expression spécifique. Son utilisation ou pas, sa destruction parfois, relèvent dans tous les cas d’un attachement aux valeurs démocratiques qui ont permis à cette carte d’exister.

C’est un marqueur identitaire fort d’autant plus que son histoire révèle un difficile parcours menant de la discrimination vers l’égalité parfaite des voix de l’ensemble des citoyens. Une égalité fragile qu’il est toujours d’actualité de protéger en la faisant vivre…

  • CAVENG R., « Olivier Christin, Vox populi. Une histoire du vote avant le suffrage universel», Lectures, Les comptes rendus, 2014
  • GARRIGOU A., Une institution ancrée dans le présent, Le suffrage universel, « invention » française, Le Monde Diplomatique, avril 1998, p.22
  • HÉRIN, J-L. « Les exclus du droit de vote », Pouvoirs, vol. 120, no. 1, 2007, pp. 95-107.
  • IHL O., L’urne électorale. Formes et usages d’une technique de vote. In: Revue française de science politique, 43e année, n°1, 1993. pp. 30-60
  • MOURRE M., Le petit Mourre, dictionnaire de l’Histoire, Bordas, Paris, 2003
  • OFFERLÉ M., L’électeur et ses papiers. Enquête sur les cartes et les listes électorales (1848-1939). In: Genèses, 13, 1993. L’identification, sous la direction de Peter Schöttler. pp. 29-53.