Une œuvre éphémère peut-elle être objet d’art ? Tout dépend sans doute de la définition que l’on donne de l’art. L’art des jardins ne connaît pas de détracteur. Alors, peut-être faut-il préférer la question du temps et de l’éphémère dans l’art des jardins. Histoire de l’horloge florale de Carl Linné, aussi fugace que ce qu’elle envisagea de quantifier.
Carl Linnæus (1707 - 1778) ou celui qui prophétisait la mort des horlogers
Je crains hélas qu’il ne faille présenter Carl. Ce remarquable naturaliste suédois offrit à la littérature botanique non seulement sa nomenclature binominale mais ne manqua pas non plus d’aiguiser l’attrait de son invention par quelques dénominations suggestives que eut fait rougir la morale si elles ne s’étaient pas dissimulées sous une latine pudeur. Guidé toute sa vie par la rigueur scientifique et l’humour grivois, Carl Linné était naturellement respecté de ses pairs pour ses découvertes scientifiques et son travail acharné de nomenclature, mais sans doute aussi comme le joyeux luron jamais à court de gauloiseries botaniques. Sacré Carl.
Après de brillantes études à l’université d’Uppsala et des voyages qui le mènent de la Laponie à l’Angleterre, le voici de retour en 1751 en Suède où il obtient la chaire de médecine puis de botanique de l’université dans laquelle il a étudié. L’éminent professeur et sa famille sont confortablement logés dans l’aile professorale tandis que lui est confiée la responsabilité du jardin botanique de l’université. L’indispensable jardin permet aux étudiants d’appréhender les plantes et leurs vertus médicinales et à Linné d’étudier l’évolution des végétaux, au fil du temps et des saisons.
Ses voyages et ses rencontres à l’étranger lui ont assuré une solide connaissance des plantes, de Suède et d’ailleurs, si bien qu’un curieux phénomène n’a pas échappé à sa sagacité. À force de folâtrer dans la nature sous une large variété de latitudes, Carl Linné, redevable à ses contemporains de vivre d’une si légère activité, confie avoir constater que les fleurs de nombreuses plantes s’ouvrent et se ferment à des moments particuliers de la journée et propres à chaque espèce végétale. Cette observation qu’il partage en 1751 dans son Philosophica Botanica fait germer dans l’esprit fertile du botaniste une idée dont il pressent les fatales conséquences pour un corps de métier contre lequel il semble pourtant ne pas avoir de ressentiment particulier, sans pour autant éprouver suffisamment d’affinités avec cette profession pour l’épargner d’une infortune aussi géniale qu’inévitable. Carl Linné suppose que l’organisation rationnelle d’un parterre de plantes soigneusement sélectionnées suivant l’heure à laquelle leurs fleurs s’ouvrent permettrait la création de l’Horlogium Florae, fléau des horlogers et apothéose des jardiniers.
Or, parmi ces espèces végétales, toutes ne se prêtent pas à l’horloge florale. Carl Linnæus distingue dans son ouvrage trois groupes de plantes dont les fleurs s’épanouissent différemment et dont seule une catégorie est propre à son projet révolutionnaire :
Les meteorici
Or, parmi ces espèces végétales, toutes ne se prêtent pas à l’horloge florale. Carl Linnæus distingue dans son ouvrage trois groupes de plantes dont les fleurs s’épanouissent différemment et dont seule une catégorie est propre à son projet révolutionnaire :
Les fleurs de ce groupe réagissent aux conditions météorologiques et/ou à l’état de l’air. Elles s’ouvrent lorsque les conditions sont favorables et se referment si le temps devient menaçant. Ainsi, le souci pluvial (Calendula arvensis) ou les fleurs de liseron (plus largement, la famille des Convolvulaceae) craignent l’humidité et les averses et se ferment sitôt que la pluie s’approche. Ce qui ne semble pas être le cas de la cristalline fleur squelette (Diphylleia grayi) qui – si elle n’appartient pas au groupe des meteorici – présente la caractéristique de devenir translucide sous la pluie.
Elle n’a rien à voir avec l’horloge de Linné, mais elle est tellement belle qu’il me fallait l’évoquer. Un exemple plus parlant du groupe des meteorici est la carline acaule, bien connue dans les régions montagneuses.
La carline acaule (Carlina acaulis), sorte de chardon d’une adorable bizarrerie est communément appelée « baromètre du berger » dans les Alpes ou les Pyrénées. Si l’inflorescence de la carline se referme, assurément, la pluie approche. Néanmoins, cette sensibilité la rend inapte à peupler l’horloge florale de Carl Linné.
Planche illustrant la carline acaule dans l’ouvrage du Prof. Dr. Otto Wilhelm Thomé Flora von Deutschland, Österreich und der Schweiz 1885, Gera, Allemagne
Ce mécanisme végétal nommé nyctinastie répond à la variation entre le jour et la nuit ou aux variations météorologiques. Il permet à la plante de protéger ses organes reproducteurs pour la pollinisation. Trop aléatoire, le groupe des meteorici ne convient pas au projet de Linné.
Les tropici
Ce groupe de fleurs est très attentif à la longueur journalière de la lumière et les pétales s’ouvrent autant de temps que la journée dure. Ce mécanisme baptisé photonastie ne doit pas être confondu avec l’héliotropisme – qui caractérise une fleur capable de suivre la course du soleil – ou la thermonastie qui fait réagir les fleurs à la température ambiante. La gentiane (famille des Gentianaceae) par exemple, intègre le groupe des tropici mais pas celui des plantes sélectionnées par Linné pour son horloge. Après un suspense insoutenable, voici le dernier groupe pressenti capable de transformer la Suisse en un vallon pittoresque seulement connu pour le yodel et le chocolat.
Les aequinoctales
Les fleurs de ce groupe sont les seules à s’ouvrir et à se fermer à heures fixes, indépendamment des conditions météorologiques, de la durée du jour ou de la course du soleil. Grâce à elles, Carl Linné pose les principes de son Horlogium Florae composée, entre autres, de salsifis des prés (Tragopogon pratensis), de belle-de-jour (Convolvulus tricolor), de l’épervière en ombrelle (Hieracium umbellatum), du souci officinal (Calendula officinalis) ou encore de lis jaune (Hemerocallis lilioasphodelus).Pourtant, rien ne semble indiquer que Linné entreprit véritablement de planter son projet. Quelques décennies après sa mort en 1778, l’horloge florale attisa l’ambition de nombre de jardiniers européens, anglais en particulier, qui s’échinèrent à mettre en œuvre ce que le génie suédois avait avancé.
Principes du fonctionnement circadien
Suivant son hypothèse, Linné suggère que la redoutable précision végétale balaierait d’un revers de la feuille des siècles d’efforts et d’expérimentations mécaniques en matière de quantification et de mesure du temps. Mais est-ce si certain ? La caractéristique des aequinoctales tient à ce que l’on nomme aujourd’hui le rythme circadien, un mécanisme biologique dont la durée cyclique est d’environ 24 heures. Déjà en 1729, le Français chauvin avait de quoi porter beau puisque Jean-Jacques Dortous de Mairan (1678 – 1771) avait démontré l’existence endogène de ce rythme grâce à plusieurs expériences sur la sensitive.
Fierté est de mise à condition de passer sous silence l’interprétation qu’en fit le fameux et par trop oublié mathématicien et scientifique qui crut reconnaître la capacité de « la sensitive [à sentir] donc le soleil sans le voir en aucune manière ». Affirmation avancée après avoir déplacé la plante dans une pièce sans lumière et constaté qu’elle continuait à obéir à un cycle de 24h, confirmant sans le savoir le caractère endogène du rythme circadien.
Or si l’horloge circadienne existe bel et bien, si le Suédois s’en était aperçu aussi bien que le Français, Carl Linné n’imaginait pas – en tous cas, pas lors de la rédaction de son Philosophica Botanica – que les mécanismes biologiques puissent être aussi plein de complications que ceux des horloges mécaniques. Il doit pourtant être tout excusé, considérant que les outils capables de révéler une infime partie de ces complications ne sont inventés qu’au XXe siècle.
Linnæus n’avait pas tout à fait tort en émettant l’hypothèse de lire l’heure en observant la nature. Il aurait été néanmoins plus juste d’avancer que son horloge promettait d’estimer l’heure en observant la flore locale. Car dans une envolée enthousiaste propre à un XVIIIe siècle avide de connaissances universelles, Linné omit de considérer le changement de comportement, même infime, des plantes glanées dans différents écosystèmes suédois et plantées dans un jardin botanique universitaire, parfois bien éloigné de la terre originelle des fleurs qui devaient servir d’aiguilles.
Aujourd’hui, nous n’ignorons plus les influences multiples qui modifient le comportement des végétaux. La lumière et son intensité, la température, l’humidité et même les champs électriques sont autant de paramètres qui jouent sur le moment de la floraison et sur les rythmes circadiens qui commandent l’ouverture et la fermeture des fleurs.
Carl Linné s’essayait donc seulement à étayer sa compréhension du monde par l’observation rigoureuse et scientifique de la nature. Une activité qui était à la mode au XVIIIe siècle, à l’instar de l’entrepreneur intuitif au business modèle bienveillant et pauvre en gluten du XXIe siècle. Or au XVIIIe siècle, les Britanniques sont sans doute les plus avancés dans cet exercice consistant à ne rien négliger de l’observation de la nature et de ses phénomènes. Les Philosophical Transactions notamment, publient les résultats de toutes sortes de travaux des membres de la Royal Society dont ceux de Hans Sloane (1660 – 1753), Philip Miller (1691 – 1771) et Johann Jacob Dillenius (1684 – 1747), trois éminents scientifiques que Linné fréquente lors de son séjour à Londres.
L’air du temps est à la précision, à l’observation scientifique. Les navigateurs et explorateurs anglais sont ainsi chargés par la Royal Society de noter scrupuleusement un monceau d’informations sur tout ce qu’ils sont amenés à voir, goûter, sentir, entendre ou toucher ; nul doute qu’ils n’avaient que ça à faire. Ce qui explique probablement la présence quasi systématique de scientifiques à bord des navires. La compréhension de la nature par l’observation imprègne en tous cas si bien la société bourgeoise que Daniel Defoe ne donne rien de mieux à faire à son Robinson Crusoé que de cataloguer l’intégralité de la faune et de la flore de son île isolée plutôt que de se lamenter sur tous ces royalties dont le prive cette chienne de vie qui n’a encore inventé ni la télévision, ni Koh Lanta.
Sur l’île plus civilisée d’Albion, le jardin anglais n’a pas d’autres vocation que de reproduire la surprise de Robinson à chaque détour de massif ornemental, mais ici dans le cadre polissé et flegmatique de l’urbanisme anglais. Il ne s’agit pas seulement d’enrichir sa connaissance des différentes espèces de végétaux mais de savourer des paysages, des points de vue dont on peut apprécier les subtiles modulations selon l’heure, le mois ou la saison qui portent le promeneur dans les allées. In fine, il s’agit bien d’observer le temps s’écouler par le prisme de la nature. Or à la fin du XVIIIe et au XIXe siècle, la mesure du temps devient en Europe un enjeu capital. Au sens économique du terme.
Le temps de la nature et le temps du monde
Comme le rappelle le philosophe Marcel Conche, « il faut, tout d’abord, bien distinguer le temps de la nature du temps du monde ». Séparer physis de cosmos. Nous vivons dans le cosmos, rythmé par des phases cycliques de 24 heures environ et qui nous sont propres, comme ces phases peuvent être différemment particulières à une autre espèce vivante. Le temps physis est quant à lui insaisissable, il contient le ou les cosmos et se trouve donc plus proche de Aiôn (le concept du temps) que de Chronos (le temps linéaire) ou de Kairos (le moment opportun, dont on se saisit).
Dans ce cas, la mesure du temps ne peut être qu’artificielle et uniquement humaine. L’Histoire donc ne peut-être qu’humaine car la nature se moque bien du temps : elle est ce que l’Homme essaie de quantifier. Ainsi, je gagnerai du temps quantifiable en citant à ce moment opportun (Kairos donc, une chance que tu sois attentif) l’historien David Landes (1924 – 2013) :
Ce n’est pas l’horloge qui a provoqué un intérêt pour la mesure du temps ; c’est l’intérêt pour la mesure du temps qui a conduit à l’invention de l’horloge.
Si les horloges ne datent pas du XVIIIe siècle, si la clepsydre, le sablier et d’autres systèmes ingénieux marquent le temps depuis l’Antiquité, alors la tentative de Linné de réunir temps de la nature et temps quantifié découle probablement d’une période durant laquelle l’avancée fulgurante des connaissances à laisser envisager à l’Homme qu’il était à l’aube de maîtriser la nature, jusqu’au Temps lui-même. Ce contexte correspond sans surprise à celui des Lumières et, à la veille de la Révolution industrielle, l’Europe entrevoit déjà un bouleversement dans son rapport à la nature.
Il faut reconnaître la préséance de l’idée de l’Horlogium Florae à Athanasius Kircher (1602 - 1680). Bien que parfaitement frauduleuse, l’horloge florale inventée par le prêtre jésuite allemand est une métaphore assez juste de l’ensemble de ses travaux. Se penchant sur les grands questionnements de son temps, il proposa presque systématiquement des réponses tombant à côté. Ni tout à fait justes, ni tout à fait fausses, mais bien à côté. Prouesse remarquable.
L’horloge tournesol imaginée (et truquée) par Athanasius Kircher
L’obsession européenne pour le temps homogène
C’est le développement des mécanismes des horloges et des automates qui amorce au XVIIIe siècle en Europe le raffinement du temps dont la quantification se fait de plus en plus précise. Cette caractéristique dessine la conception d’un temps parfaitement homogène en ce qu’une journée peut-être divisée en heures, elles-mêmes divisibles en minutes, puis ces dernières en seconde, et ce, jusqu’à atteindre aujourd’hui des unités de mesures si inconcevables pour l’esprit humain qu’elles en deviennent absurdes et sûrement inutiles au quotidien, autant en ce qui concerne l’infiniment petit que l’infiniment grand.
Or, si c’est bien le Suédois Carl Linné qui émit l’idée de l’horloge florale ce n’est pas tout à fait un hasard. Un scientifique de culture asiatique par exemple – mais c’est valable pour beaucoup de cultures dont le nombre dépasse largement les cultures européennes – n’aurait pas eu cette idée. Non pas qu’il n’en ait pas les compétences mais parce que sa conception du temps est, à la même époque, très différente. L’appréhension du temps en Indonésie (dit jam karet, le temps élastique) par exemple témoigne encore de cette différence étonnante. Les Indonésiens modèlent le temps à leurs impératifs particuliers (de sorte qu’il est impoli d’exiger à quelqu’un de se plier à un horaire de rendez-vous) tandis que les Européens ont toutes les peines du monde à se plier au carcan solide d’une horloge qu’ils ont eux-mêmes créée. Dominique Janicaud (in Le temps de la nature et la mesure du temps, voir bibliographie) résume la situation ainsi :
Le plus surprenant n’est donc pas que l’humanité ait – si longtemps et sous toutes les latitudes – ignoré notre temps homogène ; ce qui est difficile à comprendre, et capital de préciser, c’est l’inverse : qu’une idée aussi peu naturelle que celle de ce temps homogène ait pu finalement s’imposer avec la puissance irrésistible que nous lui connaissons. […] Elle [l’Europe] a été la seule à dégager un intérêt pour la fonction temporelle comme telle, en son abstraction, et à concentrer ses efforts pour faire converger cet intérêt avec un perfectionnement patient des instruments de mesure du temps.
Or quoi de mieux que l’horloge florale de Linné qui par son caractère éphémère et naturel entend s’emparer du temps de la Nature pour finalement échouer lamentablement à le faire plier au temps du monde ? L’hybris dans toute sa splendeur.
Alors que le jardinier observe le temps de la Nature par la récurrence d’évènements cycliques (les saisons, les récoltes, les floraisons), Carl Linné voit en ces évènements cycliques et naturels un moyen de quantifier le temps linéaire et artificiel. Il faut bien reconnaître que l’entreprise est séduisante.
Conciliation du temps naturel et du temps mécanique
Comme le fait remarquer Dominique Janicaud, la frontière entre le mesurable et l’incommensurable se niche dans nos actes, dans ce qui advient et ce qui fait évènement. Marquer le temps par un évènement, quel qu’il soit (l’assassinat de César ou la fin de cuisson des œufs mollets) est une manière de briser l’incommensurabilité du temps physis sans épuiser le temps cosmos. L’évènement ne bouleverse pas l’incommensurabilité du temps, il induit seulement un marqueur à partir duquel rapporter le temps cosmos. L’évènement est un référent qui ne quantifie pas et, en cela, il n’est pas artificiel ; mais en tant que référent, il permet à la mesure artificielle d’advenir.
Lorsqu’au XIXe siècle la machine entre dans la vie quotidienne, sa scansion régulière, répétitive et quasi permanente marque une rupture avec la Nature. Que la machine soit outil, montre ou horloge, elle dérobe une part de sa permanence et de son aspect cyclique à la Nature. Rapidement, on se fie moins au rythme de la Nature qu’à celui scandé par celui de la machine. La montre devient l’emblème de cette révolution. En 1827, le rédacteur du Dictionnaire technologique écrit que « les montres sont vendues à si bas prix, que les plus pauvres ouvriers en sont quelques fois pourvus. » Pourtant à Paris en 1854, on témoigne encore des réveilleuses dont le titre même suffit à définir la fonction des femmes chargées de cette mission. Les deux temps s’entrechoquent mais on voit déjà l’un prendre le pas sur l’autre et croire, sincèrement, en sa victoire pourtant illusoire.
Comme le précise Marie-Agnès Dequidt (in Comment mesurer l’intériorisation du temps ? Voir la bibliographie), au début du XIXe siècle, l’heure vraie (celle indiquée par le soleil) rivalise encore avec l’heure moyenne (donnée par l’horlogerie, avec des heures toutes égales entre elles). « Pour compliquer le tout, l’heure officielle, celle des horloges publiques, reste pourtant l’heure solaire, et ce, jusqu’en 1816, date à laquelle le préfet de la Seine, Chabrol de Volvic introduit l’heure moyenne comme référence légale. »
Naturellement, cette opposition entre heure vraie et heure moyenne se pose partout en Europe et ses contraintes éveillent peut-être la nostalgie du temps de la Nature. L’horloge de Linné suscite ainsi l’engouement pugnace de nombre de jardiniers dont les succès seront on ne peut plus mitigés… Il leur vient alors l’idée de concilier l’avènement de l’ère du Temps et le souvenir d’un rythme seulement imposé par le cycle de 24 heures dont on observe la récurrence chez l’Humain mais aussi chez certaines plantes. Puisque l’horloge de Linné se révèle difficile – voire impossible – à mettre en place -surtout si l’on espère pouvoir en user comme d’une montre ordinaire – la mécanique va venir pallier ce défaut au tournant du XXe siècle.
Les horloges florales des parcs publics du XXe siècle
Révolution industrielle, grandes expositions et foires dédiées aux industries et aux arts se multiplient tout au long du XIXe siècle, avec comme point d’orgue marquant le mitan du siècle, la première Exposition Universelle organisée à Londres en 1851. Elle inaugure une course à l’innovation, à la surenchère technologique. Le Crystal Palace qui abrite l’évènement est entièrement fait de panneaux de verre montés sur une architecture métallique, une véritable prouesse pour l’époque. À l’intérieur, le visiteur y découvre même une fontaine de plusieurs mètres de haut, entièrement faite de cristal. Le phénomène ne fera que s’accélérer, initiant à chaque manifestation d’envergure le début d’une nouvelle hardiesse technologique. Le temps ne cesse d’être toujours plus finement quantifié et chaque gain de précision ne tarde pas à rimer avec profit. D’où l’idée de plus plus prégnante que le temps doit être bien employé, il ne doit pas être gâché.
Au Moyen-Âge, les livres d’heures engageaient déjà à ne pas rester oisif quand un moment d’inactivité pouvait être l’occasion de papoter avec le Créateur. Des guides du même ordre (mais davantage tournés vers le pragmatisme que le religieux) sont publiés au XIXe siècle à l’attention de la femme de bonne société et de ses enfants. Le temps devient la mesure en tout : la mesure de ce qu’on accomplit ou à l’inverse celle qui dénonce ouvertement celui qui glande plus que de raison. Au tournant du XXe siècle, l’heure est partout et nul n’en est exempt. Et pour ceux qui tenteraient d’y échapper en allant paresser au parc, John McHattie, surintendant des jardins de Princes Street à Edimbourg en Écosse compte bien y mettre un terme. Ce dernier espace encore trop régulé par le temps de la nature doit se plier au temps officiel. En 1903, après une longue étude et la coopération des horlogers Richie James & Sons Ldt, McHattie n’est pas peu fier de dévoiler la toute première horloge florale mécanique de l’Histoire.
Pour cette réalisation largement inspirée de Carl von Linné, l’astucieux surintendant a pallié le manque d’exactitude de l’idée originale en allant à contre-sens de la volonté initiale du Suédois d’éradiquer les horlogers. Il fit en effet installer un véritable mécanisme sous le parterre du parc. Afin que l’illusion soit parfaite, les aiguilles – normalement inutiles à l’Horlogium Florae – sont de longs bacs à fleurs en tôle creuse qui disparaissent sous les végétaux lorsque les plantes s’épanouissent. Encore aujourd’hui, l’horloge florale demeure une fierté du jardin de Princes Street (bien qu’on lui reproche d’avoir voler sa première place sur le podium historique à celle du Grand Hôtel du Châtelard, en Suisse).
L’horloge florale fut un tel succès qu’aucun parc public ou exposition universelle digne de ce nom ne put faire l’impasse sur ce dispositif aussi moderne que pimpant.
Horloge florale de Water Works Park à Détroit, USA
Les horloges florales traversèrent l’Atlantique avec succès et s’installèrent partout. Sur la colline de la Louisiana Purchase Exposition, à Water Works Park à Detroit, Michigan jusqu’à devenir gigantesque à Brentwood, Maryland, où l’horloge florale du cimetière de Fort Lincoln fut longtemps la plus grande du monde.
Loin de s’essouffler, le goût pour les horloges florales demeure jusqu’à nos jours bien que les smartphones anéantissent peu à peu le goût pour les cadrans analogiques. Michael Jackson en avait fait installer une gigantesque à l’avant de la façade de la gare de son ranch Neverland. Les aiguilles baroques autant que le nom du domaine m’évoquent le Lapin blanc dans Alice au Pays des Merveilles, léporidé maladivement angoissé par le temps qui passe, un point commun avec le roi de la pop. Mais peut-être n’y a-t-il aucun rapport.
Toujours est-il que le projet de Carl Linné, s’il s’avéra irréalisable, fut une source d’inspiration pour un nombre incalculable de jardiniers. Le contexte scientifique du siècle des Lumières dans lequel il évolua n’est pas étranger à cette volonté de rationaliser et de faire plier la Nature sous la force de l’esprit humain. Le but non avoué semble de mettre la Nature à la mesure de l’Homme, de faire entrer, coûte que coûte, le temps physis dans le temps cosmos ; une manière d’affirmer que sans l’Homme, le Temps n’est rien. Ce qui est d’une prétention aussi vile que l’aphorisme est vrai. Le Temps n’est rien qu’une construction humaine, ce qui est davantage dommageable pour nous que pour le Temps (qui s’en fout) et, aussi séduisante soit-elle, L’Horologium florae n’y aurait rien changé.
La distinction entre passé, présent et futur ne garde que la valeur d’une illusion, si tenace soit-elle.
Albert Einstein
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- CONCHE Marcel, Le temps de la nature. Propos recueillis par Alexandre Lacroix publié le 20 septembre 2012 pour Philosophie Magazine: https://www.philomag.com/articles/le-temps-de-la-nature
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- GRATTAN Kenneth, A brief history of telling time, publié le 16 mars 2016 dans The Conversation : https://theconversation.com/a-brief-history-of-telling-time-55408
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- ZUBIETA Chloé et HUTIN Stéphanie, Ce qui pousse les plantes à fleurir, publié le 4 juin 2020 dans The Conversation : https://theconversation.com/ce-qui-pousse-les-plantes-a-fleurir-138844
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