Sous ses airs inspirés, je devine que tu n’as pas cliqué sur cet article (seulement) par curiosité intellectuelle. Feignant un intérêt savant pour ces curiosités antiques, tu apprécieras sans doute de découvrir l’histoire floue des spintriae romaines, tessères érotiques que le commun - dont tu n’es pas - aime à considérer comme la monnaie interlope rémunérant bordels et prostituées.

Spintria antique. Ier siècle de notre ère © The Trustees of the British Museum

Juger de la sexualité d’une époque en ne considérant que les images qui nous sont parvenues laisse entrevoir la médiocre renommée qui attend la nôtre. On glosera dans quelques siècles sur les clichés retouchés et scintillants d’une faune dénudée qu’on imaginera moins victime du réchauffement climatique que parfaitement stupide, peuplant des réseaux sociaux faussement puritains et sournoisement libidineux. Juger des spintriae romaines à l’aune des fantasmes antiques déclinés dans la culture populaire revient à postuler que les gens posant à moitié nus à grand renfort de filtres pailletés sont en réalité tous des travailleurs du sexe usant des réseaux pour vanter les mérites de la marchandise que l’on peut « apprécier » et contacter très facilement via ces vitrines numériques. Évidemment ce n’est pas (toujours) le cas. 

L’iconographie aguicheuse des spintriae romaines ne doit donc pas émoustiller tes sens au point d’égarer ta réflexion. Car non contentes d’être très probablement l’inverse de ce qu’elles prétendent être à nos yeux – à savoir pornographiques – leur mystère n’est toujours pas résolu. En conséquence de quoi cet article ne fera aucune révélation fracassante. Il se proposera néanmoins de pallier cette déception par une illustration riche et explicite qui réjouira les enthousiastes de l’histoire du godemichet. Je les sais nombreux.

Spintriae et pornographie antique : de l’importance des décors

Commençons par définir l’objet en question. Une spintria (spintriae au pluriel) est une tessère (tessera, pas le sirop) dont on connaît un grand nombre d’exemplaires antiques en argile et en plomb. Les tessères fonctionnaient comme une monnaie d’échange, un jeton, une pièce de jeu ou une contremarque ; on pourrait aujourd’hui les comparer pour certaines aux jetons utilisés dans les casinos ou aux tickets d’entrée des théâtres. Chaque jeton possédait une valeur seulement reconnue dans un contexte précis. Parfois, les tessères étaient distribuées par l’État et permettaient d’obtenir des quantités de céréales (tesserae frumentariae leges) ou même des places pour assister aux jeux ou au théâtre. Il pouvait également s’agir de largesses publiques ou privées symboliquement échangées contre ces objets ou encore des signes d’appartenance (comme des pins), des cadeaux ou des attentions offerts aux invités par leurs hôtes lors d’évènements festifs. Les tessères sont un vaste sujet cher aux numismates et, pour ce qui concerne les spintriae, cette simple définition suffit à poser les bases. 

Ces tessères prennent donc régulièrement la forme de jetons monétiformes de petite taille (20 mm de diamètre en moyenne). Les tessères spintriennes ou spintriae sont une variante de ce large ensemble. Elles s’en distinguent néanmoins par quelques particularités. La première n’étant pas qu’elles montrent des couples moins préoccupés par la politique extérieure de l’Empire romain que par l’étude empirique de la biologie humaine mais bien qu’elles sont frappées sur orichalque (du laiton), parfois sur bronze, alors que les tessères les plus ordinaires et les plus nombreuses sont en plomb. Deux exemplaires très rares conservés au British Museum font exception en étant en cuivre. Les spintriae sont émises sur une très courte durée, probablement durant les règnes d’Auguste (27 avant J.C. jusqu’à l’an 14 de notre ère) et de Tibère (14 – 37 de notre ère). Note enfin qu’aucune spintria n’a – pour le moment – été trouvée au cours des fouilles menées à Pompéi ou Herculanum. 

L’avers de ces singulières tessères présente des scènes érotiques hétérosexuelles (peut-être parfois homosexuelles ; le temps a souvent fait gagner en patine ce que nous perdons en détail) et au revers des chiffres romains s’étirant de I à XVI ou la légende A ou AVG (Auguste), le tout cerclé d’une corona triumphalis, dont tu feras toi-même la traduction. Tout cela ne relève pourtant pas de l’élan volontaire qui t’a mené ici. Rien ne fonctionne mieux sur internet que d’allumer le chaland en flattant son esprit primaire, tu mérites bien une récompense.

T’attardant sur les ébats des personnages, tu passes pourtant à côté de détails importants qui permettent d’étayer les différentes hypothèses concernant l’usage de ces tessères spintriennes. 

Spintria antique figurant une scène érotique ayant pour cadre un intérieur luxueux. Ier siècle de notre ère © The Trustees of the British Museum

Sur la plupart des spintriae, tu remarqueras, un fois l’œil rincé, le décor raffiné dans lequel s’ébattent les protagonistes. Mobilier luxueux et draperies sont quasiment partout, parfois des objets viennent enrichir ces intérieurs cossus. Quand le couple n’est pas sur un kline, un divan sur lequel on prenait son repas, on l’observe sur un lectus cubicularis, un lit dédié au repos et au sommeil. Dans les deux cas, les tourtereaux n’ont cure de la destination première des meubles. Pour l’observateur du XXIe siècle, il s’agit pourtant d’un intéressant indicateur social. Ce type de mobilier élégant, en bois tourné, témoigne d’une certaine aisance financière permettant de déduire le rang social élevé des protagonistes. Un petit tabouret permet de monter sur la couche souvent garnie d’une couverture. Au pied du lit, une cruche ou un gobelet permettent de se désaltérer et, régulièrement, un chandelier ou une lampe à huile – dont l’importance est notable, souvient-en – éclairent la scène.

Spintria antique. Ier siècle de notre ère © The Trustees of the British Museum

Pas moins de quinze scènes ont été recensées dans les recherches du numismate italien Alberto Campana sur les quelques centaines de spintriae aujourd’hui connues. Il s’agit à ce jour de l’étude la plus exhaustive menée sur les tessères spintriennes. Campana y distingue donc quinze groupes d’avers dont il existe quelques sous-types (sans mauvais jeu de mot). Sur l’avers de ces spintriae, on y voit l’expression de mœurs à faire se décrocher Jésus de sa croix. Les couples sont représentés dans différentes positions et, si la Venus pendula jouit d’une honnête célébrité, ces illustrations n’ont pourtant rien d’un athlétique Kāmasūtra indien. Mais l’antique Européen sait se satisfaire d’une certaine économie de moyens.

Position de la Venus pendula. Détail d'une fresque de Pompéi © ELECTA/LEEMAGE/AFP
Position de la Venus pendula. Détail d'une fresque de Pompéi © ELECTA/LEEMAGE/AFP
Spintria antique figurant une scène érotique ayant pour cadre un intérieur luxueux. Ier siècle de notre ère © The Trustees of the British Museum
Spintria antique figurant une scène érotique ayant pour cadre un intérieur luxueux. Ier siècle de notre ère © The Trustees of the British Museum

Les positions sont parfois courantes dans l’art romain et des scènes similaires décorent des lampes à huile, de la céramique ou des fresques. 

Spintria antique. Ier siècle de notre ère © The Trustees of the British Museum
Spintria antique. Ier siècle de notre ère © The Trustees of the British Museum

L'érection puritaine ou l'oxymore à la romaine

Cet éventail d’une quinzaine de possibilités laisse pourtant augurer que les Romains n’étaient pas les derniers à gloser sur les possibilités qu’offre la bagatelle. D’autant que partout dans Pompéi sont gravés des phallus (parfois ailés car la fantaisie a le goût de l’altitude). Encore une fois, ne te fie pas bêtement aux apparences comme tu le fais trop souvent (tu penses que je suis cultivée, alors qu’en réalité je recopie Wikipédia). Les Romains étaient aussi puritains qu’un militant médiéviste de la Manif pour tous ayant troqué ses sous-vêtements contre un cilice en fer rouillé. 

On pourrait arguer d’une incohérence entre les images et ce choix sociétal mais il n’en est rien. En exploitant les images érotiques et l’humour paillard, les Romains entendaient se protéger précisément de cette gangrène licencieuse. Car mettre du sexe partout renvoyait dans l’esprit du Romain ordinaire, non pas à Youporn qui n’existait pas encore (tu n’es décidément pas très malin), mais à Priape, un dieu en érection permanente associé à la fertilité (alors que sa difformité faisait précisément de lui un abstinent contraint et forcé) et, par extension, à la chance (la fertilité est source de richesse, elle-même liée à la chance – de rester en vie et de procréer notamment). Priape était l’un des dieux les plus populaires, un dieu porte-bonheur dont la figure pouvait être réduite à sa particularité physique : un phallus en érection, le fascinus. La proximité avec le terme fascinum (magie, charme) n’est pas anecdotique puisque la procréation est alors un mystère que le Romain ne s’explique pas. Croiser du regard ces images explicites déclenchait un rire gêné (ou pas), lequel permettait de mettre à distance ces scènes impudiques, de les écarter d’une possibilité réelle (comme Priape s’écarte de la possibilité de s’envoyer en l’air) pour n’en retenir que la vertu apotropaïque (l’essence même de Priape). Dans cette société, humour grivois, érotisme et grossièreté sont prophylactiques. 

Le rire gêné suscité par la vue de Priape ou de représentations de phallus en érection possède des vertus qui ne sont pas étrangères aux illustrations érotiques ornant les spintriae.

Priape en grande forme. Fresque pompéienne © Marielle Brie

Priape en grande forme. Fresque pompéienne © Marielle Brie

Il est alors parfaitement logique de retrouver des fresques érotiques dans les maisons nobles. D’abord parce que la commande d’une fresque nécessite d’avoir du blé mais surtout parce qu’elles permettent de garantir l’exemplarité des personnes qui y résident, pour la plupart représentantes de la vie politique et de la morale. Les scènes représentées sont parfois jugées déviantes, embarrassantes aux yeux des chastes et aimables Romains ; leur vue suscite le rire gêné, celui-là même qui invoque Priape : en riant de ces images, on se prémunit de ce qu’elles induisent ; on suscite la chance pour demeurer irréprochable (et chanceux d’être riche). Les soirées orgiaques gladiateurs et toges mouillées sont de fait un fantasme moderne qui aurait sans doute déplu au riche et pondéré citoyen romain.

Or, comme je l’ai précisé ci-devant, les scènes des spintriennes ont pour cadre un intérieur confortable et délicat. Elles ne sont donc pas le commun du pécore, un vulgaire bordel ou une masure décatie mais bien le cadre de vie de la haute société, exemplaire par devoir civique. À bien y regarder, certains groupes de spintriae mettent également en scène des accessoires auxquels, je suis peinée de le constater, tu n’as pas fait attention.

Dans le premier groupe identifié par Alberto Campana, l’homme tient dans sa main une sorte de perche ou de verge (pas celle-là, l’autre). Cet objet que l’on retrouve souvent entre les mains des licteurs porte le doux nom de festuca ou vindicta et fonctionne comme un attribut du pouvoir indiquant que le personnage en est le dépositaire.

Spintria du premier groupe distingué par Campana. L’homme tient dans sa main une vindicta. Ier siècle de notre ère © archaeometry.org
Spintria du premier groupe distingué par Campana. L’homme tient dans sa main une vindicta. Ier siècle de notre ère © archaeometry.org

Certainement, la scène est ici une satyre politique : en reconnaissant un personnage officiel engagé dans des relations pygocoles (ne me remercie pas), on se moque de son exemplarité toute relative, on esquisse le fameux rictus prophylactique, bref, on ne lésine pas sur la franche rigolade pour être le prochain gagnant du loto et amocher au passage les manières de ceux qui sont au pouvoir.

Sur plusieurs spintriae des groupes distingués par Campana, chandeliers et lampes sont des objets récurrents dont on aurait tort de sous-estimé l’importance. Car à l’époque romaine, la femme respectable, la matrone portant stola, respecte une conduite en tous points opposée à celle de l’instagrameuse contemporaine. Suivant la vertueuse exhortation de Plutarque (46 – 125 de notre ère), une honnête femme n’expose pas sa nudité à la lumière, de jour ou de nuit. Celles qui s’y adonnent sont des créatures dangereuses et dévoyées, se prélassant lascivement dans le stupre et les bordels des pires bouges antiques. Entretenir des rapports avec ce genre de faune aux mœurs dissolues n’est déjà pas bien joli mais la dame romaine s’y abandonnant est sans le moindre doute une redoutable pécheresse voluptueuse et turpide. Les tessères spintriennes mettant en scène cette débauche éhontée visent à la fois la faiblesse de l’homme de pouvoir qui aurait le malheur (et quel malheur) de succomber aux charmes des coïts éclairés aussi bien que les matrones immorales ne s’inquiétant pas de laisser voir ce qu’elles avaient sous la stola. Dans les deux cas, la situation est tordante pour le Romain ordinaire qui aime à se payer la tête de ses élites, de leur supériorité morale et de leur supposée vie exemplaire. Deux mille ans plus tard, la tradition perdure.

S’envoyer en l’air avec une matrone à stola : le fantasme badass romain.

Spintria antique portant au revers le nombre XV © The Trustees of the British Museum

Spintria antique portant au revers le nombre XV © The Trustees of the British Museum

Le groupe 14 de spintriae illustre une scène de fellation, pratique associée aux prostituées les moins recommandables, celles appartenant à la catégorie la plus basse avec tout ce que cela comporte de pauvreté et de manque d’hygiène. Mention spéciale pour les hommes libres s’y adonnant sur un collègue consentant de l’arène ou du forum qui sont dès lors coupables d’un crime. Car la règle inviolable veut que l’homme libre pénètre sans jamais être pénétré, l’inverse étant dégradant et honteux. Comme une gonzesse ou un esclave, le cauchemar. 

L’onanisme prend sa part sur les tessères du groupe n°12. La scène est très courante dans l’art romain mais on peut douter qu’elle encourage ici la pratique qui se veut ordinairement salutaire. Galien (129 – 201) la recommande aux hommes pour soulager leurs troubles, mais sûrement pas par pur plaisir. Idem pour les femmes, en particulier les « veuves, femmes dont les maris étaient absents, filles avant le mariage.» Ça leur évite d’aller voir ailleurs et de déshonorer leur respectable famille telle une bacchante revendicatrice exigeant la parité homme-femme. Au contraire, la masturbation à deux ne semble pas avoir de vocation médicale et c’est bien ce qu’on lui reproche. Encore une fois, la spintria se plait à montrer dans un intérieur élégant ce qu’on feint de ne pas voir au quotidien, suscitant le rictus prophylactique, écorchant et / ou vantant au passage l’exemplarité nécessaire des élites. 

Pile sur face : l'explication par le revers

Si les tessères spintriennes interrogent tant ceux qui les ont eues sous les yeux depuis que le dernier Romain capable d’expliquer leur utilité à passer l’arme à gauche, c’est aussi parce que les auteurs latins n’ont pas été très volubiles sur le sujet. C’est à la fois une constatation ennuyeuse autant qu’elle aguiche le chercheur désabusé ou l’amateur concupiscent. Le poète Martial (circa 40 – 104 de notre ère) a bien évoqué dans ses Épigrammes des lasciva nomismata lancées à la foule lors de quelque manifestation mais rien n’indique dans ce cas que lasciva soit imprégné de la même connotation que notre « lascif » contemporain. L’adjectif semble davantage indiquer la versatilité amenant les pièces à tomber à un endroit ou à un autre, sur une face ou sur une autre.

Puisque rien ne vient (pour le moment) établir avec certitude l’utilité de ces tessères, le champ laissé libre à l’interprétation a suscité tout au long des siècles passés des supputations très diverses, de la plus fade à la plus savoureuse. 

Spintria antique portant au revers le titre AVG © Research Gate

Le problème qui sous-tend l’investigation de l’usage des spintriae se concentre essentiellement sur le revers des pièces. Je ne doute pas que ton esprit crapuleux ait volontairement omis de s’intéresser à ce côté-ci des dites pièces. Pourtant, une grande partie du mystère y réside. 

Aucun lien significatif n’apparaît clairement entre les nombres, la mention A ou AVG du revers et la scène érotique de l’avers. Complexité supplémentaire : les mêmes nombres apparaissent régulièrement sur des tessères dont les avers sont ornés de portraits impériaux (ou bien des scènes mythologiques et des scènes de genre). Dans son étude, le numismate Theodore Vern Buttrey (1929 – 2018) est parvenu à tracer des liens de fabrication entre les différentes spintriae qu’il a étudié et les tessères frappées à l’avers des portraits impériaux (qu’il identifie comme étant ceux d’Auguste, Tibère et Livie). Les deux types de pièces seraient liés par la matrice du revers frappée de A ou AVG. L’étude de Buttrey engage ainsi vers l’hypothèse d’un atelier unique ayant produit ces pièces. Ce qui expliquerait – en partie – la rareté de ces jetons et, de fait, le peu de cas qu’en font les textes littéraires. 

Tessère frappée du portrait impérial de Tibère. Ier siècle de notre ère ©Trustees of the British Museum. 
Tessère frappée du portrait impérial de Tibère. Ier siècle de notre ère ©Trustees of the British Museum. 

Spintria : la monnaie qui n’était pas celle des bordels

Les envolées sulfureuses des spintriae et l’absence quasi-totale de sources littéraires émoussèrent la détermination chaste de plus d’un historien. À force d’avoir la loupe rivée sur des endroits de l’anatomie que la morale proscrit, le fantasme a parfois pris le pas sur la réflexion et certains postulèrent que les spintriae n’étaient rien moins que la monnaie d’échange pour les services d’une prostituée. Malheureusement, même en éludant le fait qu’aucune spintria n’a été retrouvée dans un contexte archéologique lié à une maison close et même en considérant qu’on ignore le contexte de découverte de la plupart des spintriae connues, cette hypothèse salée ne tient pas debout. D’abord parce que les scènes figurant sur les spintriae n’apparaissent pas seulement sur les tessères mais aussi dans des fresques, sur des céramiques et encore d’autres objets. À moins d’envisager de régler les services d’une prostituée avec des lampes à huile, l’hypothèse prend un coup. Par ailleurs, l’économiste Geoffrey Fishburn démonte point par point cette proposition en postulant l’existence d’une sous-économie seulement dédiée aux bordels et en étudiant ses méandres : comment acheter les jetons lorsque l’on est client, comment échanger ces jetons en monnaie lorsque l’on est prostituée ou proxénète ? De ce point de vue prosaïque, une monnaie uniquement dédiée au commerce du sexe ne fonctionne pas à cette période de l’Histoire. 

Sont-ce donc des tessères (presque) ordinaires, de celles que le pouvoir distribuait lors d’évènements particuliers et que l’on pouvait échanger contre de la nourriture ou de l’argent ? Les chiffres dans ce cas indiqueraient une quantité globalement limitée à XVI. Mais seize quoi ? Cette hypothèse pourrait expliquer la mention A ou AVG cernée d’une couronne triomphale et la proximité stylistique et matérielle de ces tessères avec celles portant le portrait d’un empereur. En alternant l’illustration de l’avers – des représentations osées ou des portraits impériaux – le pouvoir offrait ainsi au citoyen un objet sympathique que ce dernier choisissait en fonction de ses préférences personnelles (ce qui ne signifie pas nécessairement qu’il avait envie de se taper l’empereur). 

Dans ce cas, l’avers n’aurait aucun lien avec le revers. Mais serait-ce si étonnant ? Les tessères romaines en plomb permettaient bien de fédérer des clans, des groupes (professionnels par exemple) ou même le sentiment d’appartenance au peuple romain avec sa personnification le Genius Populi Romani. Les deux faces n’avaient pas besoin d’être liées du moment que le destinataire comprenait l’usage et le sens de la tessère. 

Pièce en argent figurant à l’avers le Genius Populi Romani. République romaine © The Trustees of the British Museum
Pièce en argent figurant à l’avers le Genius Populi Romani. République romaine © The Trustees of the British Museum

Puisqu’il semble que les spintriae incarnent tout ce dont les élites politiques souhaitaient se prémunir, il a été envisagé que ces jetons portent les caricatures critiques ou les ragots circulant à l’époque sur les grands noms publics. Le lien entre les tessères frappées d’une scène érotique et celles frappées d’un portrait impérial amènerait alors indirectement l’observateur à faire le lien entre les personnages engagés dans des distractions libertines sur les avers et les personnalités contemporaines du cercle impérial lors de la mise en circulation de ces pièces. L’hypothèse est d’autant plus affriolante que l’édition des spintriae ne va pas au-delà du règne de Tibère dont les frasques supposées à Capri firent scandale. Pourtant, peu importe l’époque, les membres de la famille impériale régnante étaient régulièrement taxés de débauchés et de pervers immoraux, les spintriae auraient pu en être une illustration railleuse mais dans ce cas, pourquoi si peu de temps ? Caligula succédant à Tibère, il y aurait eu suffisamment de matière pour produire une quantité si importante de spintriae qu’elles auraient permis – dans une dystopie savoureuse – de remplacer les boyards dégringolants de l’émission culte, réveillant le côté égrillard qui faisait son succès dans les années 90.

Spintria antique. Ier siècle de notre ère © The Trustees of the British Museum
Spintria antique. Ier siècle de notre ère © The Trustees of the British Museum

À moins que les spintriae ne soient finalement que des tessères de jeux distribuées lors de triomphes militaires. C’est ce que nous indiquerait la corona triumphalis très fréquente aux revers, qu’ils soient frappés d’un chiffre ou du titre AVG. Faute de mieux, l’hypothèse fait aujourd’hui consensus. 

Exceptées les spintriae, les tessères à numéros sont des découvertes rares. Ajoutons qu’une même matrice semble lier les spintriennes érotiques et non-érotique émises en orichalque, matériau dont je t’ai signalé l’originalité au début de l’article. L’orichalque aurait donné une préciosité aux jetons que le plomb ou l’argile ne permettaient pas tandis que le contraste frappant entre scènes érotiques et non-érotiques distinguaient assurément les jetons et donc les joueurs. Le goût romain prononcé pour les jeux a largement été étudié. Il en existait de nombreux et sans doute beaucoup nous échappent encore. Dans les milieux militaires de haut rang, il s’agissait d’une des activités ludiques les plus goûtées. Ajoutons enfin pour alimenter cette hypothèse que dans un lancé de jetons, le célèbre « coup de Vénus » représentait la combinaison la plus auspicieuse et offrait instantanément la victoire au joueur que le hasard favorisait. Cette combinaison réunissait sur quatre jetons différents les chiffres 1 – 3 – 4 et 6, chiffres qui sont compris dans l’écart des valeurs indiquées sur les spintriennes connues à ce jour. 

Fresque de scènes érotiques et de casiers numérotés de l’apodytorium des thermes suburbains de Pompéi © Archeology News Network
Fresque de scènes érotiques et de casiers numérotés de l’apodytorium des thermes suburbains de Pompéi © Archeology News Network

Reste que le seul lien attesté entre représentations érotiques et numérotation est apparu lors des fouilles de l’apodyterium (l’équivalent de nos vestiaires) des thermes suburbains de Pompéi. Dans cette pièce, huit scènes érotiques – hétérosexuelles pour la plupart – sont représentées et, en dessous de chacune d’elle, est peint un casier numéroté ; ces derniers mieux conservés que les scènes érotiques indiquent des nombres allant de I à XVI. 

Fresque de scènes érotiques et de casiers numérotés de l’apodytorium des thermes suburbains de Pompéi © Archeology News Network
Fresque de scènes érotiques et de casiers numérotés de l’apodytorium des thermes suburbains de Pompéi © Archeology News Network

Au contraire des luxueux thermes de Stabies, ceux-ci ne disposaient pas de niches en pierre mais d’étagères courant le long des murs sur lequel le Romain précautionneux déposait ses affaires personnelles dans une corbeille. L’étagère occupant trois des murs, le visiteur comptait donc logiquement 24 fresques aguicheuses dont on suppute naturellement qu’elles étaient toutes numérotées. Ce nombre est bien plus élevé que celui des groupes de spintriennes connus et il n’est pas inutile de préciser que cette numérotation ne se retrouve pas dans les fresques du bordel de la même cité. Probablement, ces scènes peintes dans l’apodyterium opéraient comme aide mémoire : casier VII « La partie fine enthousiaste », casier IV « La Vénus très pendula », etc. 

Scènes érotiques de l’apodytorium des thermes suburbains de Pompéi
Scènes érotiques de l’apodytorium des thermes suburbains de Pompéi

À nouveau, les scènes ont pour cadre un environnement confortable fait de lits luxueux, de couvertures colorées et de draperies élégantes. À nouveau, les scènes représentées vont à l’encontre des prescriptions de la morale romaine. Pour n’en citer qu’une, la scène du cunnilungus (casier IV) illustre dans l’esprit romain la soumission de l’homme à la femme, une idée nauséeuse pour notre poète Martial (Épigrammes IX) qui plaignait un serviteur forcé « de lécher » (lingere) sa patronne, occupation qui le faisait vomir tous les matins. Toutes ces joyeusetés sévèrement réprouvées par la morale sont la tâche des prostituées et des esclaves (considérés comme des objets sexuels dont on attend qu’ils soient obéissants) et viennent confirmer le caractère sulfureux des spintriae, ces tessères qui n’ont donc pas la prérogative des illustrations licencieuses. 

Dans le cadre de l’apodyterium, la représentation de ces sujets érotiques relève du ludique, du bien-être même puisque nous sommes dans les vestiaires de thermes pourvus de bains et palestre. Il s’agit sans doute d’un parallèle possible avec l’usage antique des spintriae. Qu’elles soient jetons d’échange ou de jeux – comme les dernières recherches tendent à le laisser penser – les choix érotiques des tessères spintriennes relèvent probablement d’une pratique auspicieuse indirectement liée à la fertilité (le fascinum priapique) et au bon fonctionnement du corps. Une chance qu’il est naturellement indispensable de favoriser et qui, au regard de notre civilisation post-Jésus, affleure sous des formes qui nous sont parfaitement étrangères et lourdement connotées. 

Jeton en bronze illustré d’une scène érotique (6 mm de diamètre). Copie tardive du IIe ou IIIe siècle de notre ère. Collection privée anglaise © J. Bagot Ancient Art
Jeton en bronze illustré d’une scène érotique (6 mm de diamètre). Copie tardive du IIe ou IIIe siècle de notre ère. Collection privée anglaise © J. Bagot Ancient Art
  • BUTTREY, T. V. “The ‘Spintriae’ as a Historical Source.” The Numismatic Chronicle (1966-), vol. 13, 1973, pp. 52–63.
  • CAMPANA Alberto, Tessere erotiche. In Convegno La Donna Romana, Atina, Mars 2009 
  • DUGGAN Eddie, Stranger Games: The Life and Times of the Spintriae. In Board Game Studies Journal. January 2017 
  • LE GUENNEC Marie-Adeline. De l’usage de jetons à motifs érotiques : les spintriae romaines. Bulletin de la Société Française de Numismatique, Société française de numismatique, 2017, Sensualité et sexualité en numismatique, 72 (10). 
  • RALITE, JEAN-CLAUDE RICHARD. “Une Tessère Érotique (Spintria) Découverte Dans Les Ateliers De Potiers De Sálleles (Aude) Près De Narbonne (France, Aude).” The Numismatic Chronicle (1966-), vol. 169, 2009, pp. 193–197.
  • VIRLOUVET Catherine. Plombs romains monétiformes et tessères frumentaires. A propos d'une confusion. In: Revue numismatique, 6e série - Tome 30, année 1988 pp. 120-148 
  • WOLFF, Étienne. Chapitre 3. Les thèmes des épigrammes In : Martial ou l'apogée de l'épigramme. Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2008 (généré le 16 mars 2021).
  • Podcast France Culture, Le Salon Noir : La Matrone et la Putain. Avec Cyril Dumas, conservateur du patrimoine, Musée d’Histoire et d’Archéologie des Baux de Provence. (https://www.franceculture.fr/emissions/le-salon-noir/la-matrone-et-la-putain)
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