Cette large bande d’étoffe subi aujourd’hui une maltraitance d'une violence inouïe : des matières synthétiques aux motifs dauphins, absolument rien ne lui est épargné. Afin que le paréo retrouve un peu de son antique superbe, voici une modeste réhabilitation de ce tissu originellement aussi sacré que précieux.

Les paréos polynésiens et le déhanché de James Cook

En Polynésie, le climat très favorable permet une économie de vêtement non négligeable, économie bienvenue lorsque les matières premières nécessaires à la fabrication de textile (laine, chanvre ou soie par exemple) sont rares. Il est ainsi notoirement connu que les moutons ne furent jamais à leur aise sous les tropiques.

Une large bande d’étoffe non tissée enroula pendant longtemps les tailles des hommes et des femmes de ces contrées insulaires, de façon si répandue qu’elle en devint commune. Nommée Ka’ aux Îles Marquises, cette étoffe désignée par le terme de pāreu dans les Îles de la Société laisse subodorer l’étymologie de notre paréo moderne.

Épargné encore des ravages polymériques, le pāreu se taillait dans le liber (la partie intérieure de l’écorce) du mûrier à papier et surtout dans celui du banian, un arbre dont la sacralité était unanimement reconnue partout en Polynésie.

Une fois ce liber détaché de son écorce puis longuement travaillé, il devenait tapa, une étoffe non tissée aussi répandue que pieusement respectée dans toutes les îles polynésiennes.

Vêtement polynésien en tapa. Des fouilles ont révélé l'ancienneté de l'usage du tapa en mettant au jour des battoirs en bois nécessaires à sa fabrication et datés entre les IXe et XIIIe siècles.
Vêtement polynésien en tapa. Des fouilles ont révélé l'ancienneté de l'usage du tapa en mettant au jour des battoirs en bois nécessaires à sa fabrication et datés entre les IXe et XIIIe siècles.

Cette vidéo suit le processus de confection du tapa, depuis le retrait du liber jusqu’à sa teinture ainsi que les multiples occasions au cours desquelles ce tissu traditionnel peut-être porté ou utilisé.

Tissu emblématique polynésien, le tapa accompagne chacun des insulaires du berceau au tombeau. Tous les tapas ne sont pourtant pas égaux. De la même manière que tous les draps ne sont pas des saints suaires, les tapa ne sont pas tous sacrés. Et, lorsqu’un tapa doit être empreint de sacralité, on la lui attribue en usant d’un procédé simple et inhérent à la culture polynésienne : un objet pouvait capturer un processus de prière et devenir ainsi un objet de prière objectivée, c’est-à-dire une prière existant hors de l’esprit, sous forme matérielle.

Tapa funéraire Nakanai, XIXe siècle Nouvelle-Bretagne ©Welcome-Haiti.com

En matérialisant une connaissance intangible, le tapa devint naturellement nécessaire aux rituels polynésiens. Comme le décrit joliment Fanny Wonu Veys, anthropologue anglaise, il s’agit d’« un emballage ordinaire du sacré ». Par ce caractère religieux, le tapa est à la fois l’objet protecteur et l’objet support d’accueil du divin. Son usage laisse d’ailleurs percevoir cette double spécificité.

Dans les sociétés polynésiennes, enrouler / emballer quelque chose ou quelqu’un dans du tapa consacre assurément l’objet ou la personne placée à l’intérieur ainsi emmailloté. James Cook (1728 – 1779) en fit la curieuse expérience lors de son séjour à Hawaï, à Kealakekua, où il fut enveloppé dans du tapa, comme il s’était auparavant fait empaqueté à Kaua’i et Waimea. Rompu à cet exercice, l’explorateur maîtrisait sans doute parfaitement le déroulé rituel mais il y a fort à parier qu’une certaine crainte de finir en rouleau de printemps dut l’effleurer à l’aube du premier emballage sacré.

La mauvaise foi américaine ne se heurtant qu’au rôle de leader des USA dans la production lucrative de films pornographiques, la pudibonde plateforme Youtube considère les danses traditionnelles polynésiennes comme le spectacle honteux d’une sexualité débridée et limite donc l’accès à la vidéo ci-dessous. Je t’encourage bien entendu à visionner cette danse superbe pour rire à gorge déployée d’un puritanisme qui, s’il ne me brisait pas les noix comme le dit l’adage, serait presque attendrissant de bêtise.

Être enveloppé dans du tapa relevait d’une forme d’idolâtrie ; le tapa fait le sacré et non l’inverse. Nuance de taille. Emballer un objet ou envelopper une personne c’est dissimuler aux yeux du monde un trésor que l’on ne dévoile qu’en temps voulu. C’est un des principes fondamentaux de toute religion qui se respecte. Le sacré est invisible mais peut s’incarner dans une forme matérielle. Dans les sociétés polynésiennes, si un tapa protège le sacré du regard, alors il est tout aussi sacré que ce qu’il cache ; mais ce n’est pas ce qu’il cache qui fait sa sacralité, car le tapa est une forme matérielle de la prière.

Circa 1890, îles Samoa ©Museum Of New Zealand

Or, ce n’est pas un hasard si le mot tapa est très proche du mot tapu, concept fondamental de la pensée religieuse polynésienne et non moins proche d’un mot que tu connais bien pour l’utiliser toujours aujourd’hui.

Le tapu est un concept de l’interdit lié au sacré : tu ne touches pas un objet ou une personne tapu à moins de l’être toi-même ; de la même manière tu n’approches pas d’un lieu tapu. C’est comme ça, tu n’as pas le droit. Parfois même on ne peut mentionner à l’oral ou à l’écrit un objet ou une personne tapu. Ce mot tapu donna ainsi naissance à notre mot « tabou » incarnant maladroitement ce concept polynésien aussi riche qu’il est hardu.

Le paréo ou le sacré à la plage

Je te sais fervent lecteur de ce blog, une preuve supplémentaire du goût exquis qui te caractérise. Or tu n’ignores pas l’importance des mots, de ce qu’ils signifient et de la manière dont ils se sont construits. Raison pour laquelle l’étymologie n’est pas faite pour les truites.

Les termes tapa et tapu ne dérogent ni à cette règle ni à l’œil vigilant et le rond de cuir poli des érudits et chercheurs en linguistique. Ces derniers ont proposé avec force d’argument une origine proto-austronésienne aux langues polynésiennes. En clair, et très succinctement, cela signifie que ces langues ont été fortement influencées de près ou de loin par le sanskrit.

Ton esprit aiguisé n’a pas manqué de remarquer la racine tap- communes à tapa et tapu. Or si les langues qui les emploient sont imprégnées de sanskrit, il est riche d’enseignements de constater qu’en sanskrit justement, la racine tap- évoque la chaleur d’une lumière. Aucun terme précis ne peut précisément définir tout ce que cette racine englobe. Peut-être pouvons-nous le rapprocher du terme « incandescent » pour transcrire à la fois cette qualité d’émettre de la lumière et une certaine forme de chaleur liée au feu, les deux idées infusant dans ce tap- énigmatique. Le champ lexical qui englobe cette racine sanskrite renvoie également au rituel, au sacré, à la chaleur et à l’activité cosmique.

Or le mot tapu caractérise le sacré alors que le tapa insuffle la sacralité à un objet ou une personne en l’enveloppant. Si le tapa fait le tapu alors c’est que le caractère sacré de cette étoffe végétale est au moins aussi puissant que ce qu’englobe la racine sanskrite tap-.

Tapa des îles Marquises, XXe siècle ©Welcome-Haiti.com

Un mythe commun à toute la Polynésie explique cela très bien. Il y a bien longtemps, le soleil était aussi fainéant qu’un fonctionnaire en vacances et prenait pour favoriser son repos toute sortes de décisions sans prendre soin d’en envisager les conséquences. C’est ainsi qu’il décida subitement d’accélérer sa course, une manière de bâcler sa tâche pour savourer les bénéfices d’un temps de repos allongé.

Soudainement, les journées se raccourcirent si bien qu’aucune plante ne pouvait plus pousser sainement. Les ressources naturelles s’épuisèrent alors rapidement menaçant la survie même des hommes. Un héros du cru à l’hybris solide s’enticha de remettre le soleil à sa place, dans sa course naturelle. Pour cela, il entreprit de fabriquer un immense filet fait de longues lanières de tapa et d’un cheveu de la divine Hina (n’oublie pas la divine, je t’en parle après). Lorsque le filet fut fin prêt, notre héros attendit l’arrivée du soleil puis le captura à l’aide du filet aussi facilement qu’un pêcheur plongerait une épuisette dans un aquarium. De cette manière, l’homme freina l’astre et permit de définir le rythme traditionnel des journées et des saisons.

Le tapa fut donc l’instrument capable de réguler la vie sur terre, comme si la racine même du mot avait été capable d’insuffler une redoutable efficacité à ce matériau sans tenir compte de sa véritable nature végétale. Pourtant, sans l’aide du cheveu de la déesse Hina, le filet n’aurait pas résisté un seul instant à la puissante chaleur du soleil. Si l’histoire est belle, les ingrates lois de la physiques n’épargnent pas la faisabilité de l’entreprise héroïque. L’écorce séchée confrontée au feu voit sa durée de vie réduite à peau de chagrin. C’est pourtant bien elle qui remporte la partie dans ce mythe. Comme s’il suffisait que le tapa soit aidé d’un cheveu d’Hina et assuré de sa glorieuse étymologie pour se voir conférer une puissance égale à celle du soleil.

Tapa non décoré, Tahiti, XIXe siècle ©Museum Of New Zealand

Qui est Hina ? Quels sont ses réseaux ? Hina est une déesse, une atua, ce terme désignant les nombreux dieux, esprits et ancêtres participant de la vie cultuelle et culturelle polynésienne. Le père de tous les atua est Taaroa, Hina est l’une de ses filles et réside sur la lune. À travers toute la Polynésie, elle est la déesse la plus reconnue ainsi que celle en lien étroit avec le tapa, comme le rapporte un mythe commun à toutes les îles :

Un jour qu’Hina était dans le banian, elle brisa, avec son pied, une branche qui tomba dans l’espace et finit par atterrir à Opoa (Raiatea) où elle prit racine ; ce fut le premier arbre de cette espèce dans le monde. C’est un arbre magnifique dont le tronc s’évase en forme de table et qui est si large que depuis des temps immémoriaux, les gens ont l’habitude d’y placer leurs nattes pour y converser et s’y reposer.

Hina tissait le tapa des dieux dans son banian lunaire. En faisant tomber à terre une branche de l’arbre, elle permit aux femmes ordinaires de produire elles aussi du tapa. Le lien « matériel » entre la lune et le monde humain s’explique probablement par le fait la meilleure période pour couper l’écorce du banian destinée à la confection du tapa correspond aux périodes de pleine lune. Cet art qui devint presque exclusivement l’apanage des femmes délégua alors à celles qui font les étoffes tapa le soin de « faire » le sacré tapu.

Ajoutons à ce mythe poétique un détail linguistique intéressant. Le banian dans les langues polynésiennes est régulièrement désigné par ‘ōrā, un mot homophone du mot polynésien ora, la vie. Il est ainsi très possible que les femmes fabriquant le tapa à partir du banian (‘ōrā) soient une métaphore de leur capacité à créer la vie (ora). En créant le tapa elles créent le sacré de la même manière qu’elles créent la vie, liant ainsi intrinsèquement la vie et le sacré. Le tapa fait de banian (‘ōrā) sacralise (tapu) la vie (ora). Le tapa apparait ainsi comme la matérialisation unissant la vie (ora) et le sacré (ainsi que de la vie qui fait le sacré pourrait-on ajouter).

Si le cheveu d’Hina est l’élément indispensable pour que le tapa permette au héros d’instaurer un rythme naturel favorisant la vie, c’est que sans ce cheveu, le tapa du héros reste l’œuvre d’un homme incapable de donner la vie. Ce lien entre Hina et le tapa est le seul capable de lier l’arbre à la vie, condition sans laquelle le héros ne peut pas instaurer le rythme des saisons propice à la vie.

Le tapa et la lune sont aussi bien liés par des observations naturelles que par des mythes. Leurs capacités à favoriser la vie (mythe du soleil), à la protéger (le tapa demeura longtemps le vêtement quotidien le plus répandu à tous les âges de la vie) et à la sacraliser (le tapa fait le tapu) sont donc naturellement mises en relation avec les femmes seules capables d’enfanter, de donner la vie.

Tapa circa 1917, îles Samoa ©Museum Of New Zealand

Le paréo que tu arbores cet été, aussi beau soit-il, n’est donc qu’un médiocre ersatz de ces pāreu polynésiens tout faits de tapa. Une des raisons pour laquelle ton potentiel de sacralité a depuis bien longtemps atteint son niveau le plus bas. Aussi pugnace sois-tu, ton paréo synthétique imprimé d’un coucher de soleil n’a absolument aucune chance de convaincre qui que ce soit de ton potentiel tapu. Renonce plutôt à cet accessoire criard à moins d’en acquérir un unique et original, fruit d’un savoir-faire et d’une culture qui, n’en déplaise à Youtube, compte aujourd’hui moins de tabous que par chez nous.

  • CHAUNCEY J. BLAIR, Heat in the Rig Veda and Atharva Veda. A start at the « taproot project », American Oriental Series, vol.45, Voir Periodical Service Companypour les demandes de publications.
  • Collectif, De l’écorce à l’étoffe, Art millénaire d’Océanie, SOMOGY Éditions d’art, 2017
  • CRAIG R.D., Handbook of Polynesian Mythology, ABC – CLIO, 2004
  • PICARD J-L., La construction identitaire dans la littérature contemporaine de Polynésie française, Thèse soutenue le 9 juin 2008 pour l’obtention du Doctorat en langue et littérature françaises, Université Paul Verlaine, Metz
  • TCHERKÉZOFF S., Mauss à Samoa: Le holisme sociologique et l’esprit du don polynésien, Pacific-Credo Publications, 2018
  • TOULLELAN P-Y., Missionnaires Au Quotidien a Tahiti: Les Picpuciens En Polynesie Au XIXe Siècle, Brill, 1995